Le nouveau philosémitisme européen

Texte brochuré par des copaines de Lyon sur la question palestinienne depuis le 7 octobre 2023.

Contact : sumud69@protonmail.com

Ce texte d’Yitzhak Laor permet de prendre du recul par rapport à la confusion présente, en ce qui concerne l ’invocation de l ’antisémitisme et de la Shoah par le discours hégémonique. Extrait d’un livre intitulé Le nouveau philosémitisme européen, paru en 2007 aux éditions La Fabrique, il montre les logiques par lesquelles l’Occident a opéré une sorte de capture et d’inversion quant à son rapport aux Juifs et à l’histoire du génocide.

 

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Le nouveau philosémitisme (livret)

 

Entre la mer et le mur

Texte brochuré par des copaines de Lyon sur la question palestinienne depuis le 7 octobre 2023.

Contact: sumud69@protonmail.com

Texte paru sur le site lundi.am le 30.10.2023 originellement publié en anglais sur le site Ill Will sous le titre “Between the see and the security fence”.

Ian Alan Paul
« On a pu dire que les massacres à Gaza
étaient indifférenciés. L’horreur véritable est
qu’ils ne le sont pas. Les dispositifs satellitaires
et cybernétiques d’Israël lui confèrent
une omniscience quasi-totale sur le détail des
chairs qu’il broie. Jamais la mort n’est aussi
renseignée que lorsqu’elle fond depuis les cieux
glacés de l’abstraction. »

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Entre la mer et le mur FINALE NOIR LECTUREcontact

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Entre la mer et le mur IMPRESSION NOIR

A quoi sommes-nous attaché.es?

Texte extrait du livre Portrait du colonialiste par Jérémie Piolat, republié aux éditions Libre en 2024. Extrait du chapitre 11 « Le petit fils des mineurs parlera-t-il la langue des maitres? »

Quatrième de couverture :

Ce court essai part du constat d’une disparition des pratiques culturelles populaires, notamment des chants et des danses dans le monde occidental, et plus particulièrement en France. En reprenant à son compte le titre du fameux livre d’Albert Memmi, Portrait du colonisé, Jérémie Piolat s’inscrit dans cette tradition intellectuelle critique de la colonisation et de son héritage. À travers une succession de récits à cheval entre la philosophie et l’anthropologie, Piolat dissèque les ravages contemporains de ladite colonisation comme de la figure de l’occidentalisé, cet « être tissé de manques », entravé par un passé mythifié. (Editions Libres)

 

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En Afrique du Sud, les danses des mouvements anti-apartheid exigeaient un véritable art collectif de la cohésion rythmique et mélodique. Elles entraient en résonance avec les techniques de l’esquive et du combat de rue. Leurs origines se perdent dans la nuit des temps, mais elles ont su s’adapter à des situations nouvelles comme les manifestations de rue. On peut aussi prendre comme exemple le blues des prisonniers noirs américains. On trouve des enregistrements datant des débuts du XXe siècle de forçats qui chantent en travaillant. On entend les coups portés sur les pierres. Cela rythme (mais, peut-être aussi, ralentit) le travail. Le rythme est lent. II laisse dans les vides place aux voix dont il est l’accompagnement. Les voix s’élèvent et rytment à leur tour les coups portés. Au début, elles sont un cri, un cri de douleur, d’homme foutu, un sort atroce et de manière interminable. Mais le rythme permet à ce cri de devenir un chant. Le chant va donner du plaisir dans la pire des situations : forçat dans un régime officiellement raciste. S’il y a plaisir, c’est que le chant, le rythme permettent de donner un sens. Ainsi, se dit la douleur, se pense le sort qu’on subit, pas seulement dans les mots, mais dans la manière même de dire, Seul le cri se perdrait; il ne peut procurer la joie, la force, l’intelligence collective.

Plus tard, les Lifers Bands (groupes de rap formés de condamnés à perpétuité) font la même expérience. IIs commencent par chanter dans la cour de la prison. Ou, plus exactement, ils parlent : « Qu’est-ce qui m’arrive, j’ai pris perpette. Je ne vais jamais sortir. Jamais. Mec. Tu te rends compte? Jamais! »

Peu à peu, cela devient une mélodie et un rythme. Le cri devient une suite de notes qui appelle un rythme. Un rythme qui fait bouger le corps, le maintient vivant, en intelligence avec le temps. Le temps lui-même est créé par la musicalité et la liberté des mots, des vérités, des questions et du plaisir peut en naître. Ce temps en habite un autre, le plus mort qu’on puisse imaginer : le temps infini d’un pénitencier de haute sécurité américain pour détenus en ayant pris, au minimum, pour trente ans.

Un des éléments fondateurs de la force des Black Panthers est également venu de leur musicalité. Savoir chanter et bouger ensemble, apprendre ainsi à mêler discipline et liberté, explique pour une large part leur capacité penser, agir, faire face à la terreur d’Etat, construire, tenir ensemble dans un contexte qui condamnait le mouvement à mourir avant même de naître. Peut-on penser aux Black Panthers sans avoir en tête le souvenir de leurs défilés de rues ? Ils informaient tout autant que leurs discours : nous sommes là, nous sommes organisés, mais à notre manière, pas à la vôtre!

En étant acteur de pratiques communautaires, on devient, dans le même temps, moins disponible aux messages d’abrutissement ou d’asservissement produits en permanence par l’industrie du spectacle. Cela a un effet de protection. Voilà une raison supplémentaire pour s’interroger sur ľ’absence de pratiques populaires artistiques en Europe occidentalisée.

L’histoire peut-elle nous expliquer ce qui nous est arrivé? Ou, mieux encore, possédons-nous, nous Européens, une mémoire collective à même de nous aider à comprendre pourquoi nos pratiques artistiques populaires se sont évanouies? Nos corps auraient-ils néanmoins gardé la mémoire de ce qui leur est arrivé? Ou bien cet autre aspect de la culture populaire qu’est la mémoire collective a-t-il également été éradiqué, et jusqu’à quel point?

Il y a dix ans, dans le sud de la France, des militants européens ont invité des militants natifs de Colombie qui voyagent à travers le monde pour raconter ce qui leur arrive, ce qu’ils sont, et rechercher des appuis à leur cause. Une cinquantaine de personnes sont présentes. Que disent-elles?

« Nous subissons un processus d’extinction. Or nous sommes reliés à des puissances divines qui détruiront très bientôt le monde si le monde n’arrête pas ce processus. Elles sont très en colère. Les récentes inondations et seismes sont un avertissement. Nous sommes là pour dire à tous de vous dépêcher d’oeuvrer à arrêter ce dont nous sommes victimes pour que vous ne disparaissiez pas vous-mêmes. »

Après la réunion, je me suis assis à côté d’un des visiteurs, un homme d’une soixantaine d’années, pour parler avec lui : « Que pensait-il de la réunion?» Il m’a répondu : «Je suis content. Mais je suis toujours étonné avec les militants européens. Ils sont toujours prêts à aider et nous écouter. On dirait que, eux, n’ont aucun problème, rien d’important à raconter. C’est extraordinaire! » Et il s’est mis à rire.

On pourrait raconter des centaines d’anecdotes de ce genre. Je l’ai citée pour revenir sur une simple question : que nous est-il arrivé, à nous, Européens, pour que nous puissions avoir le sentiment que nous n’avons aucun problème? Comment se fait-il que, lorsque nous nous adressons aux autres, nous leur donnions limpression de n’avoir aucun problème qui nous soit propre à résoudre? Nous avons dans ce cas précis affaire à des femmes et des hommes qui sont confrontés à des pratiques de persuasion très particulières: pour leur passer l’envie d’être «Indiens», certains d’entre eux sont découpés vivants à la tronçonneuse. Le militant autochtone sait que ce n’est pas notre cas. Nous ne sommes pas, nous, menacés des pires violences et exactions menées par des groupes paramilitaires. Mais, au delà de ce que subit sa communauté de manière immédiate, il défend quelque chose de plus fondamental mettent en péril les massacres, les humiliations, mais aussi la déforestation, et qui mérite le nom de culture. Celle-ci implique un lien indéfectible avec la terre. Quand le militant autoctone s’étonne devant l’absence apparente de problèmes du militant européen, il insiste sur le fait que l’Européen n’a aucune souffrance à raconter, à partager, qu’il semble ne rien avoir à protéger ou à pleurer.

Quand le militant autochtone parle de nos problèmes, il n’attend pas qu’on lui raconte les derniers matraquages ou le quadrillage sécuritaire quí se met en place en Europe. Il sait très bien tout cela. Mais cela ne pourrait bien être que la dernière étape spectaculaire comme, toutes proportions gardées, les massacres chez lui d’un processus bien plus large et plus long. Son «problème» ne se limite pas aux massacres à la tronçonneuse, dernier avatar de I’horreur coloniale subie depuis plus de cinq cents ans. Son principal problème est la mise en péril de ce qui lui est le plus cher, de son mode de vie au sens le plus général du terme. Voudrait-on le détruirecomme on le fait également simplement avec l’alcool, la drogue et l’implantation d’industries donnant provisoirement du travail en échange de l’abandon des lieux qu’il occupe que cela ne changerait rien d’essentiel à l’affaire.

Au fond, il sait très bien que les Européens ont aussi des problèmes, au sens fort du terme. Peut-être rit-il pour cacher son étonnement devant le l’art que les Européens l’ont oublié? Il sait très bien que le réchauffement climatique n’épargnera pas les Européens, que les inondations et séismes meurtriers les concernent aussi. Mais il s’étonne du fait qu’ils ont perdu le pouvoir de se sentir agressés dans leur propre chair lorsque la terre souffre et menace de devenir infertile et multiples espèces – de beaux oiseaux, de drôles de mammifères, de magnifiques reptiles – disparaissent chaque jour. Il lui semble étonnant qu’aucun sursaut ne survienne, que tout continue pour l’essentiel comme avant.

Pourquoi ne ressentons-nous pas (ou plus) ce genre de choses? Pourquoi avons-nous abandonné si facilement aux autres peuples ce pouvoir de se sentir blessé? Pourquoi en présence des autres sommes-nous capables de nous présenter comme ceux qui n’ont pas de problèmes? Comme ceux qui sont si forts que leur vocation n’est que d’aider les autres?

Au Sénégal, il y a plus de dix ans, aux côtés de rappeurs philosophes de la banlieue de Dakar, j’ai ete frappé par cette absence de mémoire quasi totale. C’est une de nos caractéristiques (que l’on soit coopérant ou touriste) qui mettent le plus en colère les Jeunes Sénégalais. Eux ont une mémoire. IIs savent ce que leurs pères ont vécu et vivent encore: ils savent Gorée, le massacre et la déportation des esclaves, la destruction des familles; ils savent le travail forcé pendant la colonisation française ; ils savent le massacre des tirailleurs sénégalais en 1944, ces rescapés et premiers combattants au camp de Thiaroye de la guerre contre l’Allemagne nazie qui avaient osé réclamer leurs salaires que I’État français refusait de payer. Dans le meilleur des cas, la majorité des Français s’excusent pour la colonisation, mais ils ne parlent jamais de ce qui est aussi arrivé en Europe: le travail des enfants dans les mines, les Combats ouvriers réprimés dans le sang. Quand ils parlent avec des Africains, ils n’évoquent pas, ou très rarement et rapidement, l’extermination des juifs, des Tziganes, des Slaves, des «métèques». Comme s’ils n’avaient plus de mémoire propre. Ils n’ont plus que I’histoire, mais celle-ci, à la différence de la mémoire, donne la meilleure place aux puissants, aux dirigeants. L’histoire est peut-étre plus exacte, mais elle est froide, alors que la mémoire est chaude.

Tout au début de ce projet de travail sur la déculturation en Europe de Ouest, j’ai écrit avec Allassane NDiaye, mon hôte sénégalais, cet appel à une rencontre politique dans le quartier de Yeumbeul :

«Nous ne demandons pas à l’Européen de se sentir coupable du passé. Nous lui demandons de connaître ce passé et de connaitre son prolongement dans le présent. Nous lui demandons de se prononcer sur la manière dont il combat ce prolongement. Nous lui demandons d’être présent. Nous lui demandons de savoir ce que ses ancêtres ont vécu, subi, ce à quoi ils ont résisté, en tant que peuple; c’est-à-dire en tant quentité exclue des centres de décision et ne pouvant peser sur le cours de l’histoire qu’à travers I’addition des intelligences individuelles. Nous demandons à l’Européen d’être peuple et non Etat, et non représentant désolé des pouvoirs. Nous lui demandons de ne pas être un oncle Tom version toubab : un petit-fils de mineur parlant le langage des maitres qui programmèrent l’agonie pulmonaire de son ancêtre. »

Mais comment faut-il prendre le mot culture ? L’anthropologue américain Edward T. Hall a expliqué de manière convaincante qu’on ne peut pas en donner une définition définitive, car cette notion recouvre trop de choses. Nous ne faisons pas ici de I’anthropologie, nous ne nous interessons pas aux cultures au sens de moeurs, d’habitudes inconscientes, de limites, de tabous, etc. qu’il nous faudrait décrypter. Sous le terme de culture, nous entendons l’ensemble des pratiques héritées, transmises et transformées au sein d’une communauté et par cette communauté, en famille ou dans les lieux publics (par opposition aux institutions dirigées et animées par des professionnels). Nous parlons de cultures populaires au sens de cultures apprises, agies en famille, dans les rues, dans les cafés, les fêtes traditionnelles. Nous parlons de culture non dans le sens de cette culture qui fait des gens «cultivés», mais de cette culture qui fait des gens «cultivant», acteurs de leur culture.

Dans une société productiviste et d’accumulation, où le travail est soumis aux impératifs du marché, les pratiques et expressions artistiques populaires n’ont aucun rôle à jouer, si ce n’est, éventuellement, de distraire pendant le temps de repos. Ils ne permettent certainement pas d’accélérer les cadences de travail. Ce sont même des pratiques ennemies. Les expressions artistiques populaires sont inutiles et suspectes. Même leur simple évocation dans un débat politique prête à rire ou à la suspicion y compris chez ceux qui se proclament les ennemis du système.

A l’inverse, dans une société où le monde est perçu comme un organisme vivant, complexe et dont la connaissance n’est pas close, où les saisons comptent, les expressions artistiques populaires restent vitales pour penser et organiser la vie en commun.

Si on abandonne toute hypothèse essentialiste, une autre voix peut se faire entendre. Les Européens ont peut-être eu des cultures populaires qui ont, en grande partie, disparu, mais cela n’est finalement pas très grave et ne vaut pas la peine qu’on remue un lointain passé. Ne pas ressentir le désir de s’arrêter, de s’interroger sur cette perte, implique qu’on ne la ressent pas dans toute sa violence destructrice. Comment pourrions-nous alors prétendre soutenir ceux qui se battent aujourd’hui pour préserver leur mode de vie, leur culture et son devenir?

Quel est ce groupe humain étrange capable d’un côté de se battre pour que d’autres sauvegardent leur mode de vie, leur culture, mais incapable, par ailleurs, de parler des siens ou, du moins, de ressentir leur absence comme une perte? Combien de fois a-t-on entendu expliquer: «Oui, sans doute, nous avons perdu des liens, mais c’est la rançon de la modernité, du progrès, etc. » Tout cela dit sans passion, sans intérêt, sur le ton du professeur «je sais tout». La destruction de la culture serait donc chez les autres un drame atroce, mais chez nous presque rien: une rançon. S’il y a eu rançon, c’est qu’il y a eu gain en échange.

A ce point, monte en moi le désir de m’extraire. Mais alors mon monde se réduirait encore plus. Aussi, je préfère lire dans la volonté de soutien des militants européens le signe d’une nostalgie inconsciente pour quelque chose de similaire à ce que ceux qu’ils soutiennent possèdent encore. Je comprends finalement le désintérêt de l’Européen pour son passé où est enterrée l’histoire de sa dépossession culturelle. Car ce passé ressemble à un à un vide. Et le vide est a priori ennuyeux, voire mortel. Les miens sont d’abord des êtres blessés, diminués, même si cela se révèle parfois au grand jour de manière grossière ou grotesque.

Il a fallu une terrible déculturation pour en arriver à danser la danse des canards devant des Maliens. Il a fallu qu’il nous arrive quelque chose de particulièrement violent.

Nous devons trouver le chemin qui nous permettra de recréer une mémoire collective, de nous trouver. Pour cela, nous pouvons commencer par écouter Aimé Césaire :

« J’entends la tempête. On me parle de progrès, de «réalisations», de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes. Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, des cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées. Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, I’agenouillement, le désespoir le larbinisme.»

Ces mots ne m’évoquent pas seulement les Africains ou les Océaniens. Chez eux, ce qui me frappe le plus est le courage à une misère imposée, face à des crimes qui les ont saignés pour des siècles. Ce sont des femmes et des hommes encore en péril certes, mais encore debout. Paradoxalement, peut-être, ces mots de Césaire m’évoquent d’abord les Europeens!

C’est l’Européen qui ressemble finalement le plus aux portraits qui sont faits du colonisé. Aussi devons-nous apprendre à répondre au militant autochtone de Colombie qui s’étonne que nous n’ayons que notre soutien à apporter aux autres. Comprendre ce qui nous a été fait impose d’étudier comment cela nous travaille dans nos corps, nos langages, nos manières d’être au monde, au quotidien, dans la manière dont nous ne savons pas être ensemble, la manière dont nous savons avec tant de talent nous déchirer, nous rejeter les uns les autres dès le balbutiement de la moindre résistance. Comment ce qui nous a été fait nous travaille jusque dans ces instants où nous essayons de penser et nous organiser. La réponse n’est certainement pas seulement l’histoire. Elle doit d’abord être trouvée dans ce que nous appelons le quotidien, où s’inscrit dans nos corps I’histoire de l’occidentalisation. Fait étrange autant qu’odieux le mot «quotidien» veut aussi dire «banalité». Il faut pourtant apprendre à le faire parler, à lui faire la solitude, I’ennui, le ridicule, les frustrations et la hargne qu’il porte en lui.

 

Penser l’écologie politique depuis les Outre-mer français

Introduction de la revue Écologie & Politique – Écologies politiques depuis les Outre-mer , dossier coordonné par Malcom Ferdinand et Mélissa Manglou.

Comment penser l’écologie politique depuis les Outre-mer français ? Ces dernières années ont vu émerger dans l’espace médiatique de la France hexagonale, un ensemble d’enjeux et de conflits environnementaux se déroulant dans ces territoires. Des oppositions aux différents projets de « Montagne d’or » en Guyane aux mobilisations contre la pollution au chlordécone aux Antilles (Martinique et Guadeloupe), en passant par les quêtes de justice des Polynésiens face aux conséquences des essais nucléaires et la construction d’un incinérateur à La Réunion, les sujets sont nombreux. Pourtant, ces articles de presse rappellent aussi la marginalisation de ces territoires dans l’imaginaire national français, l’ignorance de leurs sociétés au-delà des clichés exotisants ou catastrophistes, et l’invisibilisation de leurs longues histoires de luttes écologistes. L’intensité de la crise sanitaire liée à la pandémie de la Covid-19 dans les Outre-mer, dont la quatrième vague en Martinique, en Guadeloupe et en Polynésie est sans précédent sur le territoire national, rappelle les conséquences mortelles des inégalités de ressources et d’infrastructures dans ces territoires. Ce texte est l’introduction du dossier de la revue Écologie & Politique qui rassemble des contributions sur quelques-uns des grands enjeux des écologies politiques dans les territoires dits d’« outre-mer».

