Le mur d’acier (les arabes et nous)

Texte brochuré par des copaines de Lyon sur la question palestinienne depuis le 7 octobre 2023.

Contact: sumud69@protonmail.com

 

Vladimir Jabotinski est une sorte de père spirituel de la droite israélienne et l’une des plus importantes figures du sionisme. Il a fondé le Parti révisionniste en 1925, dont le Likoud est l ’héritier direct. Il avait pour secrétaire Bension Nethanyahou, le père de l’actuel premier ministre israélien.

Le 4 novembre 1923 (il y a tout juste cent ans) Jabotinski publiait ce texte édifiant, étonnant de clarté et d’honnêteté quant à la vérité du projet sioniste. Il nous semble qu’il doit être lu et diff usé massivement aujourd’hui, notamment parce qu’il bat en brèche une série d’idées fausses et très répandues sur la façon dont a pu s’imposer ce qui s’appelle aujourd’hui « État d’Israël ». L’auteur ne laisse aucun doute sur les intentions du sionisme dès cette époque. Il le formule explicitement comme un projet de colonisation et de spoliation, comparable aux autres entreprises coloniales européennes. Certains passages sont en contradiction flagrante avec le récit hégémonique israélien, de droite comme de gauche, tel qu’il s’impose encore aujourd’hui en France et en Occident. C’est peut-être pour cette raison que « Le mur de fer » était, jusqu’à il y a peu, assez diffi cile à trouver sur Internet… Il fut publié pour la première fois en russe sous le titre « O Zheleznoi Stene in Rassvyet », puis en anglais dans le Jewish Herald (Afrique du Sud) du 26 novembre 1937. Une édition française est parue en 2022, à l ’initiative de l ’essayiste néo-conservateur Pierre Lurçat qui a dirigé la branche étudiante du Betar (mouvement de jeunesse de la droite sioniste, fondé par Jabotinski, et dont la branche française a commis de nombreuses agressions racistes (allant jusqu’à des appels au « meurtre des Arabes ») contre des personnes accusées d’antisionisme ou de soutien à la Palestine. Par ailleurs, le titre est tragiquement prémonitoire, quand on pense au mur de séparation érigé par le gouvernement Sharon en Cisjordanie, à celui qui entoure la bande de Gaza depuis 2021 (qui n’a pas empêché pour autant l’attaque du 7 octobre 2023) mais aussi à tous les murs, matériels ou immatériels, qui morcellent la Palestine et font le quotidien de la vie sous occupation israélienne.

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Le mur dacier – livret

Le Hamas veut parler au nom des Palestinien.nes

Texte brochuré par des copaines de Lyon sur la question palestinienne depuis le 7 octobre 2023.

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La chercheuse Leila Surat retrace, dans une tribune au « Monde », l’évolution du mouvement depuis 2013, notamment depuis l’arrivée au pouvoir de Yahya Sinwar en 2017, qui a fait taire les voix dissidentes à Gaza et modifié la stratégie du groupe pour épouser un environnement palestinien prêt à se soulever.

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Le hamas veut parler au nom des Palestiniens (page par page)

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Un spectre hante le monde, celui de la Palestine

Texte brochuré par des copaines de Lyon sur la question palestinienne depuis le 7 octobre 2023.

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Le bombardement militaire de Gaza s’accompagne d’un bombardement médiatique qui vise à paralyser les consciences, à empêcher toute opposition nette aux crimes de l ’occupation et à la tentative de génocide assumée du gouvernement israélien.

 

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Un spectre hante le monde (page par page)

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La résistance comme thérapie

Texte brochuré par des copaines de Lyon sur la question palestinienne depuis le 7 octobre 2023.

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Difficile de ne pas rester focalisé sur l’actualité, compte-tenu de ce qui se passe en ce moment à Gaza. Mais un présent rythmé par des tweets à  flux tendu ne produit le plus souvent que l’abattement, la résignation ou une indifférence plus ou moins coupable. Certes, la folie criminelle de l’État israélien a franchi de nouveaux seuils, dépassant l’horreur des bombardements meurtriers qui se poursuivent et s’intensifient. Inutile de s’engager dans une vaine guerre des mots pour comprendre ce que prépare un pouvoir étatique et militaire qui, juste après les avoir qualifiées « d’animaux humains », prive les deux millions et demi de personnes qu’il enferme d’eau potable, de carburant, d’électricité, puis leur coupe l’accès à Internet et aux autres moyens de communiquer avec l’extérieur.

Tout cela ne doit pas faire oublier que rien n’a commencé le 7 octobre 2023. Comme chaque fois que la question palestinienne réapparaît dans le champ médiatique, il faut être attentif à la fois à la singularité du moment et aux processus longs. Dans l’ordinaire de l’occupation, la Nakba, la « catastrophe » ou le « désastre », se comprend d’abord comme le fait que les choses continuent comme avant.

Cette interview de la psychiatre et psychothérapeute palestinienne Samah Jabr, qui date du soulèvement de mai 2021, peut contribuer à expliquer cet aspect. Les déclencheurs de cette séquence (expulsions d’un quartier de Jérusalem-est, interdictions pour les Palestiniens d’accéder à la vieille ville et à la mosquée d’Al-Aqsa) révèlent des implications plus profondes qui rappellent que « la Nakba n’est pas un événement historique passé, mais un processus qui se poursuit depuis plus de 70 ans ».

 

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Pourquoi la Palestine ?

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« L’homme de ce temps a le cœur dur (on pense aux absences de réactions devant les souffrances dans certaines parties du monde, ou parfois dans nos rues) et la tripe sensible (on pense aux réactions devant une photo, devant le malheur des animaux). Comme après le déluge, la terre appartiendra peut-être demain aux monstres mous. »
Georges Bernanos, Les grands cimetières sous la lune

« Une atmosphère policière recouvre la Terre, qui prétend réguler la vie et dont le trait commun est désormais celui de faire des humains une espèce générale en danger. »
Josep Rafanell i Orra, Fragmenter le monde

 

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Le nouveau philosémitisme européen

Texte brochuré par des copaines de Lyon sur la question palestinienne depuis le 7 octobre 2023.

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Ce texte d’Yitzhak Laor permet de prendre du recul par rapport à la confusion présente, en ce qui concerne l ’invocation de l ’antisémitisme et de la Shoah par le discours hégémonique. Extrait d’un livre intitulé Le nouveau philosémitisme européen, paru en 2007 aux éditions La Fabrique, il montre les logiques par lesquelles l’Occident a opéré une sorte de capture et d’inversion quant à son rapport aux Juifs et à l’histoire du génocide.

 

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Entre la mer et le mur

Texte brochuré par des copaines de Lyon sur la question palestinienne depuis le 7 octobre 2023.

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Texte paru sur le site lundi.am le 30.10.2023 originellement publié en anglais sur le site Ill Will sous le titre “Between the see and the security fence”.

Ian Alan Paul
« On a pu dire que les massacres à Gaza
étaient indifférenciés. L’horreur véritable est
qu’ils ne le sont pas. Les dispositifs satellitaires
et cybernétiques d’Israël lui confèrent
une omniscience quasi-totale sur le détail des
chairs qu’il broie. Jamais la mort n’est aussi
renseignée que lorsqu’elle fond depuis les cieux
glacés de l’abstraction. »

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Entre la mer et le mur FINALE NOIR LECTUREcontact

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Entre la mer et le mur IMPRESSION NOIR

A quoi sommes-nous attaché.es?

Texte extrait du livre Portrait du colonialiste par Jérémie Piolat, republié aux éditions Libre en 2024. Extrait du chapitre 11 « Le petit fils des mineurs parlera-t-il la langue des maitres? »

Quatrième de couverture :

Ce court essai part du constat d’une disparition des pratiques culturelles populaires, notamment des chants et des danses dans le monde occidental, et plus particulièrement en France. En reprenant à son compte le titre du fameux livre d’Albert Memmi, Portrait du colonisé, Jérémie Piolat s’inscrit dans cette tradition intellectuelle critique de la colonisation et de son héritage. À travers une succession de récits à cheval entre la philosophie et l’anthropologie, Piolat dissèque les ravages contemporains de ladite colonisation comme de la figure de l’occidentalisé, cet « être tissé de manques », entravé par un passé mythifié. (Editions Libres)

 

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A quoi sommes nous attachees – page par page

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A quoi sommes nous attachees – livret

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En Afrique du Sud, les danses des mouvements anti-apartheid exigeaient un véritable art collectif de la cohésion rythmique et mélodique. Elles entraient en résonance avec les techniques de l’esquive et du combat de rue. Leurs origines se perdent dans la nuit des temps, mais elles ont su s’adapter à des situations nouvelles comme les manifestations de rue. On peut aussi prendre comme exemple le blues des prisonniers noirs américains. On trouve des enregistrements datant des débuts du XXe siècle de forçats qui chantent en travaillant. On entend les coups portés sur les pierres. Cela rythme (mais, peut-être aussi, ralentit) le travail. Le rythme est lent. II laisse dans les vides place aux voix dont il est l’accompagnement. Les voix s’élèvent et rytment à leur tour les coups portés. Au début, elles sont un cri, un cri de douleur, d’homme foutu, un sort atroce et de manière interminable. Mais le rythme permet à ce cri de devenir un chant. Le chant va donner du plaisir dans la pire des situations : forçat dans un régime officiellement raciste. S’il y a plaisir, c’est que le chant, le rythme permettent de donner un sens. Ainsi, se dit la douleur, se pense le sort qu’on subit, pas seulement dans les mots, mais dans la manière même de dire, Seul le cri se perdrait; il ne peut procurer la joie, la force, l’intelligence collective.

Plus tard, les Lifers Bands (groupes de rap formés de condamnés à perpétuité) font la même expérience. IIs commencent par chanter dans la cour de la prison. Ou, plus exactement, ils parlent : « Qu’est-ce qui m’arrive, j’ai pris perpette. Je ne vais jamais sortir. Jamais. Mec. Tu te rends compte? Jamais! »

Peu à peu, cela devient une mélodie et un rythme. Le cri devient une suite de notes qui appelle un rythme. Un rythme qui fait bouger le corps, le maintient vivant, en intelligence avec le temps. Le temps lui-même est créé par la musicalité et la liberté des mots, des vérités, des questions et du plaisir peut en naître. Ce temps en habite un autre, le plus mort qu’on puisse imaginer : le temps infini d’un pénitencier de haute sécurité américain pour détenus en ayant pris, au minimum, pour trente ans.

Un des éléments fondateurs de la force des Black Panthers est également venu de leur musicalité. Savoir chanter et bouger ensemble, apprendre ainsi à mêler discipline et liberté, explique pour une large part leur capacité penser, agir, faire face à la terreur d’Etat, construire, tenir ensemble dans un contexte qui condamnait le mouvement à mourir avant même de naître. Peut-on penser aux Black Panthers sans avoir en tête le souvenir de leurs défilés de rues ? Ils informaient tout autant que leurs discours : nous sommes là, nous sommes organisés, mais à notre manière, pas à la vôtre!

En étant acteur de pratiques communautaires, on devient, dans le même temps, moins disponible aux messages d’abrutissement ou d’asservissement produits en permanence par l’industrie du spectacle. Cela a un effet de protection. Voilà une raison supplémentaire pour s’interroger sur ľ’absence de pratiques populaires artistiques en Europe occidentalisée.

L’histoire peut-elle nous expliquer ce qui nous est arrivé? Ou, mieux encore, possédons-nous, nous Européens, une mémoire collective à même de nous aider à comprendre pourquoi nos pratiques artistiques populaires se sont évanouies? Nos corps auraient-ils néanmoins gardé la mémoire de ce qui leur est arrivé? Ou bien cet autre aspect de la culture populaire qu’est la mémoire collective a-t-il également été éradiqué, et jusqu’à quel point?

Il y a dix ans, dans le sud de la France, des militants européens ont invité des militants natifs de Colombie qui voyagent à travers le monde pour raconter ce qui leur arrive, ce qu’ils sont, et rechercher des appuis à leur cause. Une cinquantaine de personnes sont présentes. Que disent-elles?

« Nous subissons un processus d’extinction. Or nous sommes reliés à des puissances divines qui détruiront très bientôt le monde si le monde n’arrête pas ce processus. Elles sont très en colère. Les récentes inondations et seismes sont un avertissement. Nous sommes là pour dire à tous de vous dépêcher d’oeuvrer à arrêter ce dont nous sommes victimes pour que vous ne disparaissiez pas vous-mêmes. »

Après la réunion, je me suis assis à côté d’un des visiteurs, un homme d’une soixantaine d’années, pour parler avec lui : « Que pensait-il de la réunion?» Il m’a répondu : «Je suis content. Mais je suis toujours étonné avec les militants européens. Ils sont toujours prêts à aider et nous écouter. On dirait que, eux, n’ont aucun problème, rien d’important à raconter. C’est extraordinaire! » Et il s’est mis à rire.