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Les outre-mer à l’ombre de l’écologie politique française et de l’imaginaire national

Penser l’écologie depuis les Outre-mer français suppose d’abord de se confronter à cette marginalisation. Le constat est sans appel. L’écologie politique « française », ses partis, ses institutions, ses penseurs et contributions théoriques se sont historiquement développés dans un mélange d’ignorance, d’invisibilisation et parfois de condescendance à l’égard des Outre-mer. Un exemple récent parmi tant d’autres concerne la « vague verte » des élections municipales françaises de 2020. Au sein des articles de presse déclamant les noms des villes remportées par Les Verts, Lyon, Strasbourg, Poitiers, Annecy, Besançon, Tours, Colombes, Marseille ou encore Paris, une ville semble oubliée au milieu de cette vague : Pointe-à-Pitre, la « capitale » de la Guadeloupe. Quand bien même elle serait mentionnée, bien peu de cas est fait de la victoire de l’équipe d’Harry Durimel.

Au niveau de la production littéraire, scientifique et académique, la marginalisation des Outre-mer se fait sentir non pas dans les études de cas – abondantes dans les travaux en sciences de la vie et de la Terre – mais dans la considération de ces sociétés, espaces, histoires et traditions comme porteurs de savoirs, de conceptualisations, comme centres depuis lesquels la Terre et le monde sont pensés. Il reste encore possible, en 2019, de publier des livres ayant pour titre L’écologie politique en France sans une seule mention des Outre-mer, et surtout, sans que cette absence ne constitue un problème . Dans les 535 pages des actes du colloque intitulé à dessein Penser l’Anthropocène qui s’est tenu en 2015 à Paris, pas une seule fois le mot « Outre-mer » n’apparaît. Cela est d’autant plus étonnant qu’il existe une importante littérature sur les écologies de ces territoires produite par des écrivains comme Édouard Glissant, Maryse Condé, Aimé Césaire, Patrick Chamoiseau, Chantal Spitz, Titaua Peu, par des chercheurs et enseignants-chercheurs au sein des universités locales, en particulier dans le champ de l’écocritique postcoloniale, mais aussi par des militants écologistes. Les Outre-mer peuvent-ils parler au sein du récit de l’Anthropocène ? Il semblerait que l’« Anthropocène », cette ère géologique nouvelle où les humains incarneraient une force majeure des destructions des écosystèmes, se raconte en France sans les Outremer. Telle est l’une des manifestations de la double fracture coloniale et environnementale de la modernité pointée dans l’ouvrage Une écologie décoloniale. Ce constat n’est pas une condamnation morale ni un procès d’intention aux nombreux contributeurs et contributrices aux pensées et théories de l’écologie en France. Les chercheurs et chercheuses ultramarines héritent aussi de ces contributions – quoique de manière critique. Mais c’est précisément parce qu’il ne s’agit pas d’intentions de quelques individus qu’il y va d’un problème structurel de l’écologie politique en France, touchant tant aux associations et structures politiques qu’à la production de connaissances.

La marginalisation des Outre-mer dans l’imaginaire national comporte aussi l’inconvénient de masquer certaines frontières par rapport à d’autres, et par conséquent de masquer certaines relations. Contrairement aux Allemands, aux Suisses, aux Espagnols ou Italiens, les Brésiliens, les Surinamiens, les Comoriens, les Vanuatais, les Fidjiens ne sont pas perçus comme des voisins de la France avec qui la Terre est habitée. Tel est le message envoyé par les autorités françaises à Mayotte dans les traitements souvent déshumanisants infligés aux Comoriens à travers les politiques de « décasage ». Tels sont les enjeux des immigrations brésilienne et surinamienne en Guyane, et haïtienne en Guadeloupe et en Martinique. Penser l’écologie depuis les Outre-mer suppose de penser l’écologie au mitan de ces frontières géographiques et politiques où, suivant le fétichisme de bouts de papiers collés entre eux, est violemment décidé qui a droit à une vie digne, à la reconnaissance d’une commune humanité, et qui est déshumanisé et rejeté par-dessus bord du navire-monde.

Cette habitude de l’absence des Outre-mer est inconséquente pour au moins deux raisons. D’abord, en marginalisant au sein des arènes écologistes les Outre-mer et par là les histoires coloniales de la France et du monde, on oublie que l’écologie doit beaucoup à ce que Richard Grove a appelé, non sans euphémisme, « la rencontre européenne avec les tropiques ». La décimation irréversible de certains écosystèmes insulaires par l’exploitation coloniale européenne dans les îles Canaries, à Maurice et à Sainte-Hélène fut l’occasion de prises de conscience pour des scientifiques et des administrateurs de ces colonies . Les premières politiques de protection de l’environnement servirent alors à protéger les intérêts économiques et politiques établis comme celles mises en place par Pierre Poivre à l’île Maurice au xviiie siècle ou par John Muir aux États-Unis au xixe siècle, ou encore servirent à légitimer l’expansion coloniale à l’instar de la colonisation française du Maghreb au début du xixe siècle . On s’empêche alors de penser les articulations nécessaires entre dégradation de l’environnement, colonisation, racisme, esclavage et capitalisme, comme bien d’autres l’ont déjà proposé dont Carolyn Merchant, Terry Jones et plus généralement le courant de la justice environnementale. C’est en réponse à cette absence que se font entendre des propositions d’écologie décoloniale.

Par ailleurs, cette absence se révèle aussi inconséquente au vu de l’importance écologique de ces territoires. Les Outre-mer représentent 97 % de l’espace maritime français et 10 % des récifs coralliens de la planète, et abritent 97 % des 20 000 espèces endémiques recensées en France. Plus encore, situés dans les latitudes tropicales, ces territoires, leurs habitants humains et non humains, sont particulièrement exposés et vulnérables aux conséquences du réchauffement climatique, en particulier la montée des eaux. L’inconséquence persiste dès lors que ce contenu écologique des Outre-mer continue à être présenté comme un ensemble de trophées environnementaux exotiques de la « France » sans pour autant reconnaître les voix et les dignités de celles et ceux qui habitent ces terres et ces mers. Malgré cette importance écologique, cette commune citoyenneté et ces histoires multiséculaires qui lient ces trois océans à l’Hexagone, il faut bien constater que les treize territoires des Outre-mer français et leurs habitants perdurent à l’ombre de l’imaginaire politique de la France. Ceux-ci n’apparaissent à l’écran des habitants de l’Hexagone qu’en cas de mouvement social majeur, d’alerte sur une prétendue criminalité hors norme ou lors de catastrophes environnementales à l’image des cyclones Irma et Maria de 2017. Ce sont pourtant d’autres voix et genèses du souci écologique, d’autres conceptualisations, d’autres pensées et donc d’autres acteurs de l’écologie politique française et du monde qui restent assignés à l’ombre.

Par-delà cette inconséquence politique et scientifique, l’absence des Outre-mer de l’écologie française témoigne surtout de la prégnance d’un imaginaire national de la France qui glisse sous le tapis son passé colonial, esclavagiste et impérial, c’est-à-dire ces histoires dont les Outre-mer et leurs habitants constituent les témoins vivants. Vue sous cet angle, l’écologie politique ne ferait pas exception dans un climat général où les universitaires, collectifs et associations qui abordent les questions décoloniales ou l’antiracisme sont présentés comme des menaces à la République. Certaines associations écologistes et certains journalistes voient même la critique décoloniale comme un obstacle à la mobilisation écologiste. Or, la nécessaire reconnaissance des Outre-mer, de leurs habitants, de leurs acteurs tout autant que de leurs écosystèmes, dessine une autre proposition : on ne saurait penser l’écologie française de manière cohérente et proposer des politiques adéquates face aux enjeux écologiques sans un changement radical d’imaginaire de la France, ni sans une refonte collective de son récit national au sein de l’« Anthropocène ».

C’est dans cette perspective que nous avons proposé un dossier à une revue historique dans l’Hexagone, non spécialiste des Outre-mer, marquant une étape dans une approche décentrée de l’écologie en France. Rappelons aussitôt qu’il serait illusoire d’imaginer qu’un seul numéro d’une seule revue suffirait à pallier une absence de plusieurs décennies et conduirait à une décolonisation en acte de la question écologique en France, ou même permettrait d’aborder en profondeur tous les enjeux et pensées écologiques des Outre-mer. Il s’agit néanmoins d’un point de départ d’un chemin qu’entend suivre l’Observatoire Terre-Monde

Que sont les outre-mer ?

Si le terme « outre-mer » ne porte pas la marque du pluriel, il s’agit bien d’une pluralité de territoires, de sociétés, de langues, d’écosystèmes, de climats et de statuts. Les Outre-mer français sont composés de treize territoires répartis dans trois océans et comportant au moins 2,4 millions de citoyens français. Du côté de l’Atlantique, on trouve la Guyane sur le continent sud-américain, la Martinique, la Guadeloupe, Saint-Barthélemy et Saint-Martin dans le bassin caribéen, et Saint-Pierre-et-Miquelon au large du Canada. L’océan Indien abrite La Réunion et Mayotte tandis que la Polynésie, la Nouvelle-Calédonie et Wallis-et-Futuna se trouvent dans l’océan Pacifique. S’ajoutent aussi les territoires inhabités que sont les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF), dont la Terre-Adélie dans l’Antarctique et Clipperton dans le Pacifique. Si tous ces territoires font partie de la France et leurs habitants y sont français au même titre que ceux de l’Hexagone, on note des différences statutaires définies par la Constitution française. D’un côté, les départements et régions d’outre-mer ou DROM (Martinique, Guadeloupe, Mayotte, La Réunion et Guyane), dont les statuts sont définis par l’article 73 de la Constitution et répondent au principe d’identité législative. Cela signifie que « les lois et règlements y sont applicables de plein droit », bien que des adaptations peuvent être prévues dans certains cas. Au niveau européen, et depuis le traité de Maastricht de 1992, les DROM sont reconnus comme des parties intégrantes de l’Union européenne, désignées « régions ultrapériphériques ». Il en résulte que l’acquis communautaire, les lois, obligations et traités rassemblant les États européens sont aussi applicables dans ces territoires. Ils font partie du marché unique européen en utilisant l’euro comme monnaie et élisent des représentants au Parlement européen. Cependant, ils ne font pas partie de l’espace Schengen.

D’un autre côté se trouvent les collectivités d’outre-mer ou COM (Saint Barthélemy, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon, La Polynésie, Walliset-Futuna) dont les statuts sont définis par l’article 74 de la Constitution et répondent au principe d’un régime législatif spécial « qui tient compte des intérêts propres de chacune d’elles au sein de la République ». Cela signifie qu’en dehors de certains domaines (la nationalité, les droits civiques, les libertés publiques, l’État et la capacité des personnes, la justice, le droit pénal, la politique étrangère, la défense, la sécurité et l’ordre public), la monnaie, le crédit et les changes ainsi que le droit électoral, les lois et les règlements nationaux n’y sont pas appliqués systématiquement. Ces territoires bénéficient d’une certaine autonomie concernant par exemple la fiscalité ou les réglementations liées à l’usage des produits phytosanitaires. Il en va de même dans les rapports avec l’Union européenne. Depuis le traité de Rome de 1957, les COM sont désignées comme des « pays et territoires d’outre-mer ». Bien que ces territoires fassent partie d’États membres de l’Union européenne, les COM ne font pas partie de l’Union européenne. L’acquis communautaire ne s’y applique pas. Néanmoins, leurs citoyens sont des citoyens européens qui peuvent aussi élire des représentants au Parlement européen. Bien que les lois européennes ne s’appliquent pas aux COM, elles restent applicables aux personnes, aux citoyens français résidant dans les COM. La Nouvelle-Calédonie a, quant à elle, un statut particulier défini par l’ensemble du titre 13 de la Constitution, car elle est engagée dans un processus d’indépendance. Un troisième référendum prévu par l’accord de Nouméa (1998) se tiendra le 12 décembre 2021.

Les Outre-mer français constituent encore aujourd’hui des territoires marginalisés socialement et politiquement. À l’éloignement géographique des centres de l’Hexagone (près de 8 000 kilomètres pour les Antilles et la Guyane, plus de 15 000 kilomètres pour la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie) s’ajoutent des conditions sociales et des infrastructures bien en deçà des moyennes de l’Hexagone avec notamment des taux de chômage deux à trois fois plus élevés, des difficultés d’accès à l’eau et des services de santé débordés. La loi relative à « l’égalité réelle outre-mer » adoptée en 2017 part du constat que la promesse d’égalité énoncée lors de la départementalisation de 1946 n’a pas été « réellement » tenue.

L’écologie depuis les outre-mer : quelques pistes

Nous souhaitons mettre à l’ordre du jour un chantier d’enquêtes sur les écologies politiques des Outre-mer. Par-delà l’élargissement des différentes conceptualisations politiques de l’écologie proposées en France hexagonale aux régions d’outre-mer, il s’agit d’un déplacement, celui d’étudier les manières dont sont formulés les enjeux écologiques depuis les Outre-mer, leurs histoires environnementales et leurs réalités socio-économiques et politiques. Il ne s’agit pas ici uniquement de penser le territoire national français depuis les Outre-mer. Il s’agit bel et bien de penser l’écologie à l’horizon du monde, du vivant, de la Terre entière et de ses différents habitants humains ou non humains à partir des Outre-mer. Tel est le déplacement que nous souhaitons proposer, illustré graphiquement par la carte de l’Observatoire Terre-Monde réalisée par Aude Chesnay. À travers la pluralité et diversité de territoires, nous identifions trois des traits structurants des enjeux auxquels les écologies politiques sont confrontées aujourd’hui : le Plantationocène, la non-souveraineté et les expositions aux catastrophes environnementales et aux changements globaux.

Du Plantationocène : une longue histoire d’exploitation coloniale et capitaliste

L’un des traits structurants des Outre-mer est la longue histoire d’exploitation coloniale et capitaliste des écosystèmes et des humains et non-humains dont les buts principaux furent d’approvisionner la métropole coloniale en denrées prisées et d’enrichir certaines entreprises. Nous parlons de traits structurants, car ces exploitations et dominations des peuples autochtones ont littéralement structuré tant la construction des paysages des Outre-mer que les relations sociales et politiques et les différents régimes juridiques (indigénat, Code noir, etc.). De la déforestation et l’exploitation des terres pour des plantations de canne à sucre et de café aux Antilles et à La Réunion à l’extraction des minerais en Guyane et en Nouvelle-Calédonie, de la traite négrière transatlantique et de l’esclavage colonial à l’engagisme et au travail forcé en passant par les déplacements forcés de populations, ces territoires portent encore les traces de ces exploitations et dominations. C’est bien sur le fond de cet habiter colonial, cette manière coloniale d’habiter la Terre et de se rapporter au vivant, qu’un ensemble de problèmes écologiques contemporains se poursuivent. Si les plantations des xviie et xviiie siècles des Antilles ne sont plus les mêmes, la plantation comme modèle agricole principal se maintient à travers la production de la banane et de la canne à sucre. L’exploitation du nickel initiée durant la colonisation façonne encore l’économie de la NouvelleCalédonie. Quelle écologie proposer aujourd’hui en Polynésie dans le sillage de l’imposition coloniale de quarante années d’essais nucléaires (atmosphériques et souterrains) à Mururoa et Fangatofa qui ont contaminé une partie de la population et détruit des écosystèmes entiers ? Penser l’écologie depuis les Outre-mer implique donc une pensée de la vie, du monde et de la Terre dans les ruines de ces dominations coloniales et capitalistes subies par des peuples entiers et qui se poursuivent encore sous d’autres formes.

C’est la raison pour laquelle certains concepts tels que celui d’Anthropocène apparaissent complètement inopérants depuis les Outre-mer, particulièrement au regard de la responsabilité historique des destructions des écosystèmes. Contrairement à Paul Crutzen qui voit dans ce concept l’avènement d’une « espèce humaine » tout entière responsable des changements globaux, depuis les Outre-mer, cet « Anthropos » est bel et bien incarné par les acteurs des colonisations européennes. Il s’agit alors de décentrer le regard occidental de l’écologie mainstream et de reproblématiser la question des responsabilités. C’est bien au profit d’une minorité dominante que se sont structurés les systèmes d’exploitation des ressources naturelles dont nous héritons. Des terminologies alternatives ont été proposées pour requalifier les responsabilités engagées dans ce concept d’Anthropocène, comme les termes de Capitalocène, de Plantationocène, voire de Négrocène. Nous retenons comme creuset le concept de Plantationocène, qui qualifie l’ensemble des systèmes d’exploitation des ressources naturelles et humaines instaurés pendant la colonisation au profit d’une minorité puissante et aux dépens de la majorité de leurs habitants, humains et non humains, et de leur biosphère. Qu’il s’agisse des plantations de canne à sucre à La Réunion, des bananeraies aux Antilles ou des mines de nickel en Nouvelle-Calédonie, le modèle de la plantation extractiviste a guidé la constitution des paysages humains et non humains des Outre-mer.

Les écologies politiques des Outre-mer prennent aussi naissance au sein de sociétés postcoloniales et post-esclavagistes. Les termes « postcolonial », « subalterne » ou encore « décolonial » sont des concepts développés depuis plusieurs décennies ayant pour point commun d’interroger la façon dont les histoires coloniales du monde continuent d’influer sur les relations entre anciens colons et colonisés à travers les représentations, les rapports de pouvoir et les manières d’habiter la Terre bien au-delà des décolonisations du xxe siècle. Ici, nous ne faisons que rappeler ce fait : les Outre-mer d’aujourd’hui sont aux prises avec leur héritage colonial. Outre les traces de ces histoires violentes qui ont configuré les paysages et les métabolismes des économies de ces territoires – d’où le Plantationocène –, penser l’écologie au sortir de la colonisation et de l’esclavage signifie une confrontation inévitable avec ces legs de la colonisation et de l’esclavage, véritables traumas structurels dans les manières dont les autochtones tels que les Amérindiens ou les Bushinengués de Guyane et les Kanaks de Nouvelle-Calédonie, les Mahorais de Mayotte, les Maoris de Polynésie, les transbordés esclavisés de la Martinique, la Guadeloupe et La Réunion font société et se rapportent à leurs terres. Des vols coloniaux de terres au déni de justice relative aux crimes coloniaux, en passant par l’expérience d’une « citoyenneté entièrement à part », les écologies politiques ultramarines ne peuvent faire l’économie d’un ébranlement des fondations coloniales de leurs sociétés et plus largement du monde. Comment donc les porteurs de revendications écologistes des Outre-mer – associations locales ou internationales, agences de l’État, élus – négocient-ils les enjeux écologiques locaux et globaux avec ce passé qui ne passe pas ? Par ses refus académiques et politiciens de considérer ces questions postcoloniales ou décoloniales, la France hexagonale fait figure d’exception au sein des anciens empire coloniaux. Pourtant, par leur simple présence, les Outremer rappellent la nécessité de décentrer la construction des savoirs, y compris sur l’écologie, en écoutant celles et ceux qui ont survécu aux colonisations.