On pourrait raconter des centaines d’anecdotes de ce genre. Je l’ai citée pour revenir sur une simple question : que nous est-il arrivé, à nous, Européens, pour que nous puissions avoir le sentiment que nous n’avons aucun problème? Comment se fait-il que, lorsque nous nous adressons aux autres, nous leur donnions limpression de n’avoir aucun problème qui nous soit propre à résoudre? Nous avons dans ce cas précis affaire à des femmes et des hommes qui sont confrontés à des pratiques de persuasion très particulières: pour leur passer l’envie d’être «Indiens», certains d’entre eux sont découpés vivants à la tronçonneuse. Le militant autochtone sait que ce n’est pas notre cas. Nous ne sommes pas, nous, menacés des pires violences et exactions menées par des groupes paramilitaires. Mais, au delà de ce que subit sa communauté de manière immédiate, il défend quelque chose de plus fondamental mettent en péril les massacres, les humiliations, mais aussi la déforestation, et qui mérite le nom de culture. Celle-ci implique un lien indéfectible avec la terre. Quand le militant autoctone s’étonne devant l’absence apparente de problèmes du militant européen, il insiste sur le fait que l’Européen n’a aucune souffrance à raconter, à partager, qu’il semble ne rien avoir à protéger ou à pleurer.

Quand le militant autochtone parle de nos problèmes, il n’attend pas qu’on lui raconte les derniers matraquages ou le quadrillage sécuritaire quí se met en place en Europe. Il sait très bien tout cela. Mais cela ne pourrait bien être que la dernière étape spectaculaire comme, toutes proportions gardées, les massacres chez lui d’un processus bien plus large et plus long. Son «problème» ne se limite pas aux massacres à la tronçonneuse, dernier avatar de I’horreur coloniale subie depuis plus de cinq cents ans. Son principal problème est la mise en péril de ce qui lui est le plus cher, de son mode de vie au sens le plus général du terme. Voudrait-on le détruirecomme on le fait également simplement avec l’alcool, la drogue et l’implantation d’industries donnant provisoirement du travail en échange de l’abandon des lieux qu’il occupe que cela ne changerait rien d’essentiel à l’affaire.

Au fond, il sait très bien que les Européens ont aussi des problèmes, au sens fort du terme. Peut-être rit-il pour cacher son étonnement devant le l’art que les Européens l’ont oublié? Il sait très bien que le réchauffement climatique n’épargnera pas les Européens, que les inondations et séismes meurtriers les concernent aussi. Mais il s’étonne du fait qu’ils ont perdu le pouvoir de se sentir agressés dans leur propre chair lorsque la terre souffre et menace de devenir infertile et multiples espèces – de beaux oiseaux, de drôles de mammifères, de magnifiques reptiles – disparaissent chaque jour. Il lui semble étonnant qu’aucun sursaut ne survienne, que tout continue pour l’essentiel comme avant.

Pourquoi ne ressentons-nous pas (ou plus) ce genre de choses? Pourquoi avons-nous abandonné si facilement aux autres peuples ce pouvoir de se sentir blessé? Pourquoi en présence des autres sommes-nous capables de nous présenter comme ceux qui n’ont pas de problèmes? Comme ceux qui sont si forts que leur vocation n’est que d’aider les autres?

Au Sénégal, il y a plus de dix ans, aux côtés de rappeurs philosophes de la banlieue de Dakar, j’ai ete frappé par cette absence de mémoire quasi totale. C’est une de nos caractéristiques (que l’on soit coopérant ou touriste) qui mettent le plus en colère les Jeunes Sénégalais. Eux ont une mémoire. IIs savent ce que leurs pères ont vécu et vivent encore: ils savent Gorée, le massacre et la déportation des esclaves, la destruction des familles; ils savent le travail forcé pendant la colonisation française ; ils savent le massacre des tirailleurs sénégalais en 1944, ces rescapés et premiers combattants au camp de Thiaroye de la guerre contre l’Allemagne nazie qui avaient osé réclamer leurs salaires que I’État français refusait de payer. Dans le meilleur des cas, la majorité des Français s’excusent pour la colonisation, mais ils ne parlent jamais de ce qui est aussi arrivé en Europe: le travail des enfants dans les mines, les Combats ouvriers réprimés dans le sang. Quand ils parlent avec des Africains, ils n’évoquent pas, ou très rarement et rapidement, l’extermination des juifs, des Tziganes, des Slaves, des «métèques». Comme s’ils n’avaient plus de mémoire propre. Ils n’ont plus que I’histoire, mais celle-ci, à la différence de la mémoire, donne la meilleure place aux puissants, aux dirigeants. L’histoire est peut-étre plus exacte, mais elle est froide, alors que la mémoire est chaude.

Tout au début de ce projet de travail sur la déculturation en Europe de Ouest, j’ai écrit avec Allassane NDiaye, mon hôte sénégalais, cet appel à une rencontre politique dans le quartier de Yeumbeul :

«Nous ne demandons pas à l’Européen de se sentir coupable du passé. Nous lui demandons de connaître ce passé et de connaitre son prolongement dans le présent. Nous lui demandons de se prononcer sur la manière dont il combat ce prolongement. Nous lui demandons d’être présent. Nous lui demandons de savoir ce que ses ancêtres ont vécu, subi, ce à quoi ils ont résisté, en tant que peuple; c’est-à-dire en tant quentité exclue des centres de décision et ne pouvant peser sur le cours de l’histoire qu’à travers I’addition des intelligences individuelles. Nous demandons à l’Européen d’être peuple et non Etat, et non représentant désolé des pouvoirs. Nous lui demandons de ne pas être un oncle Tom version toubab : un petit-fils de mineur parlant le langage des maitres qui programmèrent l’agonie pulmonaire de son ancêtre. »

Mais comment faut-il prendre le mot culture ? L’anthropologue américain Edward T. Hall a expliqué de manière convaincante qu’on ne peut pas en donner une définition définitive, car cette notion recouvre trop de choses. Nous ne faisons pas ici de I’anthropologie, nous ne nous interessons pas aux cultures au sens de moeurs, d’habitudes inconscientes, de limites, de tabous, etc. qu’il nous faudrait décrypter. Sous le terme de culture, nous entendons l’ensemble des pratiques héritées, transmises et transformées au sein d’une communauté et par cette communauté, en famille ou dans les lieux publics (par opposition aux institutions dirigées et animées par des professionnels). Nous parlons de cultures populaires au sens de cultures apprises, agies en famille, dans les rues, dans les cafés, les fêtes traditionnelles. Nous parlons de culture non dans le sens de cette culture qui fait des gens «cultivés», mais de cette culture qui fait des gens «cultivant», acteurs de leur culture.

Dans une société productiviste et d’accumulation, où le travail est soumis aux impératifs du marché, les pratiques et expressions artistiques populaires n’ont aucun rôle à jouer, si ce n’est, éventuellement, de distraire pendant le temps de repos. Ils ne permettent certainement pas d’accélérer les cadences de travail. Ce sont même des pratiques ennemies. Les expressions artistiques populaires sont inutiles et suspectes. Même leur simple évocation dans un débat politique prête à rire ou à la suspicion y compris chez ceux qui se proclament les ennemis du système.