Écologie et non-souveraineté

Les écologies politiques des Outre-mer se déploient au sein de territoires non souverains et administrés, à divers degrés par un gouvernement et un État perçus comme lointain. Cette non-souveraineté structure les approches politiques des enjeux écologiques par au moins deux aspects. D’un côté, la non-souveraineté dans le cadre de sociétés postcoloniales et post-esclavagistes s’accompagne d’un ensemble de rapports ambivalents entre les administrés et l’État. Persistent des méfiances vis-à-vis d’agents et de services de l’État, le doute d’une attitude coloniale où chaque faute devient la vérification d’une décolonisation qui n’aurait pas été réellement accomplie. Aux Antilles, à La Réunion ou encore à Mayotte, ces méfiances se superposent aussi à une ligne de couleur où les représentants de l’État, singulièrement les préfets, sont presque systématiquement blancs face à des populations majoritairement non blanches. D’un autre côté, la non-souveraineté repose à de nouveaux frais la question du rapport entre écologie et politique. La souveraineté politique garantirait-elle une mise en place plus effective et plus proche des acteurs locaux d’une préservation efficace des écosystèmes, une politique agricole à rebours des monocultures capitalistes d’exportation et en faveur du bien-être animal ? Ou au contraire, les maintiens ou intégrations de ces anciennes colonies au sein de l’ensemble républicain de leur ancienne métropole impériale ont-ils permis la mise en place de meilleurs politiques écologistes ?

Au vu de ces cinquante dernières années, deux remarques s’imposent. D’une part, l’assimilation des anciens territoires dans la République française n’a pas été un rempart suffisant contre la mise en place de systèmes capitalistes et extractivistes miniers comme en Guyane et en NouvelleCalédonie, contre une agriculture intensive adossée à une non-souveraineté alimentaire structurelle et une pollution chimique des écosystèmes comme en Guadeloupe, en Martinique et à La Réunion, ou contre la transformation de ces terres, ces mers, leurs écosystèmes et leurs habitants en sujets d’expérimentation comme dans le cas des essais nucléaires de Polynésie. D’autre part, ces ravages écologiques se sont déroulés et se déroulent encore dans le cadre d’un déni structurel de démocratie environnementale où les habitants se retrouvent, bon gré mal gré, exclus des décisions qui ont trait aux manières d’habiter leur terre. Les Antillais n’ont pas choisi d’utiliser du chlordécone et de se trouver aujourd’hui, pour plus de 90 % de la population, avec une molécule cancérigène et perturbatrice endocrinienne dans leur corps. Ici, la défense de l’environnement et de la santé publique passe par des revendications de justice et démocratie environnementales qui prennent des allures de politiques décoloniales. Qui décide de l’environnement, de la terre et de la mer dans les Outremer ? Qui peut participer à ces décisions ? Comme ailleurs en France, on constate une justice à deux poids deux mesures. Comment faire sens de ce qu’une contamination durable, généralisée et délétère depuis plus de cinquante ans n’ait suscité aucune condamnation (personne morale ou physique), mais que dès lors que de jeunes militants dénoncent cet état, ils et elles sont condamnés à de la prison ferme ? Telles sont quelques-unes des questions dont les écologies politiques des Outre-mer n’ont pas le luxe de pouvoir oublier.

Vulnérabilité accrue aux pollutions et aux changements climatiques

Les Outre-mer, ce sont également des écosystèmes exceptionnels et divers qui accueillent 80 % de la biodiversité française, parmi lesquels l’un des quinze derniers grands massifs de forêt primaire équatoriale en Guyane, la seconde plus grande barrière récifale au monde en Nouvelle-Calédonie, 20 % des atolls de la planète en Polynésie française, mais également la mangrove en Martinique, le lagon de Mayotte, les cirques et les hauts de l’île de La Réunion. La troisième caractéristique des écologies politiques des Outre-mer tient à leur vulnérabilité aux différentes dégradations de l’environnement et perturbations climatiques. Cette vulnérabilité n’est pas naturelle, contrairement aux images catastrophistes montrées chaque année à la télévision, mais bien le résultat d’une longue construction sociale et politique. Deux ensembles de facteurs sont à l’œuvre. D’un côté, cette vulnérabilité découle de leurs situations sociales inquiétantes avec par exemple des taux de chômage deux à trois fois supérieurs à l’Hexagone (25 % en Guadeloupe, 35 % à Mayotte), des taux de pauvreté importants (39 % à La Réunion et 77 % à Mayotte en 2018 ), un coût du panier alimentaire étant entre 37 % et 46 % plus cher dans les DROM que dans l’Hexagone, mais aussi une absence notoire de souveraineté alimentaire due à une dépendance excessive à l’importation. La Martinique et la Guadeloupe sont capables d’exporter chaque année des centaines de milliers de tonnes de bananes vers la France hexagonale et l’Europe, mais peinent à nourrir les habitants des Outre-mer. Dans une étude récente, le Global Footprint Network estime que l’empreinte écologique de La Réunion excède sa biocapacité de 2580 %, la classant à la triste place de troisième territoire déficitaire au monde en termes de biocapacité. D’un autre côté, situés principalement dans les latitudes tropicales, plusieurs de ces territoires sont exposés de manière directe aux changements climatiques à travers les phénomènes d’élévation du niveau de la mer, de blanchissement du corail et d’intensification d’événements climatiques extrêmes comme les cyclones. Leurs positions relativement aux failles tectoniques ajoutent aussi le risque accru des tremblements de terre et d’éruption volcanique. Les maladies à transmission vectorielle telles que le chikungunya, le zika ou la dengue qui entraînent des épidémies régulières constituent par ailleurs une difficulté sociale et médicale supplémentaire. En 2021, La Réunion se retrouve confrontée à la fois à une épidémie de dengue et à la pandémie mondiale de la Covid-19. Déjà exposée à la pollution de l’air par les sables du Sahara, la Martinique fut également affectée par les cendres de l’éruption du volcan de Saint-Vincent – elle-même étant une île volcanique. De même, Mayotte fait face à un enfoncement d’une partie de l’île du fait de la naissance d’un volcan au large de l’île. La conjonction de ces deux facteurs se manifeste chaque année à la saison cyclonique aux Antilles. Des sociétés qui font reposer leur modèle d’économie agricole sur la résistance d’une herbe géante – le bananier n’est pas un arbre – à des vents annuels de plus de 200 kilomètres à l’heure. L’entêtement à préserver un habiter colonial, une production agricole faisant partie intégrante de la non-souveraineté alimentaire des Antillais, fait face à des cyclones dont l’intensité augmente en raison du changement climatique. Et chaque année, l’appel régulier au secours des fonds publics ne fait que renforcer l’idée perfide que sans « la France », il ne serait pas possible d’exister et de prendre part au monde, c’est-à-dire l’idée qu’il n’est pas possible de faire autrement.

Pourtant, c’est précisément cet autre monde possible que n’ont cessé de rappeler des milliers de militants écologistes des Outre-mer, d’associations, de paysans et d’agriculteurs faisant de l’agriculture biologique, de la permaculture ou de l’agroécologie depuis plus de cinquante ans, se confrontant tant à la spoliation de leur milieu de vie, aux persistances des attitudes coloniales qu’au déni de démocratie. C’est aussi le travail des artistes, écrivains, universitaires et leaders politiques qui ont contribué à panser les dignités blessées, à alerter sur les écosystèmes en péril et à dessiner l’horizon d’un monde possible depuis ces espaces, encore présentés comme les autres d’un centre éloigné. Ce sont également ces jeunes générations à l’image de la mobilisation des militants anti-chlordécone en Martinique qui osent défier la répression policière et raciste, comme le fait le jeune Keziah Nussier, pour rappeler à tous que cet état de fait est anormal et injuste. Ce premier pas est un hommage aux victimes de la contamination de l’environnement par les pesticides, de la pollution des mines, de la radioactivité des essais nucléaires tout autant que des injustices sociales. Il est aussi et surtout une célébration du courage de ces pionniers que nous tentons à notre tour de partager.

 

La réalité augmentée de l’idéologie africaine

Texte extrait du livre Le manifeste Afro décolonial de Norman Ajari aux éditions du Seuil.

Dans ce texte, Norman Ajari, docteur en philosophie et maître de conférences en études noires francophones à l’université d’Edimbourg, dénonce les effets de la déshumanisation noire et pose les bases d’une nouvelle idéologie panafricaine, sociale et révolutionnaire. En reprenant l’héritage de pensées de la négritude et du nationalisme noir, se texte se veut une réactualisation du rêve oublié de la politique radicale noire. Souvent caricaturée en chauvinisme étroit , elle est pourtant la pratique décoloniale la plus internationaliste. Cette pratique peut tenir en une phrase, répétée d’innombrable manières par des activistes noirs depuis des générations : La libération des Noirs à travers ce monde sera possible avec l’avènement d’un Etat fédéral panafricain et communiste.

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En 1960, au cours d’un voyage lié à son rôle diplomatique au service du Front de libération nationale algérien, Frantz Fanon a rédigé quelques notes stratégiques où il formule, plus clairement qu’ailleurs, ses convictions panafricaines. A ses yeux, le principal obstacle à ce projet d’unité n’est pas I ‘emprise militaire et économique des puissances coloniales, car un ennemi extérieur peut toujours être vaincu. En revanche, le défaut de projet et d’intellect collectifs mène inéluctablement à l’autodestruction : « Pour ma part plus je pénètre les cultures et les cercles politiques, plus la certitude s’impose à moi que le grand danger qui menace l’Afrique est l’absence d’idéologie 1. » Dans la réflexion sociale et politique contemporaine, le concept d’idéologie fait figure de croquemitaine. Naguère plus ambigu, il semble avoir perdu toute ambivalence pour devenir synonyme d’illusion. Il ne désigne plus qu’un somnambulisme de la conscience : un rapport imaginaire que les gens entretiendraient à leurs conditions réelles d’existence.

La critique de l’idéologie est tributaire d’un parti pris, hérité du rationalisme européen, selon lequel il faudrait retrancher nos illusions pour accéder, sans médiation, à la réalité dans son immédiate pureté. Or, ce dont les Africains avaient urgemment besoin selon Fanon, ce n’était pas de la nudité de la réalité, mais plutôt de ce que l’on pourrait aujourd’hui qualifier de réalité augmentée. Non pas une interférence entre eux-mêmes et le monde, mais un surcroît de conscience à même d’enrichir la réalité : une historicité profonde. La tradition radicale noire est la conscience d’une conscience : une longue chaine de transmission qui enrichit notre perception de la réalité d’un point de vue politique noir construit collectivement au fil des décennies 2. La tradition radicale noire est comme un trésor, ou un secret, transmis de génération en génération, que chaque époque enrichit des expériences de ses militants, stratèges et penseurs. L’idéologie africaine consiste à percevoir le monde actuel non seulement à partir de nos propres expériences, mais en les augmentant de celles de nos grands ancêtres, en les critiquant et en les adaptant à des données nouvelles. L’étude de l’histoire, de la politique et de la philosophie noires doit nous permettre d’enrichir notre regard de ceux des nègres marrons, des insurgés africains et antillais, des militants anticolonialistes, des activistes du pouvoir noir. C’est une perception du monde tissée de relations qui se déploient à travers l’espace et le temps. La lutte contre I’idéologie dont se gargarise la gauche blanche cherche à rendre la conscience noire orpheline, afin de lui imposer le libéralisme et le socialisme européens pour famille d’accueil. Il est vital de contrer ce rapt de la tradition radicale noire qui vise la liquidation du vieux projet d’autodétermination africaine.

En convoquant la notion d’idéologie, au contraire, Fanon avance que les Africains ont besoin d’une théorie de la société où leurs intérêts occupent la place centrale. Depuis Marx, l’idéologie désigne une confusion entre le général et le particulier, où la classe régnante généralise indûment ses propres intérêts, comme s’ils étaient voués à bénéficier à la société dans son ensemble 3. Or l’idéologie africaine ne doit pas se rêver universelle et confondre ses destinataires avec l’ensemble de l’humanité. Loin d’être mythique ou fantasmatique, son point de départ doit être la connaissance de la position globalement imposée aux Noirs à travers l’histoire de ces derniers siècles. Une telle idéologie africaine devra donc minimiser l’importance de certaines différences dont l’histoire nous enseigne qu’elles sont ordinairement primordiales. ll est en première approche difficile de croire que les différences nationales, linguistiques, géographiques, ethniques pourraient être de moindre importance que la noirceur ou l’héritage africain, qui représentent de  toute évidence des ensembles assez vagues. Mais ce caractère flou est précisément ce qui protège la condition noire du rabougrissement des chauvinismes nationaux.

« Considérée sous un certain angle du moins, l’unité africaine est déjà réalisée. Il existe un sentiment d’africanité, un sentiment de cause commune, qui règne dans toute la vie politique et dans toute la vie culturelle du continent 4 », écrivait dans les années 1960 le président tanzanien Julius Nyerere. Le temps semble avoir érodé cette immédiateté, cette évidence unitaire. La persévérance contemporaine en Afrique de nationalismes dépourvus de conscience panafricaine est la plus sûre preuve du caractère arbitraire de toute conscience nationale. De n’importe quel groupement humain, si disparate fût-il, le temps et l’action du pouvoir sauront extraire le suc de la ferveur patriotique. Mais la raison commande de résister à ces transports et à ces attachements à des entités nationales mal assurées que le regretté philosophe camerounais Fabien Eboussi Boulaga qualifiait de « bantoustans post-apartheid 5 », par référence aux micro-Etats fantoches orchestrés par le pouvoir blanc sud-africain pour octroyer à leurs nègres un succédané de souveraineté. Ces bantoustans, qui ne comprenaient ni les terres les plus fertiles, ni les richesses minérales des sous-sols, ni même de véritable autonomie politique, servent de métaphore pour illustrer les dépossessions présentes des peuples africains.

Les ensembles continentaux comme l’Union européenne ou les Etats à dimension continentale comme ceux d’Amérique du Nord ou comme le Brésil, la Russie, la Chine et l’Inde sont aujourd’hui les véritables pôles de la puissance économique et politique. Les différentes nations africaines, manufacturées par les colonialistes européens, sont par construction condamnées à plier le genou face à de tels rivaux. Mises en concurrence les unes contre les autres pour attirer les aides et les investissements étrangers, contraintes à faire toujours davantage de concessions, elles sont prises dans un cercle vicieux qui condamne ces Etats à l’impuissance et leurs peuples à l’indigence. Ce statu quo semble inamovible car le périmètre de la noirceur est celui de la déshumanisation. La domination de l’Afrique sub-saharienne, celle des Caraïbes, celle des différentes diasporas sont le fruit des mêmes opérations, de la même forme-de-mort. Il est entendu au sein de l’ordre néocolonial que ces populations n’ont pas les compétences pour gérer démocratiquement les lieux où elles vivent, et que tout leadership politique noir mérite d’être tourné en dérision, à moins de posséder les caractéristiques et de déployer le type de charisme propres au libéralisme occidental, à l’image des figures quasi divinisées que furent Nelson Mandela ou Barack Obama.

L’idéologie africaine a la simplicité et la profondeur des grandes idées. Elle tient en une phrase, immédiatement compréhensible, mais le déploiement de l’histoire, des conséquences et perspectives qu’elle ouvre occuperait des centaines d’heures. Cette phrase, répétée d’innombrables manières par les activistes noirs depuis des générations, la voici : La libération des Noirs à travers ce monde sera possible avec l’avènement d’un Etat fédéral panafricain et communiste. Elle se fonde sur le constat d’une oppression des peuples africains, sur le continent aussi bien qu’en diaspora, et sur l’exigence de solidarité panafricaine qui scelle une communauté de destin entre tous les peuples noirs. Seule la libération de l’Afrique peut permettre de mettre à la négrophobie que subissent les Noirs dans les pays à majorité blanche une muselière politique. Et seule la conscience africaine des Noirs de la diaspora peut favoriser les leviers diplomatiques et politiques nécessaires à la renaissance africaine. Comme l’a soutenu avec force l’historien congolais Théophile Obenga, tous les problèmes rencontrés par les Africains et la diaspora sont corrélés à cette immense blessure : ils sont dépourvus d’une puissance politique unie capable de faire valoir leurs intérêts à l’échelle du monde 6. En diaspora, ils ne sont pas tenus pour des citoyens au sens plein du terme. Sur le continent, les États auxquels ils appartiennent sont, au mieux, sans poids global et sans capacité de servir leur propre peuple ou, au pire, prédateurs de la population. Mais j’ajoute à ce constat lucide que l’unité de l’Afrique n’est pas un programme si elle n’affronte pas avec opiniâtreté les inégalités drastiques qui lacèrent les communautés noires. Les potentats, les affairistes sans scrupule et les warlords d’aujourd’hui, avec leur dédain proprement négrophobe de la vie noire, sont les descendants spirituels directs des roitelets et des malfrats qui vendirent des Africains aux Blancs sur les côtes d’Afrique de I ‘Ouest voilà trois siècles. Tous ces phénomènes s’enracinent dans le refus radical et global de reconnaître aux vies noires la même valeur qu’aux autres ; seulement certains Africains sont parvenus à en tirer profit. La reconnaissance de la gravité et de la récurrence de ces exactions à travers I ‘histoire sera l’indispensable préalable à une réconciliation des mondes africains et diasporiques.

L’objet de l’idéologie africaine n’est pas de désigner des boucs émissaires abstraits : la Finance, le Blanc. Le capitalisme est une catastrophe et la suprématie blanche une réalité globale, mais les magnats noirs sont des réalités nationales. Notre hostilité à l’égard des uns ne doit alimenter aucune mansuétude à l’égard des autres. L’unification de I’ Afrique sans un changement radical du système économique et de redistribution des richesses serait l’avènement d’un effroyable titan, prêt à dévorer son peuple vivant. Héritière du communalisme et du socialisme prôné par tous les grands meneurs panafricains des indépendances africaines, l’idée d’un communisme noir radicalise leur perspective. Les ombres de l’Union soviétique et du président Mao ne nous écrasent plus ; l’Afrique est libre de reprendre à son compte le mot « communisme » pour inventer sa voie vers la dignité. II signifie le désir ardent de réaliser le commun, de construire la communauté, et il le dit avec ferveur. Chaque action collective, chaque prise de parole individuelle, devrait être nimbée, ne fût-ce que faiblement, en arrière-plan, de la trace de ce songe d’une Afrique fédérale et communiste.

Un tel idéal ne peut se manifester dans l’activisme qu’autour d’un principe d’autonomie politique noire. Le constat des inégalités entre Africains, des violences entre Noirs et des iniquités qui gangrènent nos communautés n’est pas un contrepoids au diagnostic, plus alarmant encore, du caractère systématique de l’antinoirceur. Les négrophobes qui désirent rallier certains Noirs à leur cause s’imaginent toujours sauver ces derniers de la foire d’empoigne, voire de l’abattoir, qu’ils s’imaginent être leur communauté. Cependant, autonomie n’est pas synonyme de ségrégation. Dès lors que les objectifs et les motifs canalisés par l’idéologie africaine sont clarifiés, les habitudes vénéneuses liées à l’obsession de l’épiderme ou des origines, le colorisme et autres querelles de pureté, trouvent naturellement leur objection. La question noire se vide ainsi de tout mysticisme malsain et refuse les illusions de supériorité. Un militantisme politique fondé sur l’autonomie noire se doit de reconnaître simultanément l’égalité et la différence. Autrement dit, dès lors que la politique place en son centre la lutte contre la déshumanisation noire et formule clairement son analyse de la société, la ligne de fracture essentielle n’est plus tracée entre les Noirs et les autres, mais entre ceux qui partagent cette analyse et ceux qui s’y opposent. Une organisation noire a tout à gagner à accepter ses membres et à définir ses alliés sur des bases idéologiques et non raciales, au risque de s’empêtrer dans la paresse intellectuelle et l’intolérance qui découlent nécessairement de l’illusion de pouvoir juger une personne en un coup d’œil. Quiconque affirme que les Noirs vivent sous la botte de doctrines, de mesures et de politiques qui les privent d’humanité et que la puissance noire est la solution et agit en conséquence mérite d’être tenu pour un ou une camarade, quelles que soient ses origines Les aléas du militantisme ne tarderont pas à dévoiler les faux amis, comme à révéler d’inattendus complices.