A l’inverse, dans une société où le monde est perçu comme un organisme vivant, complexe et dont la connaissance n’est pas close, où les saisons comptent, les expressions artistiques populaires restent vitales pour penser et organiser la vie en commun.

Si on abandonne toute hypothèse essentialiste, une autre voix peut se faire entendre. Les Européens ont peut-être eu des cultures populaires qui ont, en grande partie, disparu, mais cela n’est finalement pas très grave et ne vaut pas la peine qu’on remue un lointain passé. Ne pas ressentir le désir de s’arrêter, de s’interroger sur cette perte, implique qu’on ne la ressent pas dans toute sa violence destructrice. Comment pourrions-nous alors prétendre soutenir ceux qui se battent aujourd’hui pour préserver leur mode de vie, leur culture et son devenir?

Quel est ce groupe humain étrange capable d’un côté de se battre pour que d’autres sauvegardent leur mode de vie, leur culture, mais incapable, par ailleurs, de parler des siens ou, du moins, de ressentir leur absence comme une perte? Combien de fois a-t-on entendu expliquer: «Oui, sans doute, nous avons perdu des liens, mais c’est la rançon de la modernité, du progrès, etc. » Tout cela dit sans passion, sans intérêt, sur le ton du professeur «je sais tout». La destruction de la culture serait donc chez les autres un drame atroce, mais chez nous presque rien: une rançon. S’il y a eu rançon, c’est qu’il y a eu gain en échange.

A ce point, monte en moi le désir de m’extraire. Mais alors mon monde se réduirait encore plus. Aussi, je préfère lire dans la volonté de soutien des militants européens le signe d’une nostalgie inconsciente pour quelque chose de similaire à ce que ceux qu’ils soutiennent possèdent encore. Je comprends finalement le désintérêt de l’Européen pour son passé où est enterrée l’histoire de sa dépossession culturelle. Car ce passé ressemble à un à un vide. Et le vide est a priori ennuyeux, voire mortel. Les miens sont d’abord des êtres blessés, diminués, même si cela se révèle parfois au grand jour de manière grossière ou grotesque.

Il a fallu une terrible déculturation pour en arriver à danser la danse des canards devant des Maliens. Il a fallu qu’il nous arrive quelque chose de particulièrement violent.

Nous devons trouver le chemin qui nous permettra de recréer une mémoire collective, de nous trouver. Pour cela, nous pouvons commencer par écouter Aimé Césaire :

« J’entends la tempête. On me parle de progrès, de «réalisations», de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes. Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, des cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées. Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, I’agenouillement, le désespoir le larbinisme.»

Ces mots ne m’évoquent pas seulement les Africains ou les Océaniens. Chez eux, ce qui me frappe le plus est le courage à une misère imposée, face à des crimes qui les ont saignés pour des siècles. Ce sont des femmes et des hommes encore en péril certes, mais encore debout. Paradoxalement, peut-être, ces mots de Césaire m’évoquent d’abord les Europeens!

C’est l’Européen qui ressemble finalement le plus aux portraits qui sont faits du colonisé. Aussi devons-nous apprendre à répondre au militant autochtone de Colombie qui s’étonne que nous n’ayons que notre soutien à apporter aux autres. Comprendre ce qui nous a été fait impose d’étudier comment cela nous travaille dans nos corps, nos langages, nos manières d’être au monde, au quotidien, dans la manière dont nous ne savons pas être ensemble, la manière dont nous savons avec tant de talent nous déchirer, nous rejeter les uns les autres dès le balbutiement de la moindre résistance. Comment ce qui nous a été fait nous travaille jusque dans ces instants où nous essayons de penser et nous organiser. La réponse n’est certainement pas seulement l’histoire. Elle doit d’abord être trouvée dans ce que nous appelons le quotidien, où s’inscrit dans nos corps I’histoire de l’occidentalisation. Fait étrange autant qu’odieux le mot «quotidien» veut aussi dire «banalité». Il faut pourtant apprendre à le faire parler, à lui faire la solitude, I’ennui, le ridicule, les frustrations et la hargne qu’il porte en lui.

 

Penser l’écologie politique depuis les Outre-mer français

Introduction de la revue Écologie & Politique – Écologies politiques depuis les Outre-mer , dossier coordonné par Malcom Ferdinand et Mélissa Manglou.

Comment penser l’écologie politique depuis les Outre-mer français ? Ces dernières années ont vu émerger dans l’espace médiatique de la France hexagonale, un ensemble d’enjeux et de conflits environnementaux se déroulant dans ces territoires. Des oppositions aux différents projets de « Montagne d’or » en Guyane aux mobilisations contre la pollution au chlordécone aux Antilles (Martinique et Guadeloupe), en passant par les quêtes de justice des Polynésiens face aux conséquences des essais nucléaires et la construction d’un incinérateur à La Réunion, les sujets sont nombreux. Pourtant, ces articles de presse rappellent aussi la marginalisation de ces territoires dans l’imaginaire national français, l’ignorance de leurs sociétés au-delà des clichés exotisants ou catastrophistes, et l’invisibilisation de leurs longues histoires de luttes écologistes. L’intensité de la crise sanitaire liée à la pandémie de la Covid-19 dans les Outre-mer, dont la quatrième vague en Martinique, en Guadeloupe et en Polynésie est sans précédent sur le territoire national, rappelle les conséquences mortelles des inégalités de ressources et d’infrastructures dans ces territoires. Ce texte est l’introduction du dossier de la revue Écologie & Politique qui rassemble des contributions sur quelques-uns des grands enjeux des écologies politiques dans les territoires dits d’« outre-mer».

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Penser l ecologie depuis les Outres-mer français – livret

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Penser l ecologie depuis les Outres-mer français – page par page

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Les outre-mer à l’ombre de l’écologie politique française et de l’imaginaire national

Penser l’écologie depuis les Outre-mer français suppose d’abord de se confronter à cette marginalisation. Le constat est sans appel. L’écologie politique « française », ses partis, ses institutions, ses penseurs et contributions théoriques se sont historiquement développés dans un mélange d’ignorance, d’invisibilisation et parfois de condescendance à l’égard des Outre-mer. Un exemple récent parmi tant d’autres concerne la « vague verte » des élections municipales françaises de 2020. Au sein des articles de presse déclamant les noms des villes remportées par Les Verts, Lyon, Strasbourg, Poitiers, Annecy, Besançon, Tours, Colombes, Marseille ou encore Paris, une ville semble oubliée au milieu de cette vague : Pointe-à-Pitre, la « capitale » de la Guadeloupe. Quand bien même elle serait mentionnée, bien peu de cas est fait de la victoire de l’équipe d’Harry Durimel.