Il importe qu’une telle organisation politique veille sur le caractère révolutionnaire de son idéologie et ne perde jamais de vue l’objectif élevé qu’elle se fixe : la libération et la souveraineté des peuples noirs au moyen de l’avènement d’un État fédéral communiste. Cependant, la totalité de l’action politique ne saurait être révolutionnaire. Autrement dit, l’activisme consiste en général à modifier partiellement une situation sociale, c’est-à-dire à la réformer. Pour leur part, les opportunités de bouleversement radical, c’est-à-dire les moments révolutionnaires, sont d’une extrême rareté. Il importe pourtant de demeurer politiquement actif, et ce pour deux raisons. D’une part, car c’est l’opportunité d’améliorer la situation de personnes vulnérables, d’altérer l’ordre social afin de soulager leur souffrance. Mais aussi, de l’autre, car le militant radical noir est un veilleurs une sentinelle de l’idée panafricaine dont il doit assurer la pérennité et le renouvellement. De ces deux aspects, découle la nécessité de privilégier un réformisme tactique où l’importance des combats localisés n’est certes pas minimisée et où ils ne sont pas traités comme des moyens en vue d’autre chose, mais où ils ne deviennent pas non plus la seule et unique fin. C’est pourquoi, à l’exception des élections locales où, en fonction de la démographie d’un espace spécifique, la conquête du pouvoir peut offrir d’heureuses perspectives, il est préférable de se tenir en dehors de la politique électorale dans les pays à majorité blanche. Que chacun soit libre de sa participation aux élections, mais I’ investissement militant dans les campagnes électorales présente, pour sa part, davantage de vices que de vertus pour les activistes noirs en Occident.

En effet, les élections n’y sont pas un outil neutre dont on pourrait user impunément. D’un point de vue noir, les élections en Europe ou en Amérique du Nord constituent une perverse pédagogie de l’espérance blanche. Elles nous conditionnent à placer notre confiance, à investir notre désir, voire à dilapider notre temps, au service de représentants qui n’ont pas la moindre idée des véritables intérêts des Noirs, et encore moins de volonté de les servir. Espérer bénéficier, par ricochet, de programmes destinés à des électeurs blancs constitue une erreur de jugement, une vision à très court terme dont le résultat le plus immédiat sera l’effacement de tout programme révolutionnaire noir digne de ce nom. En effet, on ne saurait simultanément prétendre à une certaine radicalité politique et s’investir corps et âme dans l’électoralisme le plus sordide ; c’est se croire stratège tout en étant télécommandé par les intérêts de la suprématie blanche.

En revanche, la société civile regorge de mouvements organisés autour de problèmes spécifiques qui concernent directement les intérêts noirs. II est judicieux d’investir de telles formations, même si leurs objectifs ne sont pas révolutionnaires. D’une part, ils sont susceptibles d’améliorer la vie quotidienne ou l’estime de soi de la population. De l’autre, ils constituent en général un vivier de jeunes militants noirs de bonne volonté, souvent dénués de véritable armature doctrinale ou acquis aux lieux communs libéraux à la mode, voire aux vieilles lunes de la gauche blanche. Le plus important est ici d’insister sur la conscience noire internationaliste et globale, si prégnante au milieu du XXè siècle, mais qui s’est étiolée au fil des décennies suivantes. Pourtant, elle ressurgit épisodiquement, à l’occasion d’événements comme le meurtre de George Floyd ou la révélation dans la grande presse de la réinstauration d’un esclavage négrier en Libye, bien que sous une forme plus fragmentaire que systématique. Or il serait souhaitable de revenir à cette cohérence doctrinale : de montrer que, même si les Africains sont confrontés à l’exploitation économique, leur condition n’est jamais pleinement compréhensible sans une claire conscience du caractère globalement structurant de la négrophobie, c’est-à-dire de I’ universelle dévalorisation de la vie noire. C’est l’occasion de démontrer la pertinence de I’ idéologie africaine. Les luttes de travailleurs immigrés, les mobilisations contre les crimes policiers, les déboulonnages de statues coloniales sont autant d’opportunités de témoigner de la multiplicité et de l’adaptabilité du mouvement noir, mais aussi de dessiner ces combats localisés et temporaires au sein d’une plus vaste fresque

Enfin, l’un des vecteurs les plus constants er les plus frappants de l’idéologie africaine, et ce depuis au moins un siècle, réside dans son esthétique. Le plus souvent, on évoque la musique, tant il est vrai que l’expression musicale noire est pour ainsi dire devenue synonyme de la musique populaire contemporaine dans son ensemble. Mais l’esthétique radicale noire ne fait pas seulement partie de la culture qui accompagne l’histoire des luttes, elle en fait partie intégrante et les structure. Ainsi, elle ne se limite pas au seul élément musical. Au sein des organisations, elle occupait au moins deux fonctions. D’abord, il s’agissait de singulariser la communauté, de la distinguer, de lui procurer les moyens de se connaître et de se reconnaître elle-même. En somme, il s’agissait de la réaliser. Mais, ensuite, il s’agissait aussi d’augmenter cette réalité, de lui offrir des caractéristiques qui transcendent le réel. Les uniformes arborés par les membres de lUNIA de Marcus Garvey étaient décrits, y compris par les personnes qui n’étaient pas membres de l’organisation, comme réinjectant de la dignité à la communauté dans son ensemble. Il en allait de même des blousons de cuir, des tenues noires et des patrouilles en armes du Black Panther Party (BPP), etc. Les illustrations créées par le ministre de la Culture du BPP, Emory Douglas, ont transformé l’imaginaire politique noir contemporain. Le théâtre africain, à l’image des pièces du Nigérian Femi Osofian ou du Congolais Sony Labou Tansi, a souvent servi de critique sociale et de commentaire presque simultané de la vie politique. Toutes ces dimensions, qu’il s’agit de réinvestir au moyen de la technologie contemporaine, constituent l’armature d’un possible renouvellement de l’idéologie africaine, prélude à la libération noire.

Certes, les créations culturelles noires, dans leur vivacité, leur originalité et leur puissance expressive, ne produiront pas, à elles seules, la libération noire. En réalité, la consommation négrophile de la production artistique nègre participe de l’asservissement des Africains depuis les premiers marchés aux esclaves où l’on forçait ces marchandises humaines à divertir leurs acheteurs. Mais le renversement révolutionnaire des rapports sociaux, pour utopique qu’il puisse paraitre aujourd’hui, serait lui-même insuffisant sil se pense comme une simple réplique de la doctrine de la gauche blanche et se contente de substituer la catégorie unificatrice de classe par celle de race. La production culturelle et intellectuelle noire est un vivier d’idées qui font signe vers le caractère singulier de l’historicité de I’Afrique et de sa diaspora. La révolution noire n’a de sens que si elle n’est pas simplement un bouleversement de l’organisation esclavagiste des rapports sociaux, mais porte le germe d’une nouvelle civilisation.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Décoloniser l’esprit II. Le théatre

Extrait du livre Décoloniser l’esprit, publié en 1986 aux éditions La fabrique, écrit par Ngũgĩ wa Thiong’o

Ce texte extrait du livre «Décoloniser l’esprit», retrace l’expérience d’un théâtre populaire dans le village de Kamiriithu au Kenya.

Le théâtre Kamiriithu, au Kenya, a été célébré comme une puissante expérience de décolonisation africaine. En 1976, les travailleurs locaux et les membres de la communauté se sont réunis pour construire un théâtre en plein air et mettre en scène une pièce qui a rapidement attiré un vaste public de tout le pays et d’ailleurs.

Écrite par Ngũgĩ wa Thiong’o et Ngũgĩ wa Mirii et mise en scène par Kimani Gicau, la pièce Ngaahika Ndeenda (Je me marierai quand je veux) est devenue le moyen par lequel les acteurs ont affronté la dépossession des terres, la pollution industrielle et l’injustice néocoloniale. Cependant, peu après sa création, le gouvernement kenyan a emprisonné Ngũgĩ wa Thiong’o et a finalement démoli le centre communautaire.

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Le theatre – livret

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Le theatre – page par page

Format à lire en ligne,  extrait de la deuxième partie du livre –  Le théâtre

II. Le théâtre

1.
Un beau matin de 1976, une femme du village de Kamiriithu vint me voir à la maison et me dit sans détour : « On raconte que vous avez beaucoup d’éducation et que vous écrivez des livres. Mais pourquoi ne partagez-vous pas tout cela avec les autres habitants du village ? Si vous pouviez nous consacrer ne serait-ce qu’un peu de votre savoir et de votre temps… » Il y avait au village un centre de loisirs qui dépérissait. Il fallait se serrer les coudes si on voulait lui redonner vie. Étais-je disposé à y contribuer ? Je répondis que j’y réfléchirais. Je dirigeais alors le département de littérature de l’université de Nairobi mais vivais non loin de Kamiriithu, à Limuru, à peut-être trente kilomètres de la capitale. Je faisais tous les jours l’aller-retour à Nairobi – tous les jours sauf le dimanche, qui était le meilleur jour pour me trouver à la maison. Cette dame revint le dimanche suivant avec la même requête, formulée à peu près dans les mêmes termes, puis le suivant, puis celui d’après encore. C’est ainsi que je finis par rejoindre ce qui allait devenir le centre éducatif et culturel de la communauté de Kamiriithu.

2.
Kamiriithu fait partie de ces villages de la région de Limuru créés de toutes pièces par l’administration coloniale britannique vers 1950 dans l’espoir de couper la population civile des rebelles de l’Armée de libération du territoire kenyan, plus connus sous le nom de Mau Mau. Après l’indépendance encore, en 1963, ces villages faisaient surtout figure de réservoirs de main d’œuvre bon marché. En 1975, la population de Kamiriithu avait crû au point de s’élever à elle seule à dix mille habitants.
[…]

3.
En décidant d’accorder une telle place au théâtre, introduisions-nous quoi que ce soit d’étranger à la communauté, ainsi que devait plus tard nous le reprocher le préfet local ? Le théâtre puise ses racines dans les conflits de l’homme avec son milieu et avec ses semblables. Au Kenya, avant la colonisation, les paysans des différents peuples défrichaient des forêts, plantaient des céréales, les cultivaient, les moissonnaient ; chaque graine plantée en donnait de nombreuses autres. De la mort renaissait la vie. Des rites célébraient le pouvoir magique des outils, d’autres la fertilité de la terre, le jaillissement de la vie d’entre les cuisses des hommes et des animaux, la reproduction miraculeuse des vaches et des chèvres, qui semblait faite exprès pour rendre service aux hommes. La naissance, la circoncision, l’initiation aux étapes successives de la vie d’homme, les mariages, les enterrements, tout cela donnait lieu à des rites et à des cérémonies.
La nature était cruelle : les sécheresses et les inondations mettaient fréquemment la communauté en danger de mort. On construisait des puits et des murs, qu’il fallait placer sous la bénédiction des dieux : nouveaux rites, nouvelles cérémonies. Les esprits étaient bien sûr invisibles, mais on pouvait les représenter à l’aide de masques. Ainsi la nature finissait-elle par devenir amie.
Les hommes aussi étaient cruels. Des ennemis venaient s’emparer du bétail et des chèvres de la communauté. Pour les reprendre, il fallait faire la guerre. Bénir les lances. Bénir les guerriers. Bénir ceux qui défendaient la communauté des assaillants. Célébrer le retour des guerriers victorieux qui, devant la communauté admirative et reconnaissante, rejouaient pour elle à renfort de chants et de danses les scènes les plus glorieuses de la bataille. Il y avait aussi les ennemis du dedans : malfaiteurs, voleurs, paresseux et autres êtres nuisibles à la communauté dont de nombreux contes, souvent accompagnés de chœurs, enseignaient le sort.
Il arrivait que certains récits prennent des jours, des semaines, des mois. Chez les Kikuyu, la cérémonie de l’Ituika, au cours de laquelle unegénération remettait le pouvoir à la suivante, se tenait tous les vingt-cinq ans. Si l’on en croit Kenyatta dans son livre Devant le mont Kenya, les habitants festoyaient, dansaient et chantaient pendant plus de six mois d’affilée. La nouvelle génération inventait de nouveaux proverbes et de nouvelles danses, annonçant les lois et les principes à venir. Une grande procession théâtrale rejouait l’advenue d’Ituika. On chantait, on dansait, on mimait. Le théâtre à cette époque n’était pas isolé : il faisait partie intégrante de la vie et des rythmes de la communauté. C’était une activité parmi d’autres, qui se nourrissait des tâches de tous les jours. C’était un jeu, un divertissement prenant, mais aussi un enseignement moral, dont dépendait la pérennité de la communauté. Les représentations n’avaient pas lieu dans des bâtiments construits exprès. Elles pouvaient se dérouler n’importe où – partout où se rencontrait un « espace vide », pour reprendre l’expression de Peter Brook. L’« espace vide », chez les habitants, faisait partie de la tradition.

4.
La colonisation britannique rompit cet équilibre. Les missionnaires, dans leur prosélytisme zélé, associèrent les cérémonies traditionnelles au diable. Pour ouvrir le cœur des indigènes aux voies de la Bible, il fallait les éradiquer. L’administration coloniale mit en place une nouvelle législation : une autorisation devint nécessaire pour le moindre rassemblement. Le colonialisme lui-même redoutait cette vérité énoncée dans la Bible : que deux ou trois hommes s’assemblent, et Dieu les entendra. Quel intérêt les colons auraient-ils eu à ce que le cri du peuple soit entendu ? La plupart des rites furent interdits, à commencer par la cérémonie de l’Ituika, en 1925. Les interdictions se firent draconiennes pendant la révolte Mau Mau, entre 1952 et 1962, où tout rassemblement de plus de cinq personnes devint passible de poursuites. S’appuyant sur l’école, les missionnaires et l’administration coloniale sapèrent peu à peu la tradition de l’« espace vide » en s’arrangeant pour confiner les réunions dans des lieux surveillés, salles communes, salles de classe, églises, théâtres officiels pourvus d’estrades. Entre 1952 et 1962, ils tentèrent même d’enfermer l’« espace vide » derrière des barreaux en encourageant prisonniers et détenus politiques à représenter un théâtre servilement procolonial et anti-Mau Mau.
[…]
L’indépendance, en 1963, ne changea pas grand-chose : l’« espace vide » resta confiné dans les mêmes lieux ; les comédies musicales du genre Boeing Boeing, Jésus-Christ Superstar et Alice au pays des merveilles continuèrent de tenir le haut du pavé, et la communauté expatriée de dominer le monde du théâtre professionnel, semi-professionnel et amateur. Les écoles et les universités comptaient de plus en plus de diplômés cependant, et une résistance accrue se fit sentir, même si elle resta confinée entre les murs des écoles et des universités, et demeura souvent prisonnière de la langue anglais
[…]
L’émancipation prit des formes variées. Certains tinrent surtout à revendiquer le droit d’écrire, de mettre en scène et de jouer eux-mêmes les pièces de leur choix. D’autres, comme Micere Mugo et moi-même dans notre pièce Le Procès de Dedan Kimathi, se mirent à écrire un théâtre de plus en plus anticolonialiste et anti-impérialiste. D’autres encore, comme Francis Imbuga dans sa pièce Trahison dans la ville, entreprirent de critiquer l’ordre interne du pays.
[…]