Au niveau de la production littéraire, scientifique et académique, la marginalisation des Outre-mer se fait sentir non pas dans les études de cas – abondantes dans les travaux en sciences de la vie et de la Terre – mais dans la considération de ces sociétés, espaces, histoires et traditions comme porteurs de savoirs, de conceptualisations, comme centres depuis lesquels la Terre et le monde sont pensés. Il reste encore possible, en 2019, de publier des livres ayant pour titre L’écologie politique en France sans une seule mention des Outre-mer, et surtout, sans que cette absence ne constitue un problème . Dans les 535 pages des actes du colloque intitulé à dessein Penser l’Anthropocène qui s’est tenu en 2015 à Paris, pas une seule fois le mot « Outre-mer » n’apparaît. Cela est d’autant plus étonnant qu’il existe une importante littérature sur les écologies de ces territoires produite par des écrivains comme Édouard Glissant, Maryse Condé, Aimé Césaire, Patrick Chamoiseau, Chantal Spitz, Titaua Peu, par des chercheurs et enseignants-chercheurs au sein des universités locales, en particulier dans le champ de l’écocritique postcoloniale, mais aussi par des militants écologistes. Les Outre-mer peuvent-ils parler au sein du récit de l’Anthropocène ? Il semblerait que l’« Anthropocène », cette ère géologique nouvelle où les humains incarneraient une force majeure des destructions des écosystèmes, se raconte en France sans les Outremer. Telle est l’une des manifestations de la double fracture coloniale et environnementale de la modernité pointée dans l’ouvrage Une écologie décoloniale. Ce constat n’est pas une condamnation morale ni un procès d’intention aux nombreux contributeurs et contributrices aux pensées et théories de l’écologie en France. Les chercheurs et chercheuses ultramarines héritent aussi de ces contributions – quoique de manière critique. Mais c’est précisément parce qu’il ne s’agit pas d’intentions de quelques individus qu’il y va d’un problème structurel de l’écologie politique en France, touchant tant aux associations et structures politiques qu’à la production de connaissances.

La marginalisation des Outre-mer dans l’imaginaire national comporte aussi l’inconvénient de masquer certaines frontières par rapport à d’autres, et par conséquent de masquer certaines relations. Contrairement aux Allemands, aux Suisses, aux Espagnols ou Italiens, les Brésiliens, les Surinamiens, les Comoriens, les Vanuatais, les Fidjiens ne sont pas perçus comme des voisins de la France avec qui la Terre est habitée. Tel est le message envoyé par les autorités françaises à Mayotte dans les traitements souvent déshumanisants infligés aux Comoriens à travers les politiques de « décasage ». Tels sont les enjeux des immigrations brésilienne et surinamienne en Guyane, et haïtienne en Guadeloupe et en Martinique. Penser l’écologie depuis les Outre-mer suppose de penser l’écologie au mitan de ces frontières géographiques et politiques où, suivant le fétichisme de bouts de papiers collés entre eux, est violemment décidé qui a droit à une vie digne, à la reconnaissance d’une commune humanité, et qui est déshumanisé et rejeté par-dessus bord du navire-monde.

Cette habitude de l’absence des Outre-mer est inconséquente pour au moins deux raisons. D’abord, en marginalisant au sein des arènes écologistes les Outre-mer et par là les histoires coloniales de la France et du monde, on oublie que l’écologie doit beaucoup à ce que Richard Grove a appelé, non sans euphémisme, « la rencontre européenne avec les tropiques ». La décimation irréversible de certains écosystèmes insulaires par l’exploitation coloniale européenne dans les îles Canaries, à Maurice et à Sainte-Hélène fut l’occasion de prises de conscience pour des scientifiques et des administrateurs de ces colonies . Les premières politiques de protection de l’environnement servirent alors à protéger les intérêts économiques et politiques établis comme celles mises en place par Pierre Poivre à l’île Maurice au xviiie siècle ou par John Muir aux États-Unis au xixe siècle, ou encore servirent à légitimer l’expansion coloniale à l’instar de la colonisation française du Maghreb au début du xixe siècle . On s’empêche alors de penser les articulations nécessaires entre dégradation de l’environnement, colonisation, racisme, esclavage et capitalisme, comme bien d’autres l’ont déjà proposé dont Carolyn Merchant, Terry Jones et plus généralement le courant de la justice environnementale. C’est en réponse à cette absence que se font entendre des propositions d’écologie décoloniale.

Par ailleurs, cette absence se révèle aussi inconséquente au vu de l’importance écologique de ces territoires. Les Outre-mer représentent 97 % de l’espace maritime français et 10 % des récifs coralliens de la planète, et abritent 97 % des 20 000 espèces endémiques recensées en France. Plus encore, situés dans les latitudes tropicales, ces territoires, leurs habitants humains et non humains, sont particulièrement exposés et vulnérables aux conséquences du réchauffement climatique, en particulier la montée des eaux. L’inconséquence persiste dès lors que ce contenu écologique des Outre-mer continue à être présenté comme un ensemble de trophées environnementaux exotiques de la « France » sans pour autant reconnaître les voix et les dignités de celles et ceux qui habitent ces terres et ces mers. Malgré cette importance écologique, cette commune citoyenneté et ces histoires multiséculaires qui lient ces trois océans à l’Hexagone, il faut bien constater que les treize territoires des Outre-mer français et leurs habitants perdurent à l’ombre de l’imaginaire politique de la France. Ceux-ci n’apparaissent à l’écran des habitants de l’Hexagone qu’en cas de mouvement social majeur, d’alerte sur une prétendue criminalité hors norme ou lors de catastrophes environnementales à l’image des cyclones Irma et Maria de 2017. Ce sont pourtant d’autres voix et genèses du souci écologique, d’autres conceptualisations, d’autres pensées et donc d’autres acteurs de l’écologie politique française et du monde qui restent assignés à l’ombre.

Par-delà cette inconséquence politique et scientifique, l’absence des Outre-mer de l’écologie française témoigne surtout de la prégnance d’un imaginaire national de la France qui glisse sous le tapis son passé colonial, esclavagiste et impérial, c’est-à-dire ces histoires dont les Outre-mer et leurs habitants constituent les témoins vivants. Vue sous cet angle, l’écologie politique ne ferait pas exception dans un climat général où les universitaires, collectifs et associations qui abordent les questions décoloniales ou l’antiracisme sont présentés comme des menaces à la République. Certaines associations écologistes et certains journalistes voient même la critique décoloniale comme un obstacle à la mobilisation écologiste. Or, la nécessaire reconnaissance des Outre-mer, de leurs habitants, de leurs acteurs tout autant que de leurs écosystèmes, dessine une autre proposition : on ne saurait penser l’écologie française de manière cohérente et proposer des politiques adéquates face aux enjeux écologiques sans un changement radical d’imaginaire de la France, ni sans une refonte collective de son récit national au sein de l’« Anthropocène ».

C’est dans cette perspective que nous avons proposé un dossier à une revue historique dans l’Hexagone, non spécialiste des Outre-mer, marquant une étape dans une approche décentrée de l’écologie en France. Rappelons aussitôt qu’il serait illusoire d’imaginer qu’un seul numéro d’une seule revue suffirait à pallier une absence de plusieurs décennies et conduirait à une décolonisation en acte de la question écologique en France, ou même permettrait d’aborder en profondeur tous les enjeux et pensées écologiques des Outre-mer. Il s’agit néanmoins d’un point de départ d’un chemin qu’entend suivre l’Observatoire Terre-Monde

Que sont les outre-mer ?

Si le terme « outre-mer » ne porte pas la marque du pluriel, il s’agit bien d’une pluralité de territoires, de sociétés, de langues, d’écosystèmes, de climats et de statuts. Les Outre-mer français sont composés de treize territoires répartis dans trois océans et comportant au moins 2,4 millions de citoyens français. Du côté de l’Atlantique, on trouve la Guyane sur le continent sud-américain, la Martinique, la Guadeloupe, Saint-Barthélemy et Saint-Martin dans le bassin caribéen, et Saint-Pierre-et-Miquelon au large du Canada. L’océan Indien abrite La Réunion et Mayotte tandis que la Polynésie, la Nouvelle-Calédonie et Wallis-et-Futuna se trouvent dans l’océan Pacifique. S’ajoutent aussi les territoires inhabités que sont les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF), dont la Terre-Adélie dans l’Antarctique et Clipperton dans le Pacifique. Si tous ces territoires font partie de la France et leurs habitants y sont français au même titre que ceux de l’Hexagone, on note des différences statutaires définies par la Constitution française. D’un côté, les départements et régions d’outre-mer ou DROM (Martinique, Guadeloupe, Mayotte, La Réunion et Guyane), dont les statuts sont définis par l’article 73 de la Constitution et répondent au principe d’identité législative. Cela signifie que « les lois et règlements y sont applicables de plein droit », bien que des adaptations peuvent être prévues dans certains cas. Au niveau européen, et depuis le traité de Maastricht de 1992, les DROM sont reconnus comme des parties intégrantes de l’Union européenne, désignées « régions ultrapériphériques ». Il en résulte que l’acquis communautaire, les lois, obligations et traités rassemblant les États européens sont aussi applicables dans ces territoires. Ils font partie du marché unique européen en utilisant l’euro comme monnaie et élisent des représentants au Parlement européen. Cependant, ils ne font pas partie de l’espace Schengen.

D’un autre côté se trouvent les collectivités d’outre-mer ou COM (Saint Barthélemy, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon, La Polynésie, Walliset-Futuna) dont les statuts sont définis par l’article 74 de la Constitution et répondent au principe d’un régime législatif spécial « qui tient compte des intérêts propres de chacune d’elles au sein de la République ». Cela signifie qu’en dehors de certains domaines (la nationalité, les droits civiques, les libertés publiques, l’État et la capacité des personnes, la justice, le droit pénal, la politique étrangère, la défense, la sécurité et l’ordre public), la monnaie, le crédit et les changes ainsi que le droit électoral, les lois et les règlements nationaux n’y sont pas appliqués systématiquement. Ces territoires bénéficient d’une certaine autonomie concernant par exemple la fiscalité ou les réglementations liées à l’usage des produits phytosanitaires. Il en va de même dans les rapports avec l’Union européenne. Depuis le traité de Rome de 1957, les COM sont désignées comme des « pays et territoires d’outre-mer ». Bien que ces territoires fassent partie d’États membres de l’Union européenne, les COM ne font pas partie de l’Union européenne. L’acquis communautaire ne s’y applique pas. Néanmoins, leurs citoyens sont des citoyens européens qui peuvent aussi élire des représentants au Parlement européen. Bien que les lois européennes ne s’appliquent pas aux COM, elles restent applicables aux personnes, aux citoyens français résidant dans les COM. La Nouvelle-Calédonie a, quant à elle, un statut particulier défini par l’ensemble du titre 13 de la Constitution, car elle est engagée dans un processus d’indépendance. Un troisième référendum prévu par l’accord de Nouméa (1998) se tiendra le 12 décembre 2021.

Les Outre-mer français constituent encore aujourd’hui des territoires marginalisés socialement et politiquement. À l’éloignement géographique des centres de l’Hexagone (près de 8 000 kilomètres pour les Antilles et la Guyane, plus de 15 000 kilomètres pour la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie) s’ajoutent des conditions sociales et des infrastructures bien en deçà des moyennes de l’Hexagone avec notamment des taux de chômage deux à trois fois plus élevés, des difficultés d’accès à l’eau et des services de santé débordés. La loi relative à « l’égalité réelle outre-mer » adoptée en 2017 part du constat que la promesse d’égalité énoncée lors de la départementalisation de 1946 n’a pas été « réellement » tenue.

L’écologie depuis les outre-mer : quelques pistes

Nous souhaitons mettre à l’ordre du jour un chantier d’enquêtes sur les écologies politiques des Outre-mer. Par-delà l’élargissement des différentes conceptualisations politiques de l’écologie proposées en France hexagonale aux régions d’outre-mer, il s’agit d’un déplacement, celui d’étudier les manières dont sont formulés les enjeux écologiques depuis les Outre-mer, leurs histoires environnementales et leurs réalités socio-économiques et politiques. Il ne s’agit pas ici uniquement de penser le territoire national français depuis les Outre-mer. Il s’agit bel et bien de penser l’écologie à l’horizon du monde, du vivant, de la Terre entière et de ses différents habitants humains ou non humains à partir des Outre-mer. Tel est le déplacement que nous souhaitons proposer, illustré graphiquement par la carte de l’Observatoire Terre-Monde réalisée par Aude Chesnay. À travers la pluralité et diversité de territoires, nous identifions trois des traits structurants des enjeux auxquels les écologies politiques sont confrontées aujourd’hui : le Plantationocène, la non-souveraineté et les expositions aux catastrophes environnementales et aux changements globaux.