5.
Le projet du centre de Kamiriithu n’était donc pas une aberration, mais plutôt une tentative de retour aux fondements oubliés de la civilisation africaine et à ses traditions théâtrales. Par son simple emplacement au cœur d’un village où se côtoyaient les classes sociales décrites plus haut, Kamiriithu résolvait la question de ce que doit être un authentique théâtrenational. Le théâtre n’a rien à voir avec un bâtiment. Ce sont les gens qui le font. C’est de leur vie qu’il parle. Kamiriithu renouait avec la tradition de l’« espace vide », tant par la langue et le sujet des pièces que par leur forme.
Les circonstances ne laissaient guère le choix. Par exemple, il existait à Kamiriithu un « espace vide » à proprement parler : les quatre arpents de terre réservés au centre de loisirs n’abritaient encore à l’époque, en 1977, qu’une vague bâtisse de quatre pièces aux murs d’argile, qui servait pour les cours d’alphabétisation aux adultes. Le reste était abandonné aux herbes. Ce furent les paysans et les ouvriers du village qui bâtirent la scène : une simple plateforme en demi-cercle surélevée, adossée à une palissade en bambous derrière laquelle une maisonnette servait de coulisses. La scène était à peine séparée des rangées de fauteuils, faites de longues pièces de bois pareilles à des marches d’escalier. Il n’y avait pas de toit. C’était un théâtre en plein air, entouré de vastes terrains vagues. Rien n’entravait le va-et-vient des acteurs et des spectateurs entre les gradins et la scène ni entre les gradins et les alentours. À l’arrière-plan poussaient de grand eucalyptus. Du haut des branches ou de la palissade en bambou, les oiseaux assistaient aux représentations. Et au cours de certains spectacles, il arrivait que, sans avoir répété, des acteurs décident subitement de grimper aux
eucalyptus et de mêler leur voix à celle des volatiles. Ils ne jouaient pas seulement pour les spectateurs assis devant eux, mais pour quiconque les apercevait et les entendait : leur public, c’était les dix mille habitants du village sans exception.
[…]
Ce fut l’expérience de Kamiriithu qui me força à me tourner vers le kikuyu et à opérer ce qui revint pour moi à une « rupture épistémologique » avec mon passé. La composition du public décida du choix de la langue ; et le choix de la langue décida du public. Mais notre décision d’écrire en kikuyu ne renouvela pas seulement le rapport avec le public ; elle conduisit à modifier d’autres aspects du spectacle, le contenu de la pièce par exemple, le type d’acteurs choisis pour la représenter, l’ambiance des répétitions et des filages, l’accueil des représentations. C’est la signification entière du projet qui s’en trouva modifiée.
[…]
Le fait intéressant était que bon nombre d’ouvriers et de paysans de Kamiriithu avaient participé à la lutte de libération, en la soutenant tacitement ou en s’engageant activement dans la guérilla. Beaucoup avaient pris le maquis dans les montagnes et les forêts, beaucoup d’autres avaient été enfermés dans des camps de détention ou des prisons ; certains aussi, bien sûr, avaient collaboré avec l’ennemi britannique. Beaucoup avaient vu leurs maisons brûlées, leurs filles violées, leurs terres confisquées, leurs parents tués. Le village de Kamiriithu lui-même avait été successivement témoin de la lutte héroïque contre le colonialisme, puis de la gigantesque trahison qui avait laissé s’enliser le pays dans l’ordre néocolonial. La pièce célébrait la lutte passée et suggérait qu’elle ne devait pas s’arrêter.
C’est ici que le choix de la langue était crucial. Le kikuyu permettait qu’il n’y ait pas, pour les spectateurs, de distance entre leur histoire et la langue dans laquelle cette histoire était racontée. Puisque la pièce était écrite dans une langue qu’ils comprenaient, ils étaient libres de participer aux débats sur le texte et les répliques. Ils en discutaient le contenu, mais aussi la forme. Ngugi Wa Miri et moi ne cessions d’apprendre. Sur notre propre histoire. Sur ce qui se passait dans les usines. Sur ce qui se passait dans les fermes et les plantations. Sur notre propre langue, puisque les paysans, qui n’avaient jamais cessé de la parler, en étaient les plus fiables et les plus fidèles gardiens. Sur les traits formels caractéristiques du théâtre africain.
[…]
La pièce posait de nombreuses questions sur la société kenyane, et provoquait des débats toujours plus vifs non seulement parmi ceux qui travaillaient au futur spectacle, mais parmi ceux qui venaient assister aux répétitions et suivre l’évolution du projet. Les auditions et les répétitions étaient ouvertes au public. Cela nous avait été imposé au départ par la nature du lieu, ouvert aux quatre vents, mais c’est rapidement devenu une de nos convictions les plus importantes : la participation de tous à la résolution des problèmes artistiques, si lente et chaotique qu’elle pouvait paraître, produisait des résultats d’une haute valeur artistique et forgeait une communauté d’esprits incomparable. Docteurs de l’université de Nairobi, docteurs de l’usine Bata et des plantations de toutes céréales, docteurs de l’« université de la rue » chère à Gorki, chacun était jugé à la seule aune de ce que sa contribution personnelle apportait au groupe
[…]
Les répétitions publiques participaient d’un désir plus global de démystifier le savoir et le réel. Les gens voyaient à quel rythme les acteurs progressaient, au prix de quel travail ils passaient du stade où ils arrivaient à peine à se déplacer et à dire leurs répliques, à un autre où ils finissaient par se mouvoir et jouer comme s’ils avaient toujours vécu sur scène et récité ce texte. Il arrivait qu’on donne un rôle à des villageois après les avoir vus monter spontanément sur le plateau pour indiquer de quelle façon interpréter tel ou tel personnage. Le public les applaudissait pour les encourager à continuer d’interpréter le rôle. Tout le monde se rendait compte que la perfection était l’aboutissement d’un processus – ce qui n’empêchait personne d’être admiratif. Au contraire nous l’étions plus encore, car nous savions que si le résultat était parfait, c’était grâce à chacun et au travail collectif de tous. La communauté entière s’en trouvait grandie.
Le travail sur le scénario de Ngaahika Ndeenda, l’écriture des répliques, les lectures et les discussions sur le décor, les auditions et les répétitions, la Le fruit de tous ces efforts pour élaborer une forme théâtrale authentiquement africaine apparut lorsque la pièce fut jouée le 2 octobre 1977, de nouveau un dimanche après-midi – le froid rendait impossible une représentation en soirée. Ce fut un succès immédiat, avec un public venu de loin, en taxi et parfois par des bus loués exprès. Le théâtre redevenait ce qu’il avait toujours été : une composante parmi d’autres d’une grande fête collective. Certains spectateurs connaissaient les répliques aussi bien que les acteurs et se réjouissaient de les voir changer de ton et de jeu d’une fois l’autre, en fonction des circonstances ou du public. Beaucoup s’identifiaient aux personnages. On en voyait, ouvriers, paysans, se faire appeler du nom de leur personnage favori, Kiguunda, Gicaamba, Wangeci ou encore Gathoni. Ils utilisaient aussi les noms de Kioi, de Nditika, d’Ikuna ou de Ndugire pour désigner ceux, dans le village ou ailleurs, qui avaient tendance à profiter des petites gens. Les répliques de Ngaahika Ndeenda commencèrent à faire partie du vocabulaire et du cadre de référence quotidien des villageois. Cela donnait lieu à des épisodes émouvants. Un dimanche, il se mit à pleuvoir ; tout le monde courut s’abriter sous les arbres et les toits les plus proches. Lorsque la pluie cessa, les acteurs se remirent à jouer et le public au grand complet revint s’asseoir. Ce jour-là, il y eut peut-être trois interruptions successives, sans que la pluie parvienne à disperser l’assemblée.
Plus tard quelque chose y parvint pourtant : certainement pas la pluie ni aucun désastre naturel, car l’identification du village à la pièce était maintenant beaucoup trop difficile à rompre, mais les mesures autoritaires d’un régime hostile à ce genre d’initiative populaire. Le 16 novembre 1977, en retirant au centre de Kamiirithu le droit d’accueillir le moindre rassemblement, le gouvernement kenyan interdit toute nouvelle représentation de Ngaahika Ndeenda. Je fus moi-même arrêté le 31 décembre 1977 et passai l’année 1978 entière dans une prison de haute sécurité, sans avoir eu droit ne serait-ce qu’à un simulacre de procès. L’émergence d’un théâtre authentiquement kenyan faisait peur aux autorités.
[…]
Un participant âgé d’environ soixante-dix ans, Njoki wa Njikira, donna le 22 janvier 1982 une interview au Daily Nation : « Lorsque l’aventure du théâtre de Kamiriithu commença, disait-il, nous autres vieillards pûmes nous rendre utiles en enseignant aux jeunes des choses qu’ils ne savaient pas. J’avais le sentiment de faire quelque chose d’important en leur apprenant certaines des chansons que nous avions utilisées dans Ngaahika Ndeenda. Grâce au théâtre, on peut raconter l’histoire et apprendre aux enfants à quoi ressemblait leur passé, chose essentielle si on veut qu’ils construisent une société saine. Peu de gens savent encore ce que voulait dire le fait d’être colonisé dans les années 1930, comme le raconte la pièce. » Les autres interviewés tenaient des propos comparables. Dans le Standard du 29 janvier 1982, Wanjiru wa Ngigi, jeune secrétaire, mère de deux enfants, résumait le sentiment général : « J’ai appris tant de choses sur ma propre histoire que je peux dire avec certitude que j’en sais beaucoup plus qu’avant sur ma propre culture. Et je continue d’apprendre ! En savoir davantage sur mon passé m’a rendue plus attentive à mon présent et plus soucieuse de mon futur comme de celui de mes enfants. » Malgré sa brièveté, l’expérience de Kamiriithu influença le théâtre kenyan. Elle suscita un élan vers un public populaire et contribua à répandre une foi accrue en la possibilité d’utiliser les langues africaines sur scène.
Elle précipita la naissance de manifestations populaires comme le Festival annuel de Vihiga, dans l’ouest du pays. Aucune n’imitait absolument Kamiriithu, mais le même désir les animait de ressusciter la culture kenyane en puisant à ses racines ouvrières et paysannes. La destruction de Kamiriithu était donc bien plus que celle d’un simple théâtre ouvert. Dans sa recherche d’un théâtre authentiquement africain, Kamiriithu avait laissé entrevoir la possibilité d’un autre Kenya, confiant en lui-même, peuplé d’habitants confiants – un pays devenu l’incarnation de valeurs communes de démocratie et d’indépendance, aux antipodes de l’assujettissement aux États-Unis et aux intérêts impérialistes occidentaux qu’auront représenté les régimes successifs de Kenyatta et d’Arap Moi.

Autonomie et autodétermination

Texte extrait du livre Matérialismes Trans, sous la direction de Pauline Cloche et Noémie Grunenwald aux éditions Hystériques AssociéEs.

Dans cet article, Severine Batteux se questionne sur les conditions de l’autodétermination des sujets d’une lutte transfeministe antiraciste, faisant entendre leur parole sans pour autant tomber dans le piège de l’essentialisation de leur position. Ce texte se penche sur les moyens d’organiser une lutte transféministe antiraciste autonome, permettant de passer « de l’expérience vécue à la politisation de l’expérience ».

Refusant la psychologisation des réalités trans les réduisant à des questions d’identité, cet ouvrage assume une perspective féministe matérialiste: il s’agit d’aborder les conditions sociales des personnes trans, leurs positions dans les rapports sociaux de sexe, de race et de classe, ainsi que leurs inscriptions dans les mouvements féministes.

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Extrait d’une intervention de Pauline Cloche

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INTRODUCTION

Les notions d’autonomie et d’autodétermination sont couramment employées dans les discours politiques qui parlent d’émancipation collective, car ce sont deux manières de désigner l’idée de liberté. Leurs significations varient de manière importante en fonction des usages qui en sont faits: quoi de commun entre l’autodétermination des Nations- unies, comprise comme le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », et l’autodétermination dans les luttes trans, entendue comme le droit des personnes trans à choisir leur état civil sans l’avis du médecin ou du juge? Loin de proposer un tableau exhaustif des sens que peuvent revêtir ces termes, il s’agira dans cet article de proposer un examen critique des notions d’autodétermination et d’autonomie dans une perspective circonscrite, transféministe et antiraciste.

Ma réflexion part d’un double constat à propos des discours politiques sur les personnes trans racisées en France:

1) L’urgence de la situation de ce groupe social, confronté à la précarité, à un fort taux d’incarcération, à la difficulté d’accès à la santé, à l’éducation, au logement et au changement d’état civil, est reconnue dans la plupart des revendications trans.

2) Des groupes associatifs ou collectifs, dont certains en non-mixité, se sont formés en France au cours des dernières années autour de l’idée de faire valoir la spécificité des problématiques rencontrées par les personnes trans racisées.

Or, ces observations ne sont pas sans soulever un certain nombre de problèmes. Le premier tient à la difficulté de prendre la mesure, au niveau national, des effets de la domination des personnes trans racisées en France: le nombre limité de statistiques publiques à ce sujet nous conduit à mesurer le phénomène via le travail associatif de terrain. Le second tient aux conditions de la représentation politique des personnes trans racisées en France: qui est à même de parler en leur nom? Ce groupe social est-il suffisamment uniforme pour considérer que toute personne trans racisée est légitime pour définir les enjeux politiques qui concernent le groupe dans son ensemble ?

Pour commencer à répondre à ces questions, il me semble crucial de libérer un espace de réflexion théorique sur ce que serait un transféminisme anti raciste en France. Cette entreprise va de pair avec la remise en question d’un certain nombre de discours qui ne peuvent pas rendre compte de la situation d’oppression des personnes trans racisées.

La critique portera sur deux points, respectivement associés à l’idée d’autodétermination et à celle d’autonomie.

1) Quelles sont les conditions de I’autodétermination des sujets d’une lutte transféministe anti- raciste ? Comment penser une théorie cohérente de l’émancipation des personnes trans racisées qui conjuguerait l’exigence de faire entendre leur parole et le refus de l’essentialisation de leur position?

2) Comment organiser une lutte transféministe antiraciste autonome? Comment passer de l’expérience vécue à la politisation de l’expérience?

I-DÉCOLONISER

Il est bien connu de l’ethnologie et du militantisme queer que l’expérience de la non-conformité au genre ne s’arrête pas aux frontières de I’Occident. ll semble même que la référence à des positions sociales qui se situent à côté de la bicatégorisaion des sexes est un passage obligé du mémoire d’ethnologie du genre ou de la brochure militante. « Berdaches », « Two-spirits », « Hijras », « Kathoeys », sont ainsi présenté.e.s comme les exemples les plus frappants du fait que la binarité du genre n’est pas une donnée naturelle, ou qu’il faut la dépasser. Ces mentions répétées posent des problèmes théoriques et pratiques.

Quelle intention régit I’utilisation d’exemples de non-conformité dans le genre en dehors de l’Occident ? Le principe de l’argumentation est le suivant: pour contester I’idée que le découpage des sexes en deux classes – hommes et femmes – est une détermination naturelle, il faut exhiber des positions sociales en dehors de cette bicatégorisation dans d’autres cultures. Les exemples de non-conformité dans le genre en dehors de I’Occident mettent à mal l’idée que le sexe est par nature le support d’une division des êtres humains en deux classes. Dans la mesure où sa définition varie d’une culture à l’autre, on peut affirmer que la bicatégorisation du sexe est une construction historique. Cette démarche semble cependant se heurter à l’intraductibilité d’un système de genre culturel à un autre, et plus précisément du système occidental de bicatégorisation du genre à des systèmes de genre qui régissent les rapports sociaux dans des sociétés postcoloniales. Face à la marginalisation des situations de non-conformité supposée dans le genre, le message politique qui est proposé est lui-même réducteur. Il oscille entre l’affirmation universaliste de l’existence de transidentités en dehors de l’Occident, et un relativisme culturel qui prétend voir dans l’existence de positions sociales en dehors de la bicatégorisation au sexe propre à l’Occident la preuve de son artificialité.

Relativisme et universalisme sont ici deux positions complémentaires qui font de la non-conformité supposée au genre une réalité qui ne peut être mesurée que depuis une norme occidentale. On manque ici une logique néocoloniale dans l’imposition d’un lexique trans issu de l’Occident à des sujets issus de sociétés postcolonisées.

« Les personnes blanches appellent couramment ces personnes « berdaches », si elles ont un appareil génital mâle, et « amazones » si elles ont un appareil génital femelle. Mais ces termes sont offensants dans la mesure où il s’agit de mots étrangers correspondant à des références blanches et qui ignorent les traditions autochtones. Je préfère le terme Sioux « winkte » pour parler des personnes qu’on appelle «m2f» en anglais (homme vers femme) et « kurami » (du Yuma kne’rhame) pour « f2m » (femme vers homme). Bien que ces termes autochtones puissent recouvrir la terminologie utilisée par la société dominante, ils ne lui sont pas identiques car les conceptions autochtones du genre et de l’identité sont très différentes de celles de la culture dominante. » (1)

Définir par leur transidentité les sujets postcoloniaux perçus depuis l’Occident comme non conformes dans le genre, c’est imposer une conception occidentale du genre à des systèmes de genre non occidentaux. Pour analyser ce geste, c’est pourtant moins à une théorie du relativisme culturel qu’à l’histoire coloniale qu’il convient de se rapporter. L’étymologie d’un terme comme « berdache » est significative, comme le rappelle Maud-Yeuse Thomas (2) quand elle se réfère aux travaux de l’historienne Pierrette Desy:

« Le mot berdache, tel qu’on l’emploie en anthropologie, vient du français bardache. Selon le Littré, c’est un terme obscène qui désigne « le mignon ou le giton». Avec les variantes bardash et berdash, il a été repris par les voyageurs français et canadiens pour nommer les homosexuels aborigènes d’Amérique du Nord. L’Occident transforme le two-spirit, cet « esprit double », en berdache homosexuel et le système spirituel des sociétés chamaniques en sociétés de sauvages. L’origine du berdache et de la figure trans sont communes à l’aire occidentale. »

La condition essentielle d’une autodétermination des personnes trans racisées est le refus d’une logique coloniale qui intègre sous une catégorie trans, issue de I’Occident, les sujets postcoloniaux supposés non conformes dans le genre. Cet acte pourrait être qualifié de violence épistémique, concept forgé par Gayatri Spivak pour désigner les dispositifs discursifs mis en place par l’Occident pour marginaliser les voix des sujets postcolonisés. En prétendant décliner leurs concepts à travers toutes les cultures, les intellectuels occidentaux font revêtir les habits de l’universalité à leur situation historique particulière. Il faut néanmoins préciser que le fait trans ne se limite pas à sa définition institutionnelle et juridicomédicale, celle du diagnostic de transsexualisme et de l’état civil, mais s’étend aux discours politiques des militances trans occidentales elles-mêmes. Considérer par exemple que l’existence de situations de non-conformité dans le genre en dehors de l’Occident est une preuve du caractère non naturel de la binarité du genre n’échappe pas à cette critique. (3)

Une réflexion sur la violence épistémique de l’imposition de la catégorie trans dans l’oubli de l’histoire coloniale du genre resterait incomplète si on n’y ajoutait pas le constat que le remplacement des systèmes de genre précoloniaux a eu lieu. Les cultures qui ne s’organisaient pas autour de la bicatégorisation du sexe ont abandonné leurs systèmes de genre sous l’influence de la colonisation. Il serait illusoire de vouloir retrouver intact un système culturel précolonial: les sociétés poscoloniales ont intégré aux pratiques de non-conformité dans le genre des éléments issus de l’histoire occidentale du fait trans, comme la poursuite d’une transition médicale depuis de nombreuses années. (4)

Seul un essentialisme exotisant souhaite trouver des eldorados du genre là où la colonisation a laissé des systèmes de genre complexes, où coexistent des catégorisations pré- et postcoloniales: des femmes transsexuelles et des hijras, des two-spirits et des personnes transgenres.

On voit combien le projet de décoloniser le transféminisme est indissociable d’une réflexion sur l’histoire du genre et du fait trans. Loin de se limiter au récit du rôle déterminant des femmes trans racisées à Stonewall, une militance trans antiraciste décoloniale implique un retour sur la manière dont le système sexe-genre propre à l’Occident est devenu hégémonique.

II- DÉPSYCHOLOGISER

On ne peut parvenir à une compréhension politique de l’expérience trans tant qu’on la confond avec un phénomène psychologique. A ce titre, je crois qu’il faut prendre des distances avec un réseau conceptuel utilisé pour rendre compte du fait trans.

La critique de leur psychologisme n’a pas pour fin de nier le fait que les individus ont un vécu subjectif, mais de ramener l’explicitation de ces vécus à la position sociale. Nulle expérience ne doit être soustraite à une analyse sociale si l’on souhaite rendre compte d’une situation politique et sociale de domination.

Plusieurs dispositifs théoriques utilisés pour décrire les réalités trans ont pour principe une scission dans la compréhension du genre chez les personnes trans. Il y aurait ainsi une séparation entre l’identité de genre et l’expression de genre, c’est-à-dire entre une forme de conscience personnelle du genre et un aspect externe; ou encore une scission entre le sexe assigné à la naissance et l’identité de genre, c’est-à-dire entre une identité officielle, imposée par l’institution médicale et administrative, et une identité intime. Une personne trans serait alors une personne dont l’identité de genre n’est pas en conformité avec l’expression de genre, ou dont l’identité de genre ne correspond pas au sexe assigné à la naissance. Ces deux régimes de scission ne sont pas identiques. Si on fait la différence entre identité et expression de genre on peut considérer qu’une personne trans peut ne plus être trans si elle parvient, au terme d’une transition, à mettre en adéquation son identité de genre et son expression de genre. A l’inverse, une personne qui effectuerait ce genre de démarche resterait trans dans le second modèle de séparation, parce qu’elle ne peut supprimer son assignation à la naissance à moins de considérer que son assignation n’est que constituée par son état civil. Dans ce cas, ce serait le changement d’état civil qui validerait la sortie d’un statut social trans.

Quelle est la relation entre les deux termes de la séparation? Dans ces deux régimes de séparation, une différence est établie au sein du genre entre ce qui relèverait du ressenti, l’identité, et ce qui relèverait du manifeste, l’expression ou l’assignation.

Ma thèse est que cette division est psychologisante et nuit à une compréhension politique et sociale du fait trans. Dans cette compréhension du genre, le ressenti consisterait en une vérité de l’individu contre une perception sociale, validée par autrui, aussi bien dans le cadre de l’assignation que de l’expression de genre. La construction d’un moi sexué se heurterait ainsi toujours à la contradiction entre une perception interne et une perception externe, dans la dramaturgie urbaine du regard des autres. Cette opposition est de nature libérale: si l’identité de genre doit être reconnue, respectée et défendue, c’est pour préserver le bien-être d’un individu auquel on reconnaît certains droits subjectifs ; mais cette approche n’ouvre aucune perspective au sujet des expériences de domination qui relient les sujets trans comme classe.

En faisant de la psychologie individuelle le modèle de la compréhension du genre, cette division préserve le système sexe-genre lui-même : tant que la défense de l’identité de genre comme droit subjectif est la seule perspective politique, le genre devient un caractère positif, qui correspond à des identités de genre, voire des genres, qui appartiennent aux individus (« c’est mon genre »), et non plus le nom d’un système normatif qui prétend justifier des situations de domination sociale par une physionomie. Les principes de Yogyakarta, adoptés par le Conseil des droits humains des Nations unies en 2007 définissent l’identité de genre de la manière suivante :

« L’identité de genre est comprise comme faisant référence à l’expérience intime et personnelle de son genre vécue par chacun, qu’elle corresponde au sexe assigné à la naissance, y compris la conscience personnelle du corps (qui peut impliquer, si consentie librement, une modification par des moyens médicaux, chirurgicaux ou autres) et de l’apparence ou des fonctions corporelles par d’autres expressions du genre, y compris l’habillement, le discours et les manières de se conduire ». La séparation établie entre l’« expérience intime et personnelle de son genre» et les « expressions du genre » fonde ici la volonté de poursuivre une transition, déclinée entre un plan médical et un plan socioculturel.

Contre une division du genre entre le ressenti et le manifeste, entre I’individuel et le collectif entre l’intime et le public, il me semble crucial de réaffirmer l’unité du genre comme rapport social. Le genre est un rapport social, historiquement constitué, qui régule la division des êtres humains en deux sexes, et qui se traduit par la mise en place de procédures de contrôle et de conformation des corps jugés déviants par rapport à cette bicatégorisation. Une définition de ce type ouvre la possibilité de s’interroger sur les ressorts de l’oppression des personnes trans. On peut ainsi s’interroger sur les raisons de la prévalence importante du virus du VIH-Sida parmi les personnes trans (5). Ou encore sur les conditions d’incarcération des femmes trans racisées, placées dans des lieux de détention pour hommes, où elles sont confrontées au danger permanent d’une agression (7). Ou encore sur les difficultés d’accès à l’emploi, au logement, à l’éducation, à la santé dont sont victimes les personnes trans. Ces différents phénomènes caractérisent la situation d’oppression des personnes trans en tant que classe. Au sein de cette classe, des hiérarchies existent : il est aujourd’hui bien connu que les femmes trans racisées forment la population la plus précarisée au sein de la classe des personnes trans, même si la réalité complexe de cette situation de domination est souvent résumée à quelques statistiques sur les meurtres des femmes trans racisées aux Etats-Unis. Contre une vision qui réduit les femmes trans racisées à des victimes sacrifiées dont le nom sera prononcé le seul Jour du souvenir trans, il s’agit de travailler à la mesure effective de la situation de domination des femmes trans racisées et de soutenir les projets militants qui luttent contre leur précarisation: missions de prévention du VIH-Sida, notamment auprès des travailleuses du sexe, procédure de changement d’état civil libre et gratuit sur simple déclaration, mais aussi procédure d’accueil des personnes sans papiers/migrantes, organisation de visites en prison. C’est au prix de ce changement de perspective, qui se constitue dans le refus du psychologisme et de I’individualisme libéral, que peut se réaliser le passage d’une auto-identification à une autodétermination des personnes trans. L’autodétermination est une lutte : celle du développement d’une conscience de classe contre la domination du genre. Encore faut-il préciser les conditions de ce développement: comment faire entendre la parole des personnes trans sur leur propre situation de domination? Comment passer de l’expérience vécue à la politisation de l’expérience?

III. S’ORGANISER

L’idée selon laquelle ce sont les dominé.e.s qui sont les plus aptes à rendre compte de leur situation de domination, et que leur parole doit être privilégiée sur celles des dominants, est un principe important dans la construction historique des luttes marxistes et féministes. Dans Histoire et conscience de classe (1923), Lukács expliquait que le prolétariat est héritier d’un certain point de vue sur le monde social qui lui donne un privilėge épistémologique. Percevoir d’autres réalités que celles de la culture bourgeoise permet selon lui de construire une représentation plus juste de la réalité. Le courant féministe de l’épistémologie du point de vue a repris et développé cette idée en soulignant sa double dimension critique et constructive (8). Tout discours situé doit interroger les conditions matérielles et sociales dans lesquelles il s’énonce, ce qui appelle une réflexivité critique accrue de la part des chercheur.e.s sur leur propre position de domination. L’introduction de points de vue marginalisés peut transformer la manière dont les objets sont construits et atteindre un niveau plus élevé d’objectivité. Dans Les Subalternes peuvent-elles parler ?, Spivak définit la subalternité comme l’impossibilité de se faire entendre pour les femmes des Suds, du fait de dominations tant matérielles qu’épistémiques. Surexploitées dans la division internationale du travail, n’ayant pas accès au consumérisme, ni aux institutions de production et de diffusion des savoirs, les subalternes ne sont ni sujets dans les discours impériaux hégémoniques, ni dans les discours patriarcaux locaux.

 » La trace de la différence sexuelle, dans l’espace du parcours effacé du sujet subalterne, est doublement effacée. La question n’est pas celle de la participation féminine à l’insurrection, ni des règles de base de la division sexuelle du travail, pour lesquelles on dispose de « preuves ». Elle est plutôt que la construction idéologique du genre, en tant que, à la fois, objet de l’historiographie coloniale et sujet d’insurrection, préserve la domination masculine. Si dans le contexte de la production coloniale, les subalternes n’ont pas d’histoire et ne peuvent pas parler, les subalternes en tant que femmes sont encore plus profondément dans l’ombre. » (9)

Les subalternes ne voient s’ouvrir à elles que des régimes d’expression imparfaits : comment faire écouter une parole postcoloniale, qui se heurte à l’effacement de sa propre histoire par la violence épistémique de l’impérialisme, et qui est aussi occultée par les récits locaux de l’insurrection. L’accent mis sur la construction idéologique du genre qui prend ici une importance primordiale suggère un rapprochement. Les sujets trans racisé.e·s semblent partager cette position paradoxale : soit leur situation est résumée, depuis une position universaliste, à une série de faits statistiques déconnectés de la « construction idéologique du genre » qui les structure, soit la lutte prend la forme d’une réflexion sur des systèmes de genre précoloniaux désormais inaccessibles. Si les personnes trans racisées ne peuvent parler en leur propre nom, alors leur vécu sera ignoré et on se repliera sur des caractères matériels de l’oppression au mieux, sur des discours misérabilistes au pire.

Ces difficultés mettent en lumière la nécessité de bénéficier de structures adéquates à l’autonomisation d’une militance trans décoloniale. Si les personnes trans racisées ne peuvent accéder à la lutte qu’à la condition de représenter une « identité marginalisée » ou d’apporter des critiques visant à accroître l’objectivité de discours qui ne les concernent pas, il ne leur est pas possible d’accéder à une politisation de leur expérience. Contre cette vision qui réduit les personnes trans racisées à un rôle de consultation, il convient de prendre la mesure de la double violence épistémique qui les vise. Les personnes trans comme les personnes racisées ont éte historiquement constituées comme des objets de science par l’impérialisme occidental : la médecine, la biologie, la psychiatrie, la science coloniale, l’ethnologie ont été les responsables de cette objectivation. La réalisation de l’autonomie des personnes trans racisées ne pourra s’effectuer qu’en renversant ce geste : loin de se limiter à une simple critique académique, la remise en question de l’hégémonie de ces disciplines sur le fait trans et la parole postcoloniale constitue aussi une lutte politique, dans la mesure où elle constitue un front de revendications collectives. Par exemple, la lutte pour la dépsychiatrisation des personnes est une lutte indissociablement théorique et pratique contre la réduction du fait trans au diagnostic de transsexualisme: il s’agit tout autant de s’affranchir de certains concepts et discours transphobes de l’institution psychiatrique que de refuser l’expertise d’un psychiatre dans une démarche légale de changement d’état civil. Pour rendre possible la parole des personnes trans racisées, il faut la libérer des structures d’objectivation qui la réduisent au sujet d’étude ou au témoignage.

De manière symétrique, les femmes trans racisées tendent à être définies comme les sujets par excellence de la lutte révolutionnaire parce qu’elles représentent les «identités les plus marginalisées» aux yeux d’un militantisme libéral. Cette approche, qui prétend défendre l’empowerment des personnes trans racisées, n’est bien souvent qu’un vœu pieux. En cantonnant les femmes trans racisées, soit à la fonction de victimes sacrificielles, soit à une identité esthétisée de «queen», on fait mine de les considérer comme des sujets-en-lutte, quand bien même ces approches ne les considèrent jamais comme de véritables sujets politiques. Contre ces constructions idéologiques qui nous réduisent à des cautions militantes dans une représentation dont les règles nous échappent, il s’agit de dénoncer la fétichisation d’une position sociale au service de son instrumentalisation. La critique théorique et pratique de l’objectivation du discours scientifique et de la fausse subjectivation du libéralisme politique sont un commencement possible de la lutte transféministe décoloniale.

 

NOTES

1. « lt is common for white people to refer to these people as « berdache » if they have male genitalia, and as « amazons », if they have female genitalia, but these termes are offensive, being foreign terms that depend upon white standards of reference, and which ignore Native traditions. I prefer to use the Sioux word « winkte » for those people who are described in Enqlish as m2f (male to female) and kurami » (from the Yuma kwe’rhame) for people whoTZm (female to male). However, while these Native terms Overlap in meaning with terminology used by the dominant Society, they are not ídentical because Native concepts gender and identity differ in significant ways from the dominant culture », Gary Bowen. « An entire rainbow of Possibilities » in Leslie Feinbera. Trans Liberation: Beyond Pink or Blue, Boston, Beacon Press, 1998, p. 65.

2.  Maud-Yeuse Thomas, « Regard pour une socioanthropologie du fait trans », Miroir/miroirs, hors-série n’2, décembre 2014, p. 40.

3. « Le saviez-vous ? Notre système de genre binaire femme-homme n’est pas universel. Il a existé et il existe encore aujourd’hui des cultures qui reconnaissent plus que deux genres » pouvait-on ainsi lire sur un tract du cortege non-binaire de l’édition 2016 de l’Existrans, marche des personnes trans et intersexes à Paris.

4. Il n’est évidemment pas question ici de prétendre que le fait trans est une création de l’institution médicale via le diagnostic de transsexualisme, mais de souligner que l’hormonothérapie féminisante masculinisante est une pratique historiquement liée à l’aire occidentale.

5. Selon la Conférence annuelle sur les rétrovirus et les infections opportunistes (enquête INSERM de 2010), l’épidémie du VIH Sida est importante chez les personnes trans MtF. La prévalence va de 10,9 % pour des MtF nées à l’étranger, 17,2 % pour les MtF ayant été en situation de prostitution et 36,4 % pour les MtF nées à l’étranger et ayant été en situation de prostitution. Selon les chiffres de la Santé publique, sur la période 2012-2016, 46 cas de VIH ont été déclarés chez des personnes trans, dont 40 femmes. La plupart sont nées à l’étranger dont 26 sur le continent américain, essentiellement en Amérique latine. 61 % ont ete diagnostiquées en Ile-de-France. 5 cas de contamination ont concerné des hommes trans ou autres personnes Ft.

6. Voir par exemple le brochure  femmes trans en prison

8. Voir par exemple Nancy Hartsock, « The feminist standpoint : developping the ground for specific feminist historical materialism » in Linda Nicholson, The Second Wave: a Reader in Feminist Theory, New York, Routledge, 1997, p. 216-240.

9. Gayatri Chakravorty Spivak, Les Subalternes peuvent-elles parler ?, trad. fr. Jérôme Vidal, Paris, , Amsterdam, 2009.

La chasse aux hommes illégaux

Texte extrait de «La chasse à l’homme», livre publié en 2010 aux éditions La fabrique, écrit par Grégoire Chamayou.

« Voici, tu m’as chassé aujourd’hui de dessus la face
du pays, et je serai caché de devant ta face, je serai
errant et fugitif sur la terre, et il arrivera que
quiconque me trouvera me tuera. »
genèse 4 :14-15

Il […] a tenté de fuir, craignant apparemment que
sa situation ne soit découverte. Un policier de la BAC
l’a alors pris en chasse. Il s’est alors jeté à l’eau, où il
a été repêché peu après dans un état critique. Il est
mort à l’hôpital des suites d’un arrêt cardiaque.
« Mort d’un sans-papier qui voulait
échapper à la police »,
Reuters, 4 avril 2008

Nous avons besoin d’un abri et de protection.
Banderole des réfugiés de la « jungle » de Calais,
22 septembre 2009.

Ce texte écrit en 2010, fait en ce moment particulièrement échos dans le contexte de l’arrivée des JO avec ces programmes de répression massifs parmi lequel «Place nette» dans la continuité directe de la loi Darrmanin et Kasbarian-Bergé. Il se permet notamment de penser les stratégies gouvernementales d’exclusion de la citoyenneté et de chasse d’une partie de la population.

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(…)
Le problème formulé par Arendt au sujet des apatrides perdure aujourd’hui pour les migrants sans-papiers, dont le statut rassemble les quatre grandes caractéristiques précédentes : criminalisation de l’existence, inflation du contrôle policier, exclusion des droits humains et mort de papier.
Cette nouvelle forme de proscription légale, distincte de celle des apatrides, est le produit historique récent de politiques d’illégalisation des migrants, dont on peut suivre, loi par loi, mesure par mesure, la progression dans la plupart des États du Nord depuis le début des années 1970 (1). Cette nouvelle situation d’illégalité des travailleurs immigrés tient au refus des États de leur accorder le droit de résider et de travailler dans la légalité. En même temps que les conditions d’entrée et de séjour étaient rendues plus restrictives, elles plongèrent un nombre croissant de travailleurs dans l’illégalité. À l’ancienne et toujours active démarcation selon la nationalité, s’est ainsi aujourd’hui superposée une nouvelle ligne d’exclusion, qui s’énonce désormais au nom d’un principe de territorialité. En France, alors même que les droits sociaux tendaient à être reconnus à tous les résidents sans condition de nationalité, les autorités ont peu à peu introduit un nouveau critère de discrimination, celui de la régularité du séjour (2). C’est l’exemple de la création d’un délit sui generis, aux fins de l’exclusion légale des migrants, censés par là être dissuadés d’entrer sur un territoire qui leur refuse l’accès à des droits élémentaires.

Or, bien que réputés ne pas y être légalement, les migrants se trouvent bel et bien sur le territoire ; ils y résident physiquement et socialement. De sorte que le premier effet de cette exclusion légale n’est pas de les faire disparaître, mais de suspendre pour eux toute une série de droits. On aboutit alors à ce paradoxe que les mesures d’exclusion légale des migrants sans-papiers, pourtant énoncées au nom de la souveraineté territoriale ont pour premier effet de produire sur le territoire des situations où le droit ne s’applique plus, sur le mode d’enclaves ou de zones franches attachées à des individus devenus en quelque sorte extra-territoriaux. Cette situation opère une rupture par rapport à l’ancien principe de la souveraineté territoriale voulant que tout ce qui est sur le territoire soit du territoire (3), étant donné que résider sur le territoire ne suffit plus à être pleinement assujetti de facto au droit qui s’y applique. Exclure du droit ces résidents de fait est contradictoire car cela équivaut à une suspension de la loi, suspension qui découle de la législation elle-même. Ainsi, au prétexte de faire respecter une frontière territoriale, on a créé sur le territoire une frontière légale entre ceux qui peuvent être protégés par le droit et ceux qui ne le peuvent plus. Réputés non-existants alors qu’ils existent, les individus se voient dénier la reconnaissance juridique de leur insertion sociale réelle. Comme dans le cas du mort civil, qui était physiquement vivant mais légalement mort, les relations qu’ils nouent ne peuvent demeurer qu’informelles. On retrouve un autre trait caractéristique de l’état de proscrit : l’interdiction de porter assistance. C’est le « délit de solidarité » : « Toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d’un étranger en France sera punie d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 30 000 euros. » Outre la criminalisation de la solidarité privée, l’exclusion légale s’étend aussi aux prestations de l’État social. En France, ces dernières années, les autorités ont multiplié les projets de restriction de l’Aide Médicale d’État dont les personnes sans-papiers dépendent pour leur accès aux soins. Sans parler du versant budgétaire de la question, en pratique, « l’intensification des
interventions policières pour arrêter des sans-papiers les amène à ne plus faire les démarches pour obtenir l’A.M.E. Les personnes ne font plus valoir leurs droits, de peur que cela ne débouche sur une interpellation. » (4) De façon plus générale, comme l’explique Amnesty International : « Le fait qu’ils n’ont aucun statut légal signifie qu’ils sont souvent réticents ou inaptes à faire valoir leurs droits relatifs au travail ou leurs autres droits humains. » (5)

La « proposition 187 », adoptée en 1994 en Californie avant d’être déclarée inconstitutionnelle, explicitait les principes philosophiques qui sous-tendent de telles politiques d’exclusion des droits fondamentaux. Afin de justifier l’exclusion des illegal aliens des services sociaux, de la santé et de l’éducation, le préambule de ce texte invoquait le « droit des citoyens à la protection » – réinterprété comme droit à la protection « contre toute personne ou personnes entrant illégalement dans le pays » (6). On retrouve ici la restriction nationaliste du concept de protection, dont j’ai montré qu’elle constituait, depuis le milieu du xixe siècle, la base programmatique de la xénophobie politique.

L’accès à des droits inconditionnels se trouve ainsi de fait conditionné à l’arbitraire étatique définissant la régularité du séjour. L’avertissement d’Hannah Arendt doit être pris au sérieux : la restriction étatique-nationale de l’accès aux droits humains produit immanquablement des phénomènes d’exclusion mortifère.

L’illégalisation ne fonctionne cependant pas comme une simple mesure d’exclusion. Comme le souligne Nicholas De Genova, elle a aussi et en même temps une fonction d’inclusion paradoxale : l’exclusion légale correspond aussi à un « processus actif d’inclusion par l’illégalisation » (7). Ceci principalement au sens où l’exclusion légale des travailleurs sans-papiers permet leur inclusion salariale dans des conditions d’extrême vulnérabilité. Exclus de la légalité, ils se trouvent de ce fait même inclus dans des formes d’exploitation particulièrement intensives : « À partir du moment où nous reconnaissons que les migrations sans-papier sont constituées non pour les exclure mais bien au contraire pour les inclure socialement sous des conditions imposées ou accrues et prolongées de vulnérabilité, il n’est pas difficile de mesurer comment le fait d’avoir enduré plusieurs années d’illégalité peut servir d’apprentissage disciplinaire dans la subordination de leur travail. »(8). La précarisation par l’exclusion légale sert de sas disciplinaire, de docilisation par l’inquiétude.