Du Plantationocène : une longue histoire d’exploitation coloniale et capitaliste

L’un des traits structurants des Outre-mer est la longue histoire d’exploitation coloniale et capitaliste des écosystèmes et des humains et non-humains dont les buts principaux furent d’approvisionner la métropole coloniale en denrées prisées et d’enrichir certaines entreprises. Nous parlons de traits structurants, car ces exploitations et dominations des peuples autochtones ont littéralement structuré tant la construction des paysages des Outre-mer que les relations sociales et politiques et les différents régimes juridiques (indigénat, Code noir, etc.). De la déforestation et l’exploitation des terres pour des plantations de canne à sucre et de café aux Antilles et à La Réunion à l’extraction des minerais en Guyane et en Nouvelle-Calédonie, de la traite négrière transatlantique et de l’esclavage colonial à l’engagisme et au travail forcé en passant par les déplacements forcés de populations, ces territoires portent encore les traces de ces exploitations et dominations. C’est bien sur le fond de cet habiter colonial, cette manière coloniale d’habiter la Terre et de se rapporter au vivant, qu’un ensemble de problèmes écologiques contemporains se poursuivent. Si les plantations des xviie et xviiie siècles des Antilles ne sont plus les mêmes, la plantation comme modèle agricole principal se maintient à travers la production de la banane et de la canne à sucre. L’exploitation du nickel initiée durant la colonisation façonne encore l’économie de la NouvelleCalédonie. Quelle écologie proposer aujourd’hui en Polynésie dans le sillage de l’imposition coloniale de quarante années d’essais nucléaires (atmosphériques et souterrains) à Mururoa et Fangatofa qui ont contaminé une partie de la population et détruit des écosystèmes entiers ? Penser l’écologie depuis les Outre-mer implique donc une pensée de la vie, du monde et de la Terre dans les ruines de ces dominations coloniales et capitalistes subies par des peuples entiers et qui se poursuivent encore sous d’autres formes.

C’est la raison pour laquelle certains concepts tels que celui d’Anthropocène apparaissent complètement inopérants depuis les Outre-mer, particulièrement au regard de la responsabilité historique des destructions des écosystèmes. Contrairement à Paul Crutzen qui voit dans ce concept l’avènement d’une « espèce humaine » tout entière responsable des changements globaux, depuis les Outre-mer, cet « Anthropos » est bel et bien incarné par les acteurs des colonisations européennes. Il s’agit alors de décentrer le regard occidental de l’écologie mainstream et de reproblématiser la question des responsabilités. C’est bien au profit d’une minorité dominante que se sont structurés les systèmes d’exploitation des ressources naturelles dont nous héritons. Des terminologies alternatives ont été proposées pour requalifier les responsabilités engagées dans ce concept d’Anthropocène, comme les termes de Capitalocène, de Plantationocène, voire de Négrocène. Nous retenons comme creuset le concept de Plantationocène, qui qualifie l’ensemble des systèmes d’exploitation des ressources naturelles et humaines instaurés pendant la colonisation au profit d’une minorité puissante et aux dépens de la majorité de leurs habitants, humains et non humains, et de leur biosphère. Qu’il s’agisse des plantations de canne à sucre à La Réunion, des bananeraies aux Antilles ou des mines de nickel en Nouvelle-Calédonie, le modèle de la plantation extractiviste a guidé la constitution des paysages humains et non humains des Outre-mer.

Les écologies politiques des Outre-mer prennent aussi naissance au sein de sociétés postcoloniales et post-esclavagistes. Les termes « postcolonial », « subalterne » ou encore « décolonial » sont des concepts développés depuis plusieurs décennies ayant pour point commun d’interroger la façon dont les histoires coloniales du monde continuent d’influer sur les relations entre anciens colons et colonisés à travers les représentations, les rapports de pouvoir et les manières d’habiter la Terre bien au-delà des décolonisations du xxe siècle. Ici, nous ne faisons que rappeler ce fait : les Outre-mer d’aujourd’hui sont aux prises avec leur héritage colonial. Outre les traces de ces histoires violentes qui ont configuré les paysages et les métabolismes des économies de ces territoires – d’où le Plantationocène –, penser l’écologie au sortir de la colonisation et de l’esclavage signifie une confrontation inévitable avec ces legs de la colonisation et de l’esclavage, véritables traumas structurels dans les manières dont les autochtones tels que les Amérindiens ou les Bushinengués de Guyane et les Kanaks de Nouvelle-Calédonie, les Mahorais de Mayotte, les Maoris de Polynésie, les transbordés esclavisés de la Martinique, la Guadeloupe et La Réunion font société et se rapportent à leurs terres. Des vols coloniaux de terres au déni de justice relative aux crimes coloniaux, en passant par l’expérience d’une « citoyenneté entièrement à part », les écologies politiques ultramarines ne peuvent faire l’économie d’un ébranlement des fondations coloniales de leurs sociétés et plus largement du monde. Comment donc les porteurs de revendications écologistes des Outre-mer – associations locales ou internationales, agences de l’État, élus – négocient-ils les enjeux écologiques locaux et globaux avec ce passé qui ne passe pas ? Par ses refus académiques et politiciens de considérer ces questions postcoloniales ou décoloniales, la France hexagonale fait figure d’exception au sein des anciens empire coloniaux. Pourtant, par leur simple présence, les Outremer rappellent la nécessité de décentrer la construction des savoirs, y compris sur l’écologie, en écoutant celles et ceux qui ont survécu aux colonisations.

Écologie et non-souveraineté

Les écologies politiques des Outre-mer se déploient au sein de territoires non souverains et administrés, à divers degrés par un gouvernement et un État perçus comme lointain. Cette non-souveraineté structure les approches politiques des enjeux écologiques par au moins deux aspects. D’un côté, la non-souveraineté dans le cadre de sociétés postcoloniales et post-esclavagistes s’accompagne d’un ensemble de rapports ambivalents entre les administrés et l’État. Persistent des méfiances vis-à-vis d’agents et de services de l’État, le doute d’une attitude coloniale où chaque faute devient la vérification d’une décolonisation qui n’aurait pas été réellement accomplie. Aux Antilles, à La Réunion ou encore à Mayotte, ces méfiances se superposent aussi à une ligne de couleur où les représentants de l’État, singulièrement les préfets, sont presque systématiquement blancs face à des populations majoritairement non blanches. D’un autre côté, la non-souveraineté repose à de nouveaux frais la question du rapport entre écologie et politique. La souveraineté politique garantirait-elle une mise en place plus effective et plus proche des acteurs locaux d’une préservation efficace des écosystèmes, une politique agricole à rebours des monocultures capitalistes d’exportation et en faveur du bien-être animal ? Ou au contraire, les maintiens ou intégrations de ces anciennes colonies au sein de l’ensemble républicain de leur ancienne métropole impériale ont-ils permis la mise en place de meilleurs politiques écologistes ?

Au vu de ces cinquante dernières années, deux remarques s’imposent. D’une part, l’assimilation des anciens territoires dans la République française n’a pas été un rempart suffisant contre la mise en place de systèmes capitalistes et extractivistes miniers comme en Guyane et en NouvelleCalédonie, contre une agriculture intensive adossée à une non-souveraineté alimentaire structurelle et une pollution chimique des écosystèmes comme en Guadeloupe, en Martinique et à La Réunion, ou contre la transformation de ces terres, ces mers, leurs écosystèmes et leurs habitants en sujets d’expérimentation comme dans le cas des essais nucléaires de Polynésie. D’autre part, ces ravages écologiques se sont déroulés et se déroulent encore dans le cadre d’un déni structurel de démocratie environnementale où les habitants se retrouvent, bon gré mal gré, exclus des décisions qui ont trait aux manières d’habiter leur terre. Les Antillais n’ont pas choisi d’utiliser du chlordécone et de se trouver aujourd’hui, pour plus de 90 % de la population, avec une molécule cancérigène et perturbatrice endocrinienne dans leur corps. Ici, la défense de l’environnement et de la santé publique passe par des revendications de justice et démocratie environnementales qui prennent des allures de politiques décoloniales. Qui décide de l’environnement, de la terre et de la mer dans les Outremer ? Qui peut participer à ces décisions ? Comme ailleurs en France, on constate une justice à deux poids deux mesures. Comment faire sens de ce qu’une contamination durable, généralisée et délétère depuis plus de cinquante ans n’ait suscité aucune condamnation (personne morale ou physique), mais que dès lors que de jeunes militants dénoncent cet état, ils et elles sont condamnés à de la prison ferme ? Telles sont quelques-unes des questions dont les écologies politiques des Outre-mer n’ont pas le luxe de pouvoir oublier.

Vulnérabilité accrue aux pollutions et aux changements climatiques

Les Outre-mer, ce sont également des écosystèmes exceptionnels et divers qui accueillent 80 % de la biodiversité française, parmi lesquels l’un des quinze derniers grands massifs de forêt primaire équatoriale en Guyane, la seconde plus grande barrière récifale au monde en Nouvelle-Calédonie, 20 % des atolls de la planète en Polynésie française, mais également la mangrove en Martinique, le lagon de Mayotte, les cirques et les hauts de l’île de La Réunion. La troisième caractéristique des écologies politiques des Outre-mer tient à leur vulnérabilité aux différentes dégradations de l’environnement et perturbations climatiques. Cette vulnérabilité n’est pas naturelle, contrairement aux images catastrophistes montrées chaque année à la télévision, mais bien le résultat d’une longue construction sociale et politique. Deux ensembles de facteurs sont à l’œuvre. D’un côté, cette vulnérabilité découle de leurs situations sociales inquiétantes avec par exemple des taux de chômage deux à trois fois supérieurs à l’Hexagone (25 % en Guadeloupe, 35 % à Mayotte), des taux de pauvreté importants (39 % à La Réunion et 77 % à Mayotte en 2018 ), un coût du panier alimentaire étant entre 37 % et 46 % plus cher dans les DROM que dans l’Hexagone, mais aussi une absence notoire de souveraineté alimentaire due à une dépendance excessive à l’importation. La Martinique et la Guadeloupe sont capables d’exporter chaque année des centaines de milliers de tonnes de bananes vers la France hexagonale et l’Europe, mais peinent à nourrir les habitants des Outre-mer. Dans une étude récente, le Global Footprint Network estime que l’empreinte écologique de La Réunion excède sa biocapacité de 2580 %, la classant à la triste place de troisième territoire déficitaire au monde en termes de biocapacité. D’un autre côté, situés principalement dans les latitudes tropicales, plusieurs de ces territoires sont exposés de manière directe aux changements climatiques à travers les phénomènes d’élévation du niveau de la mer, de blanchissement du corail et d’intensification d’événements climatiques extrêmes comme les cyclones. Leurs positions relativement aux failles tectoniques ajoutent aussi le risque accru des tremblements de terre et d’éruption volcanique. Les maladies à transmission vectorielle telles que le chikungunya, le zika ou la dengue qui entraînent des épidémies régulières constituent par ailleurs une difficulté sociale et médicale supplémentaire. En 2021, La Réunion se retrouve confrontée à la fois à une épidémie de dengue et à la pandémie mondiale de la Covid-19. Déjà exposée à la pollution de l’air par les sables du Sahara, la Martinique fut également affectée par les cendres de l’éruption du volcan de Saint-Vincent – elle-même étant une île volcanique. De même, Mayotte fait face à un enfoncement d’une partie de l’île du fait de la naissance d’un volcan au large de l’île. La conjonction de ces deux facteurs se manifeste chaque année à la saison cyclonique aux Antilles. Des sociétés qui font reposer leur modèle d’économie agricole sur la résistance d’une herbe géante – le bananier n’est pas un arbre – à des vents annuels de plus de 200 kilomètres à l’heure. L’entêtement à préserver un habiter colonial, une production agricole faisant partie intégrante de la non-souveraineté alimentaire des Antillais, fait face à des cyclones dont l’intensité augmente en raison du changement climatique. Et chaque année, l’appel régulier au secours des fonds publics ne fait que renforcer l’idée perfide que sans « la France », il ne serait pas possible d’exister et de prendre part au monde, c’est-à-dire l’idée qu’il n’est pas possible de faire autrement.

Pourtant, c’est précisément cet autre monde possible que n’ont cessé de rappeler des milliers de militants écologistes des Outre-mer, d’associations, de paysans et d’agriculteurs faisant de l’agriculture biologique, de la permaculture ou de l’agroécologie depuis plus de cinquante ans, se confrontant tant à la spoliation de leur milieu de vie, aux persistances des attitudes coloniales qu’au déni de démocratie. C’est aussi le travail des artistes, écrivains, universitaires et leaders politiques qui ont contribué à panser les dignités blessées, à alerter sur les écosystèmes en péril et à dessiner l’horizon d’un monde possible depuis ces espaces, encore présentés comme les autres d’un centre éloigné. Ce sont également ces jeunes générations à l’image de la mobilisation des militants anti-chlordécone en Martinique qui osent défier la répression policière et raciste, comme le fait le jeune Keziah Nussier, pour rappeler à tous que cet état de fait est anormal et injuste. Ce premier pas est un hommage aux victimes de la contamination de l’environnement par les pesticides, de la pollution des mines, de la radioactivité des essais nucléaires tout autant que des injustices sociales. Il est aussi et surtout une célébration du courage de ces pionniers que nous tentons à notre tour de partager.