Rendre compte du fonctionnement du pouvoir contemporain d’illégalisation nécessite ainsi de porter attention à ce que Judith Butler appelle « des modes complexes de gouvernementalité, difficilement réductibles à des actes souverains » (9). Contrairement à ce que laisse penser leur appellation, les dépossédés juridiques contemporains ne sont pas seulement des « sans » : la privation n’épuise pas leur définition. Exclus des modes juridiques d’appartenance, disqualifiés pour la citoyenneté, ils sont en même temps activement « qualifiés » pour la vie illégale. Loin de retourner à un état pré-politique, d’ordre biologique, leurs existences sont activement produites, socialement saturées de pouvoir. Critiquant ici explicitement la thèse d’Agamben, Butler fait valoir que les proscrits modernes ne sont pas relégués à la vie nue : ce ne sont pas « des exemples indifférenciés de “vie nue”, mais des états de dépossession sous haute juridiction ».
Mais de quelle existence vit-on lorsque celle-ci est niée par l’État ? Dans La Sainte Famille, Marx raille l’idée selon laquelle la non- reconnaissance étatique d’un phénomène social équivaudrait à sa disparition réelle. Cette façon de voir, rapportée par exemple à la question religieuse, consisterait à penser que ne plus inscrire les jours fériés dans la loi équivaudrait à « déclarer que le christianisme a cessé d’exister ». À cette thèse de la performativité du discours de la loi, Marx oppose une conception réaliste du mode d’existence des phénomènes sociaux dans leur rapport à la reconnaissance étatique : « Dans l’État moderne […] cette proclamation de leur mort civique entraîne l’explosion de leur vie. Dès lors, ils obéissent tranquillement à leurs propres lois et déploient l’ampleur de leur existence. » (10). La non-reconnaisssance étatique d’un phénomène ne le fait pas disparaître, mais le libère du carcan de la loi et le rend aux formes les plus sauvages de sa vie sociale. Sa mort légale est le début de sa vie « anarchique ». De même, un sujet privé d’existence légale ne retourne pas à la vie biologique, anté-sociale, mais à la vie sociale sans loi de la société civile, c’est-à-dire d’abord à une exploitation effrénée. Le premier effet de l’illégalisation des travailleurs migrants, c’est pour eux la dérégulation du rapport salarial. Des rapports sociaux qui se nouent sans code, sans garantie et presque sans recours. Aujourd’hui, l’illégalisation n’expose plus « aux bêtes des forêts, aux oiseaux du ciel et aux poissons qui vivent dans les eaux », selon les formules de l’ancien bannissement, mais à la prédation d’un marché du travail où, plus que jamais, apportant leur peau sur le marché, les travailleurs ne peuvent s’attendre qu’à une chose : être tannés. Prédation de marché et exclusion souveraine nouent d’étroits rapports de complémentarité. La prédation économique sur le marché du travail se déroule en effet sur fond non seulement d’exclusion légale, mais aussi de traques policières aux fins d’expulsion. Or c’est précisément cette insécurisation juridique et policière organisée en vue de l’expulsion qui aboutit aussi, par effet second, à produire une main-d’œuvre d’autant plus aisément économiquement exploitable qu’elle se trouve davantage vulnérabilisée par l’État. Aux chasses d’expulsion, chasses policières et étatiques, s’articulent des mécanismes prédateurs d’acquisition-exploitation de force de travail informelle. Chasses policières et prédation de marché communiquent. Chasses d’expulsion et chasses d’acquisition.

La chasse à l’homme est une technique de gouvernement par l’inquiétude – faire des êtres aux aguets, sur fond de vie déportable et d’existence traquée. Ces effets relèvent d’une stratégie consciente et théorisée d’insécurisation. Les agents de la traque le reconnaissent par ailleurs volontiers. Ainsi ce lieutenant-colonel de la gendarmerie française, dans une interview au cours de laquelle il n’hésite pas par ailleurs à employer le terme de « rafles » : « Je cherche effectivement à mettre les étrangers en situation irrégulière dans un climat d’insécurité. Ils doivent savoir qu’on peut les contrôler à tout moment. Ils doivent le craindre. » (12). En écho, les militants dressent un constat similaire : « Vivre dans l’ombre, privé de droits ou clandestinisé, c’est vivre dans l’angoisse permanente de la délation et du chantage, car, la situation  découverte, la peine encourue sera la rétention ou l’expulsion immédiate. C’est éprouver l’absence totale de protection et de recours vis-à-vis de l’administration, des patrons et des propriétaires, ainsi que face à la maladie, aux accidents, aux contentieux. C’est devoir craindre tout contact social […] C’est devoir être constamment sur ses gardes. » (13).

Si l’on peut parler de chasse aux sans-papiers, c’est qu’aujourd’hui, les expulsions ne s’effectuent plus aux hasards des contrôles. Sous la pression
des politiques xénophobes, il faut désormais faire du chiffre – ce qu’en jargon policier on appelle « la course à la bâtonnite ». Or remplir les quotas implique une politique de traque proactive. Comme l’explique Emmanuel Terray : « Techniquement parlant quand on veut interpeller des indésirables, il faut aller les chercher là où ils sont. Le fait que la police française se soit vue fixer des objectifs chiffrés en la matière, et sur lesquels les responsables sont jugés par leur hiérarchie, a pour conséquence que cette chasse prend des formes tout à fait spectaculaires. » (14). Un policier témoigne lui aussi de son côté de cette réorientation : « Avant, ramener un étranger en situation irrégulière, c’était la honte, du temps perdu. Maintenant, ils ne font quasiment plus que ça. » (15). Pour remplir ses objectifs chiffrés d’interpellations, la police utilise d’un certain nombre de techniques. Dans son Manuel d’ethnographie, Marcel Mauss indique que « la chasse peut s’étudier de deux manières principales : selon l’arme employée, selon le gibier poursuivi» (16). Examinons les armes. La première est le contrôle d’identité. C’est une technique de filtrage, qui suppose de s’installer sur un point de passage, de préférence là où vivent les individus recherchés. Pour les sans-papiers, à Paris, comme l’explique encore un policier : « C’est facile, vous allez à Belleville, vous êtes sûrs d’en trouver et ça remplit les objectifs. » (17). On effectue ensuite un « contrôle au fichier » afin d’identifier les « interpellables ». Le fichier EURODAC, système de reconnaissance d’empreintes digitales, répertorie aujourd’hui plus d’un million de sans-papiers et de demandeurs d’asile. Longtemps, jusqu’au premier tiers du xixe siècle, l’État a marqué au fer rouge ses condamnés pour les identifier en cas de fuite ou de récidive. Aujourd’hui, dans le régime de l’identification biométrique, il n’y a plus de marque à apposer, puisque la marque est devenue le corps lui-même. À Calais pourtant, les réfugiés ont inventé une technique pour déjouer le contrôle biométrique :« Continuellement, […] un feu est gardé allumé. Il permet de chauffer l’eau (pour le thé, la lessive ou la toilette), mais également d’y faire brûler des barres en fer avec lesquelles les migrants se mutilent le bout des doigts pour effacer leurs empreintes digitales .» (18).Lorsque l’individu contrôlé prend la fuite, c’est la course-poursuite : « J’ai été légèrement bousculée par un jeune homme, une allure d’adolescent, il courait comme un fou ; j’ai entendu une voix hurler : “Arrêtez-le ! Police !!! Arrêtez-le.” […] J’ai vu le jeune homme dévaler l’avenue, les deux policiers derrière lui. Je me suis dit que lorsqu’on est poursuivi on trouve dans son corps toute l’énergie pour aller vite, qu’on est irrattrapable, et pourtant les policiers ne ménageaient pas leur peine. […] Je me suis demandé ce qu’il avait fait, agression, trafic de drogue ? Le jeune homme a tourné à gauche avant le pont. Les policiers épuisés ont ralenti. […] J’ai ralenti, moi aussi j’ai regardé, je n’ai rien vu. Je me disais que si le jeune homme était dans l’eau, je le verrais, qu’il n’avait pas eu le temps de traverser à la nage le bras de la rivière. […] Alors j’ai continué ma route en me disant qu’il avait réussi à s’échapper. Ce soir, je lis sur le Net : Mort d’un sans-papiers poursuivi par la police”. » (19)

La technique de l’affût consiste à se poster à un endroit propice et à attendre : « En 2007, profitant d’une distribution de repas des Restos du Cœur, place de la République à Paris, une vingtaine de sans-papiers avaient été arrêtés […] : “C’est comme pour les bêtes : l’appât au centre, les chasseurs en embuscade, les fourgons pour évacuer les prises.” Mercredi, rebelote à Rouen. Installés depuis à peine un quart d’heure place des Emmurés, les bénévoles des Camions du Cœur ont vu débarquer les force de police alors qu’ils s’apprêtaient à distribuer repas, produits d’hygiène et de protection contre le froid. Résultat : une dizaine de sans-papiers sont interpellés. » (20)

Les abords des écoles sont d’autres lieux où l’interpellation est facile. Le 20 mars 2007 à Paris, Xiangxing Chen est venu comme tous les jours chercher son petit-fils de quatre ans à la maternelle de la rue Rampal. Les policiers sont postés et attendent. Le grand-père est interpellé dans un bar de la rue. Des parents d’élèves du réseau RESF donnent l’alerte : « Un attroupement se forme devant le bistrot. “Vous allez très vite comprendre pourquoi vous allez dégager”, leur crie un officier. Il ouvre la porte de son véhicule et en sort deux chiens muselés qu’il lâche sur la foule. […] Les policiers sortent leurs matraques et aspergent la foule de gaz lacrymogène au moment où les enfants se répandent dans la rue. » (21)

Lorsqu’un ratissage ou une descente policière se conclut par une arrestation collective, c’est une rafle. La Cimade avait dressé, dans son rapport de 2005, une liste des rafles de sans-papiers effectuées par la police française au cours de l’année (22). Ce terme, comme le rappelle Emmanuel Blanchard, désigne une technique policière précise, à savoir, selon une définition connue depuis au moins 1829, des « arrestations massives opérées à l’improviste par la police dans un lieu suspect » (23). Remarque historique et politique donc, employer ce mot n’implique pas de faire l’amalgame entre la xénophobie d’État contemporaine et le racisme exterminationniste d’État des années quarante (24). Même si elles s’avèrent mortifères, les rafles-expulsions contemporaines ne sont pas commandées par une visée génocidaire. S’il faut leur trouver des ancêtres, elles se rattachent en revanche assez distinctement à la pratique de la chasse aux « indésirables » qui fit florès dans l’entre-deux-guerres, en même temps que montait en puissance une extrême droite menaçante et que se durcissait la législation sur les étrangers. Les journaux faisaient alors le récit des rafles et des chasses à l’homme dans les villes françaises, les dessinaient même.

NOTES

1. Le concept d’illégalisation a été forgé par Nicholas De Genova. Cf. Nicholas P. De Genova, « Migrant “Illegality” and Deportability in Everyday Life », Annual Review of Anthropology, Vol. 31, (2002), pp. 419-447

2. Karine Michelet, Les droits sociaux des étrangers, L’Harmattan, 2002.

3. Le principe médiéval de la souveraineté territoriale s’exprimait selon la formule : « quidquid est in territorio est de territorio ». Cette maxime signifiait que le souverain régnait sur tout le territoire et sur tout ce qui s’y trouvait. Le principe a ensuite reçu des interprétations libres en faisant le principe de la protection des réfugiés : « Qui est in territorio est de territorio. L’étranger
étant soumis aux lois du pays où il réside, et leur devant obéissance, doit aussi jouir de la protection et des avantages de ces mêmes lois. » Ivan Golovin, Esprit de l’économie politique, Didot, Paris, 1843, p. 382. Cf. aussi Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme – impérialisme, op. cit. p. 578.

4. La lettre d’Act Up-Paris, n° 116, Février 2009.

5. Amnesty International, Vivre dans l’ombre. Les droits des migrants, décembre 2006.

6. http ://www.usc.edu/libraries/archives/ethnicstudies/historicdocs/prop187.txt

7. Nicholas De Genova, Working the boundaries : race, space, and « illegality » in Mexican Chicago, Duke University Press, Durham, 2005, p. 234.

8. Nicholas P. De Genova, « Migrant “Illegality” and Deportability in Everyday Life », op. cit., p. 429.

9. Judith Butler, Gayatri Chakravorty Spivak, L’État Global, Payot, Paris, 2007, p. 42.

10. Karl Marx, La Sainte Famille, in Œuvres philosophiques, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1982, p. 555.

12. « M. Guillemot : « cette insécurité est nécessaire », Kashkazi, n° 44, 15 juin 2006, p. 9.

13. Appel « Personne n’est illégal ».

14. Emmanuel Terray, « Quand on veut interpeller des indésirables, il faut aller les chercher là où ils sont. » http://www.ldh-toulon.net/spip.php?article2279

15. Carine Fouteau, « Un escorteur de la PAF raconte la violence ordinaire des expulsions forcées », Mediapart, 12 octobre 2009, http://www.mediapart.fr/journal/france/071009/un-escorteur-de-la-paf-raconte-la-violence-ordinaire-des-expulsions-forcees

16. Marcel Mauss, Manuel d’ethnographie, Payot, Paris, 1967, p. 58.

17. Carine Fouteau, op. cit.

18. Jean-Marc Manach, « Les “Doigts brûlés” de Calais », La Valise diplomatique, vendredi 25 septembre 2009, www.monde-diplomatique.fr/carnet/2009-09-25-Calais

19. Marie Vermillard, « La Mort d’un homme », Le Monde, 7 avril 2008.

20. Lina Sankari, « Des sans-papiers raflés aux Restos du Cœur », L’Humanité,

23 octobre 2009.

21. « À Belleville, travaux pratiques policiers devant les écoliers », Libération, 23 mars 2007.

22. Cimade, « Centres et locaux de rétention administrative – Rapport 2005 », Les hors-séries de Causes Communes, décembre 2006.

23. Cf. Emmanuel Blanchard, « Ce que rafler veut dire », Plein droit, 81, juillet 2009, p. 4.

24. Comme le rappelle Emmanuel Blanchard, en France, la collaboration policière marqua une rupture radicale avec les pratiques antérieures : « l’internement administratif préexistait à ces années
mais, dans le cas des Juifs, il servit à alimenter la politique d’extermination […] l’opération “vent printanier” se traduisit, dans la seule région parisienne, par l’arrestation de 13 000 Juifs, d’abord internés dans le 15e arrondissement, au vélodrome d’Hiver, puis au camp de Drancy, avant d’être transférés vers les camps d’extermination. La technique policière utilisée à l’été 1942 ne relève pas à proprement parler du répertoire d’action de la rafle. Il s’agit en fait d’arrestations à domicile opérées grâce à la constitution préalable d’un fichier. Ce n’est qu’à partir des années 1960 que cette opération de police, semblable à nulle autre dans l’histoire de la France contemporaine, fut universellement
connue sous le nom de “rafle du Vél d’Hiv” ». Emmanuel Blanchard, op. cit., p. 5-6

La colonialité du genre

Texte extrait du livre Pensées décoloniales de Lissell Quirroz et Philippe Colin aux éditions La Découverte, collection zones

4ème de couverture :

La conquête de l’Amérique, scène inaugurale de la modernité capitaliste, fut l’acte de naissance de nouveaux rapports coloniaux de domination qui ont modelé une hiérarchie planétaire des peuples selon des critères raciaux, sexuels, épistémiques, spirituels, linguistiques et esthétiques. Or cette colonialité du pouvoir n’a pas été enterrée par les décolonisations.

Ce texte approfondi la réflexion sur la colonialité du pouvoir, et étend la logique coloniale à l’imposition du genre qui prévaut aujourd’hui à travers la ségrégation raciale et les logiques esclavagistes. A l’aide des écrits de la philosophe argentine Maria Lugones, les auteur.ices observent l’intersection de la race, la classe, le genre et la sexualité, pour comprendre l’indifférence préoccupante envers les violences systématiques dont souffrent les femmes non-blanches, victimes à la fois de la colonisation du pouvoir et de la colonisation du genre.

Format livret  : 

La colonialite du genre-livret

Format page par page : 

La colonialite du genre-page par page

Extrait d’un entretien de Lissell Quiroz réalisé par Mediapart 

Format à lire en ligne,  issu du chapitre 3 :  Élargissements théoriques et militants

Pluraliser ce monde hétérogène, voilà ce qui nous guide .
Rita Laura SEGATO

Le concept de colonialité du pouvoir ouvre un champ de réflexion très large sur les systèmes de domination et sur la manière dont ils interagissent. Cela conduit les théoriciens et théoriciennes de la décolonialité à dialoguer avec d’autres pensées critiques. C’est le cas, on l’a vu, des études subalternes et des études postcoloniales, mais aussi des féminismes non blancs. Une chercheuse de I’université de Northampton, d’origine argentine, María Lugones (1944-2020), a proposé d’enrichir la définition du concept de colonialité du pouvoir forgée par son collègue Quijano, en le confrontant à sa propre réflexion sur le genre. Tout en reconnaissant la puissance heuristique de la notion, elle en propose une relecture critique qui, tout en pointant ses insuffisances, l’ouvre vers une compréhension élargie de la domination coloniale. En s’appuyant sur des travaux de féministes étatsuniennes non blanches, elle élabore la notion de colonialité du genre.

Pour María Lugones, les différences sexuelles sont de tout autre nature que les différences fondées sur la race. Alors que les premières – et tout particulièrement le binarisme sexuel – s’ancreraient dans une réalité biologique, la différence raciale serait en revanche un pur artefact. En cela, on l’a vu, c’est la race qui est au fondement de la modernité/colonialité. Si Quijano intègre in extremis la question du genre dans la définition de ce concept, il la réduit à une manifestation de la lutte coloniale pour le contrôle des ressources et de ses produits. Lugones ne partage pas ce point de vue. Issue d’une famille d’émigrés catalans, elle est née en 1944 dans la province de Buenos Aires. L’Argentine vient alors de sortir d’une période où les régimes militaires d’inspiration fasciste se sont succédé au pouvoir.

Parallèlement, un nouveau parti, populaire et populiste, le péronisme, du nom de son chef de file, le général Juan Domingo Perón (1895-1974), critique l’impérialisme et l’oligarchie argentine. Dans ce contexte, la vie des Argentines, sous domination patriarcale, est difficile. À l’âge de 17 ans, Lugones rencontre un jeune homme et annonce à ses parents qu’elle souhaite le fréquenter. Son père la fait interner dans un hôpital psychiatrique. Là, sans même qu’elle soit présentée à un médecin, on lui fait subir une thérapie de choc réservée aux personnes atteintes de schizophrénie, à savoir l’insulinothérapie, consistant à injecter de l’insuline à fortes doses pour provoquer coma et convulsions. On lui impose également la camisole de force, des séances d’électrochocs, et un lourd traitement médicamenteux. Cependant, Lugones s’accroche et résiste à cette violence. « Ils n’arriveront pas à me dompter », se répète- t-elle sans cesse durant son séjour. C’est là, dans cet asile, que Lugones dit avoir appris à résister. Lorsqu’elle sort de l’hôpital, elle retrouve le jeune homme. Celui-ci la viole. Lugones n’en parle pas à sa famille mais décide de fuir en allant étudier à l’étranger. Or son père lui impose de partir avec son violeur. Elle s’y plie et part étudier la philosophie à I’université de Californie. Logée dans une résidence universitaire non mixte, elle parvient finalement à échapper à la violence de son agresseur. Les études universitaires lui permettent, à travers notamment la maîtrise de l’anglais, d’affirmer sa voix et son identité sexuelle.

La critique du féminisme blanc 

Lugones obtient son doctorat en philosophie à l’université du Wisconsin en 1978. Son travail porte sur la moralité et les relations interpersonnelles et institutionnelles. Sa place aux États-Unis explique en partie son intérêt pour les questions de genre et de race. En Argentine, Lugones était une descendante d’immigrés européens. Elle jouissait des privilèges que supposait son appartenance à la majorité blanche. A ceux-ci s’ajoutait ceux provenant de sa classe sociale. Mais les identités de groupe ne sont jamais fixées une fois pour toutes, elles s’inscrivent dans un contexte spécifique. En s’installant aux États-Unis, Lugones devient une femme non blanche, identifiée comme hispanique ou latina. Cette nouvelle situation au monde l’invite à réfléchir sur ses identités multiples et imbriquées. Dans cette quête, elle s’identifie tout particulièrement à la penseuse chicana Gloria Anzaldúa qui interroge le métissage et développe le concept de pensée frontalière .

La trajectoire d’Anzaldúa résonne fortement avec celle de Lugones. Née au Texas deux ans avant elle dans une famille d’ascendance mexicaine et basque, Anzaldúa n’aura de cesse de penser à cette situation au carrefour des langues et des cultures hiérarchisées (WASP  et latina) ainsi que des identités sexuelles subalternisées. Lesbienne, elle est une théoricienne de la pensée féministe et queer. Comme Anzaldúa, Lugones se rattache à la coalition des femmes de couleur (Women of color), qui remettent en cause l’hégémonie du féminisme blanc et bourgeois. Comme d’autres féministes non blanches telles qu’Audre Lorde, Chela Sandoval, Mitsuye Yamada ou Elsa Brakley Brown, elle critique le fait que le féminisme blanc ait érigé la femme occidentale, blanche, urbaine et bourgeoise en femme universelle et qu’il ait développé un agenda politique tout entier soumis à ses propres intérêts, sans se soucier de ceux des autres femmes :

  La lutte des féministes blanches de la « seconde libération des
femmes » des années 1970 devient une lutte contre les positions,
les rôles, les stéréotypes, les traits et les désirs dérivés de la subordination des femmes blanches et bourgeoises. Mais celles-ci ne se sont pas préoccupées de l’oppression de genre que subissaient les autres. Elles ont conçu la « femme » comme un corps évidemment blanc sans la conscience explicite de la construction raciale du genre.

Pour Lugones, le féminisme blanc et occidental part d’un postulat hautement problématique : celui qui consiste à appréhender les «femmes » comme un groupe homogène et uniformément opprimé. En tant que féministe, elle reconnaît que les femmes blanches sont subordonnées aux hommes blancs qui se situent au centre du système de domination colonial. Mais les femmes blanches sont toujours supérieures aux colonisés et jouissent de ce fait de privilèges dont sont exclus les hommes et les femmes subalternes :

 Seuls les civilisés méritaient le qualificatif d’hommes et de femmes. Les peuples autochtones des Amériques ainsi que les Africains esclavisés se situaient eux dans la catégorie des non-humains au sein de leur espèce. Comme les animaux, ils étaient perçus comme des sauvages à la sexualité débridée. L’homme moderne européen, bourgeois, colonial est devenu un sujet/ agent, apte à gouverner, destiné à la vie publique ; un être de civilisation, hétérosexuel, chrétien, un être d’esprit et de raison. La femme européenne bourgeoise n’est pas perçue comme son complément, mais comme quelqu’un destiné à reproduire la race et le capital à travers sa pureté sexuelle, sa passivité, son attachement au foyer et à I’homme blanc européen et bourgeois.

En d’autres termes, pour Lugones, la réflexion sur le genre ne peut pas faire l’économie de celle sur les structures racistes des sociétés occidentales modernes. Les femmes blanches et occidentales, parce qu’elles sont considérées comme des êtres humains, se situent dans une position sociale dominante vis-à-vis des hommes et des femmes racisés. Par conséquent, tous les hommes ne sont pas dominants et toutes les femmes ne subissent pas l’oppression patriarcale de la même manière. D’ailleurs, pour Lugones, les colonisés ne sont pas genrés mais appréhendés, à l’instar des animaux, comme des mâles et des femelles. Cette idée fondamentale est le point de départ du concept de colonialité du genre.

Le concept de colonialité du genre

Partant des travaux de Quijano sur la colonialité du pouvoir, Lugones propose la notion de « système moderne et colonial de genre » ou « colonialité du genre », aujourd’hui devenue I’une des matrices conceptuelles du féminisme décolonial. Pour Lugones, le genre est une catégorie aussi pertinente que la race pour définir la colonialité. Le concept de colonialité du genre s’articule pour elle autour de deux idées centrales. La première concerne la question du dimorphisme sexuel. Pour construire sa théorisation, elle s’appuie sur les travaux de la chercheuse et écrivaine métisse Paula Gunn Allen (1939-2008) qui compte des ancêtres kawaika et sioux. Cette penseuse étatsunienne montre que nombre de communautés autochtones d’Amérique du Nord ne connaissaient ni le patriarcat ni la binarité de genre. Lugones postule l’existence d’une diversité des identités de genre dans les Amériques d’avant 1492 (de trois à cinq différentes). La colonisation aurait détruit cette diversité et imposé une catégorisation binaire et hiérarchisée des sexes (masculin et féminin).

Le second volet de la colonialité du genre est l’analyse de ce que signifie la catégorie « femme » dans les Amériques. Pour ce faire, Lugones s’appuie sur le travail de la chercheuse d’origine nigériane Oyèrónkę Oyěwùmí. Cette sociologue a montré que le genre n’était pas un principe organisateur de la société africaine yoruba. Dans ce peuple, il n’y a pas de binarité de genre fondé sur le dimorphisme sexuel ni même de domination masculine. Oyèwùmí constate que la notion de genre y est introduite par les Occidentaux au moment de la colonisation et qu’elle est utilisée comme un outil de domination. L’imposition de la dichotomie de genre s’accompagne en effet de l’infériorisation raciale et de la subordination sexuelle des colonisés. Parallèlement, la colonisation institue la catégorie « femme » qui n’existait pas en tant que telle auparavant. Une autre conséquence du colonialisme est la mise en concurrence des femelles et des mâles. Ces derniers acceptent l’organisation genrée qui les place au-dessus des femmes yorubas et deviennent ainsi complices du pouvoir colonial.

La religion chrétienne joue un rôle prépondérant dans ce processus. Le christianisme impose un être suprême masculin qui se substitue à la pluralité spirituelle gynécocratique. Cette colonisation de l’imaginaire sape l’idée que le féminin puisse être une puissance créatrice. A l’inverse, elle rattache le principe créateur divin au masculin. Parallèlement, toute diversité spirituelle et sexuelle est abolie. La structure du clan elle-même est bouleversée: celui-ci est démantelé au profit de la famille nucléaire tandis que les cheffes de clan sont remplacées par des commandants mâles désignés par les colonisateurs.

Le concept de colonialité du genre constitue ainsi un apport théorique important qui affine la notion de colonialité de l’être évoquée précédemment dans cet ouvrage. La colonisation justifie l’exploitation économique des colonisés à travers l’instauration d’une « ligne de l’humanité » qui sépare les humains des barbares. En contexte colonial, seules les Européennes sont considérées comme des « femmes ». Bien que subordonnées aux hommes, elles héritent des traits occidentaux de la féminité, à savoir la beauté, la fragilité, la délicatesse et le raffinement. Cela leur accorde des privilèges, comme celui d’être protégées ou de se reproduire plus ou moins librement. Quant aux autres, Autochtones, Noires, voire métisses, elles ne sont pas considérées comme des femmes à part entière : elles sont perçues comme des femelles, plus ou moins proches de l’animalité et de l’état dit de nature. De ce fait, elles sont affublées de traits opposés a ceux des « vraies femmes ». Elles seraient donc plus sauvages, lubriques, résistantes, fortes physiquement. Ces caractères servent à justifier leur surexploitation et leur positions dans la division du travail à l’échelle mondiale.

A travers sa théorisation, Lugones montes que le genre est un élément constitutif du schéma global de pouvoir proposé par Quijano, au même titre que la race et la classe. De ce point de vue, le concept de colonialité, en imbriquant les différents systèmes de domination, s’apparente à celui d’intersectionnalité développé surtout par les féministes afro-etatsuniennes.

 

D’où partir ? les apports de la pensée décoloniale

extrait du livre Pour une sociologie des tentatives, faire monde depuis nos vies quotidiennes de Louis Staritzky aux éditions du commun

4ème de couverture :

Se mettre en recherche collectivement, faire enquête depuis nos milieux de vie, est une manière de ne pas se laisser déposséder de nos capacités à analyser, raconter et transformer nos quotidiens. La sociologie des tentatives s’implique directement dans les expériences collectives et autonomes qui nous permettent d’entrevoir des mondes plus égalitaires et désirables. Elle est toujours mouvante, en composition-décomposition permanente, en train de bricoler des méthodes, des concepts, des manières de sentir-penser et d’agir qui élargissent la vision que que nous avons de la recherche. Défendre des sociologies des tentatives, c’est s’inscrire dans une histoire clandestine des sciences sociales qui émerge de la longue épopée des épistémologies minoritaires (féministes, décoloniales, autonomistes, queer …) et qui est toujours active dans nos expérimentations et nos luttes collectives …

Format livret  : 

d ou partir – les apports de la pensee decoloniale – livret

Format page par page  : 

d ou partir – les apports de la pensee decoloniale – page par page

Format à lire en ligne,  issu du chapitre 5 : Cartographier nos dérives épistémologiques

Parallèlement à l’arrivée en France des théories critiques postcoloniales anglophones (en passant par le black feminism et les études queer) , les mouvements sociaux de 2005 avaient permis de faire émerger un courant d’analyse critique «par le bas » qui s’était alors développé en marge de l’université et du militantisme traditionnel de gauche à travers, notamment, «l’appel des Indigènes de la République » : « Discriminés à l’embauche, au logement, à la santé, à l’école et aux loisirs, les personnes issues des colonies anciennes ou actuelles, et de l’immigration post-coloniale sont les premières victimes de l’exclusion sociale et de la précarisation. Indépendamment de leurs origines effectives, les populations des « quartiers’ sont « indigénisées »,
reléguées aux marges de la société. Les « banlieues » sont dites « zones de non-droit » que la République est appelée à « reconquérir ». Contrôles au faciès, provocations diverses, persécutions de toutes sortes se multiplient tandis que les brutalités policières, parfois extrêmes, ne sont que rarement sanctionnées par une justice qui fonctionne à deux vitesses. Pour exonérer la République, on accuse nos parents đe démission alors que nous savons les sacrifices, les efforts déployés, les souffrances endurées …»

Ces types d’approche s critiques ont politisé les questions liées aux discriminations d’un point de vue différent des mouvements antiracistes antérieurs, notamment parce quelles insistaient sur le fait que ces revendications éraient directement formulées par les premiers concernés : l’immigration postcoloniale et ses descendants. Ces différents groupes (Mouvement de l’immigration et des banlieues, parti des Indigènes de la République, Stop le contrôle au faciès, Comité Adama…) ont montré avec insistance que les quartiers populaires n’étaient pas des déserts politiques et  ont tenté de mettre en lumière une histoire politique des banlieues et de l’immigration.  Ces positions ont, elles aussi, trouvé un certain écho, bien que controversé et tumultueux, dans le débat à gauche puisque plusieurs publications  sont parues à la même période que les traductions des études postcoloniales anglophones, chez des éditeurs similaires comme La Fabrique, Syllepse ou encore les Éditions Amsterdam.

Tout au long de mes études, j’ai été attentif à ces différents courants de mobilisation et d’analyse théorique caractérisés par une forte indépendance et volonté d’autoreprésentation. J’ai conscience que mon travail de recherche sur la ville s’ancre dans cette séquence politique et qu’il n’est donc plus question d’investir une recherche en quartier populaire comme on a Iongtemps pu le faire, c’est-à-dire en surplomb, en travaillant « sur» et non pas «avec» les personnes, en se situant systématiquement comme extérieur au lieu (et en taisant de cette extériorité un préalable méthodologique), en n’accordant pas aux gens une égalité d’intelligence, en pensant les habitants des quartiers comme dépolitisés, et en ne prêtant pas attention à la longue histoire de luttes et de mobilisations issue de ces territoires. Ici, les courants théoriques issus des études décoloniales ont joué un rôle particulièrement important pour nous aider à repenser et décoloniser nos pratiques et méthodes de recherche.

Dans son livre, La dignité ou la mort, Norman Ajari propose d’identifier, à juste titre, deux sources distinctes de l’émergence d’une pensée décoloniale en France : une première portée, depuis 2005, par les groupes militants des quartiers liés à cet antiracisme politique que nous venons de présenter et, une autre, relativement récente, mise en avant par certains universitaires français s’intéressant aux travaux de recherche latino-américains sur le décoloniale, notamment par les écrits du groupe « Modernité/Colonialité/Décolonialité » (avec plusieurs traductions récentes d’Arturo Escobar, Walter Mignolo, Aníbal Quijano…). «La compréhension de la notion de « décolonial » dans le contexte de l’espace public français implique de rompre avec certains réflexes de routine intellectuelle. Il est impossible ici, comme c’est le cas depuis environ une décennie autour des « études postcoloniales », de réduire l’émergence du décolonial à l’accueil fait dans les milieux académiques à un ensemble de travaux universitaires, de méthodes et d’hypothèses théoriques en provenance du continent américain. L’histoire récente rompt à deux titres avec ce précédent. Tout d’abord parce que ce mot circule moins dans les cercles universitaires que dans la société civile, et plus précisément dans des organisations et des groupes militants liés à l’antiracisme politique et à la défense des intérêts des descendants et descendantes de l’immigration postcoloniale. Ensuite, parce que tout porte à croire qu’il s’agit moins, dans le cas présent, d’un emprunt que d’une rencontre : il n’y a pas qu un seul et unique concept du décolonial qui aurait voyagé depuis son lieu de naissance (un groupe de recherches théoriques latino-américain) et se serait disséminé jusqu’aux activistes français. La a genèse du décolonial en France est distincte de celle du décolonial latino-américain ; ce qui ne signifie pas que les deux seraient hétérogènes et étanches. »

Norman Ajari précise ensuite que, si l’on peut bien défendre l’idée de deux sources distinctes d’une pensée décoloniale en France, force est de constater que les études décoloniales latino-américaines sont plus anciennes puisque le groupe « Modernité/Colonialité/Décolonialité » avaient, déjà en 1998, débuté son programme de recherche sur «la colonialité du pouvoir, la colonialité du savoir et de l’être, la décolonisation épistémique, le système monde moderne/colonial qui permettent de repenser de manière novatrice la longue histoire du continent – réinterprétation de la Conquête – et l’eurocentrisme en tant que forme de connaissance sur laquelle repose précisément le système-monde. »

Insistant donc sur le fait qu’il existe d’autres manières de penser, d’agir et de « faire monde » extérieures au cadre de pensée occidentale, les études décoloniales latino-américaines ont permis de mettre en lumière les expériences invisibilisées et les savoirs situés qui, depuis les Suds, font vivre des alternatives à la modernité  . Ici se situe l’une des différences majeures avec les mouvements de gauche au Nord, qui tentent plutôt de militer pour des modernités alternatives qui ne rompent pas aussi nettement avec l’ontologie moderne occidentale. La rupture dont je parle ici n’est absolument pas abstraite. D’ailleurs, si nous devions établir une véritable différence entre pensée postcoloniale et décoloniale (ce qui n’est pas toujours évident), c’est que le second courant insiste bien plus fortement sur les mises en pratique concrètes d’une décolonialité du savoir et du pouvoir. Il y a un «agir » qui traverse la pensée décoloniale, qui me semble bien plus central que dans les études postcoloniales. Se dire décolonial c’est toujours, pour moi, s’employer à mettre en place, au quotidien, des pratiques de decolonialité dans les espaces dans lesquels nous nous trouvons, à partir de nos positions, et parfois, depuis nos privilèges. Comme l’évoque très bien Rachele Borghi, être décolonial « ce n’est pas qu’une question de point de vue, mais plutôt de points d’action  ». Ainsi, en tant que chercheur, engagé dans des processus recherche-action, la pensée décoloniale ne m’invite pas seulement à une prise de conscience des rapports de domination épistémiques, et de mes propres privilèges au sein de ce système, mais, surtout, à penser à quels endroits et comment nous nous pouvons tenter de les déconstruire, d’inventer des devenirs pluriels et égalitaires. L’apport de ce courant de pensée a ainsi été crucial pour moi, en tant que chercheur blanc, inscrit en doctorat et travaillant en coopération avec des collectifs issus des quartiers populaires. Les questionnements que je découvrais devenaient alors très concrets, il s’agissait de savoir comment agir une décolonialité à ces endroits, à partir de mes (et nos) positionnements spécifiques. Comme le montre Rachele Borghi, la décolonialité nous renvoie ainsi «à une dimension « micro », la tienne, celle de ton corps, de ton espace, de ton contexte. En plus d’indiquer la volonté de sortir du colonialisme, ce terme renvoie à l’action constante de créer, expérimenter, mettre en avant des pratiques, des exercices visant à sortir de la colonialité et parvenir à la décolonialité » . Mon amie, Myriam Cheklab, qui travaille sur les pédagogies décoloniales, insiste aussi, dans sa thèse, sur cette dimension quotidienne et «micro » de l’approche décoloniale : «Pour moi, dit-elle, l’approche décoloniale nous parle d’une dimension plus existentielle du processus colonial. Elle prend en compte la manière dont les logiques coloniales viennent s’imprégner dans tous les aspects de la vie : dans les rapports de pouvoir, dans nos manières de penser, de voir les choses, dans nos manières de vivre, d’habiter, de consommer, de s’éduquer, de s’organiser. L’approche décoloniale ne s’en tient pas à l’analyse, elle implique l’action. Elle appelle un mouvement transformateur. Elle s’intéresse à la question du : Comment on fait maintenant que l’on sait tout cela ? L’approche décoloniale implique un basculement épistémologique, c’est-à-dire un changement de paradigme dans la manière de produire du savoir sur le monde .»

Ce basculement, dont parle Myriam Cheklab, a aussi été un lieu pour approcher différemment les questions écologiques. Avec la notion de colonialité de la nature, c’est une approche différente de l’écologie politique que nous découvrons, à travers une critique de la modernité comme lieu où s’est développée l’idée d’une maîtrise et d’un contrôle de la nature et, dans le meme temps, d’exploitation et d’esclavagisation de communautés humaines et non humaines. C’est ce que Malcom Ferdinand décrit très bien à travers la notion «d’habiter colonial » tel qu’il s’est inventé dans les Caraïbes lors de la colonisation européenne des Amériques. « Par ses principes, ses fondations et ses formes, l’habiter colonial joint les processus politiques et écologiques de la colonisation européenne. L’asservissement d’hommes et de femmes, l’exploitation de la nature, la conquête des terres et des peuples autochtones d’une part, et les déforestations, l’exploitation des ressources minières et des sols, d’autre part, ne forment pas deux réalités différentes mais constituent des éléments d’un même projet colonial. La colonisation européenne des Amériques n’est que l’autre nom de l’imposition d’une manière singulière, violente et destructrice d’habiter la Terre. Depuis 1492, cet « habiter colonial de la Terre » reproduit à l’échelle globale ses plantations et ses usines, ses dépendances géographiques et ontologiques entre métropoles et campagnes, entre pays du Nord et pays du Sud, ainsi que ses asservissements misogynes. Parallèlement à la standardisation de la Terre en monocultures, cet habiter colonial efface l’autre, celui qui est différent et qui habite autrement  ». En décrivant cet « habiter colonial», Malcom Ferdinand nous montre les conséquences de cet impérialisme écologique qui, d’un point de vue ontologique, influe encore aujourd’hui, sur nos manières de voir la Terre et ses habitants. Il reprend alors à Donna Haraway et Anna Tsing la notion de Plantationocène, pour montrer comment le modèle de la plantation a constitué un basculement écologique, qui régit nos modes de vies actuels et nos manières d’habiter la terre. Se défaire de cette économie globale de plantation c’est donc travailler, à toutes les échelles possibles, notamment celles d’une recherche-action existentielle et indisciplinée, l’habiter colonial.
C’ est se réapproprier ou inventer une écologie de l’attention singulière qui prenne en compte l’épaisseur de ce que recouvre, aujourd’hui, le modèle de la plantation…