La chasse aux hommes illégaux

Texte extrait de «La chasse à l’homme», livre publié en 2010 aux éditions La fabrique, écrit par Grégoire Chamayou.

« Voici, tu m’as chassé aujourd’hui de dessus la face
du pays, et je serai caché de devant ta face, je serai
errant et fugitif sur la terre, et il arrivera que
quiconque me trouvera me tuera. »
genèse 4 :14-15

Il […] a tenté de fuir, craignant apparemment que
sa situation ne soit découverte. Un policier de la BAC
l’a alors pris en chasse. Il s’est alors jeté à l’eau, où il
a été repêché peu après dans un état critique. Il est
mort à l’hôpital des suites d’un arrêt cardiaque.
« Mort d’un sans-papier qui voulait
échapper à la police »,
Reuters, 4 avril 2008

Nous avons besoin d’un abri et de protection.
Banderole des réfugiés de la « jungle » de Calais,
22 septembre 2009.

Ce texte écrit en 2010, fait en ce moment particulièrement échos dans le contexte de l’arrivée des JO avec ces programmes de répression massifs parmi lequel «Place nette» dans la continuité directe de la loi Darrmanin et Kasbarian-Bergé. Il se permet notamment de penser les stratégies gouvernementales d’exclusion de la citoyenneté et de chasse d’une partie de la population.

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La chasse aux hommes illégaux

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(…)
Le problème formulé par Arendt au sujet des apatrides perdure aujourd’hui pour les migrants sans-papiers, dont le statut rassemble les quatre grandes caractéristiques précédentes : criminalisation de l’existence, inflation du contrôle policier, exclusion des droits humains et mort de papier.
Cette nouvelle forme de proscription légale, distincte de celle des apatrides, est le produit historique récent de politiques d’illégalisation des migrants, dont on peut suivre, loi par loi, mesure par mesure, la progression dans la plupart des États du Nord depuis le début des années 19701. Cette nouvelle situation d’illégalité des travailleurs immigrés tient au refus des États de leur accorder le droit de résider et de travailler dans la légalité. En même temps que les conditions d’entrée et de séjour étaient rendues plus restrictives, elles plongèrent un nombre croissant de travailleurs dans l’illégalité. À l’ancienne et toujours active démarcation selon la nationalité, s’est ainsi aujourd’hui superposée une nouvelle ligne d’exclusion, qui s’énonce désormais au nom d’un principe de territorialité. En France, alors même que les droits sociaux tendaient à être reconnus à tous les résidents sans condition de nationalité, les autorités ont peu à peu introduit un nouveau critère de discrimination, celui de la régularité du séjour2. C’est l’exemple de la création d’un délit sui generis, aux fins de l’exclusion légale des migrants, censés par là être dissuadés d’entrer sur un territoire qui leur refuse l’accès à des droits élémentaires.

Or, bien que réputés ne pas y être légalement, les migrants se trouvent bel et bien sur le territoire ; ils y résident physiquement et socialement. De sorte que le premier effet de cette exclusion légale n’est pas de les faire disparaître, mais de suspendre pour eux toute une série de droits. On aboutit alors à ce paradoxe que les mesures d’exclusion légale des migrants sans-papiers, pourtant énoncées au nom de la souveraineté territoriale ont pour premier effet de produire sur le territoire des situations où le droit ne s’applique plus, sur le mode d’enclaves ou de zones franches attachées à des individus devenus en quelque sorte extra-territoriaux. Cette situation opère une rupture par rapport à l’ancien principe de la souveraineté territoriale voulant que tout ce qui est sur le territoire soit du territoire3, étant donné que résider sur le territoire ne suffit plus à être pleinement assujetti de facto au droit qui s’y applique. Exclure du droit ces résidents de fait est contradictoire car cela équivaut à une suspension de la loi, suspension qui découle de la législation elle-même. Ainsi, au prétexte de faire respecter une frontière territoriale, on a créé sur le territoire une frontière légale entre ceux qui peuvent être protégés par le droit et ceux qui ne le peuvent plus. Réputés non-existants alors qu’ils existent, les individus se voient dénier la reconnaissance juridique de leur insertion sociale réelle. Comme dans le cas du mort civil, qui était physiquement vivant mais légalement mort, les relations qu’ils nouent ne peuvent demeurer qu’informelles. On retrouve un autre trait caractéristique de l’état de proscrit : l’interdiction de porter assistance. C’est le « délit de solidarité » : « Toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d’un étranger en France sera punie d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 30 000 euros331. » Outre la criminalisation de la solidarité privée, l’exclusion légale s’étend aussi aux prestations de l’État social. En France, ces dernières années, les autorités ont multiplié les projets de restriction de l’Aide Médicale d’État dont les personnes sans-papiers dépendent pour leur accès aux soins. Sans parler du versant budgétaire de la question, en pratique, « l’intensification des
interventions policières pour arrêter des sans-papiers les amène à ne plus faire les démarches pour obtenir l’A.M.E. Les personnes ne font plus valoir leurs droits, de peur que cela ne débouche sur une interpellation4. » De façon plus générale, comme l’explique Amnesty International : « Le fait qu’ils n’ont aucun statut légal signifie qu’ils sont souvent réticents ou inaptes à faire valoir leurs droits relatifs au travail ou leurs autres droits humains5. »

La « proposition 187 », adoptée en 1994 en Californie avant d’être déclarée inconstitutionnelle, explicitait les principes philosophiques qui sous-tendent de telles politiques d’exclusion des droits fondamentaux. Afin de justifier l’exclusion des illegal aliens des services sociaux, de la santé et de l’éducation, le préambule de ce texte invoquait le « droit des citoyens à la protection » – réinterprété comme droit à la protection « contre toute personne ou personnes entrant illégalement dans le pays6 ». On retrouve ici la restriction nationaliste du concept de protection, dont j’ai montré qu’elle constituait, depuis le milieu du xixe siècle, la base programmatique de la xénophobie politique.

L’accès à des droits inconditionnels se trouve ainsi de fait conditionné à l’arbitraire étatique définissant la régularité du séjour. L’avertissement d’Hannah Arendt doit être pris au sérieux : la restriction étatique-nationale de l’accès aux droits humains produit immanquablement des phénomènes d’exclusion mortifère.

L’illégalisation ne fonctionne cependant pas comme une simple mesure d’exclusion. Comme le souligne Nicholas De Genova, elle a aussi et en même temps une fonction d’inclusion paradoxale : l’exclusion légale correspond aussi à un « processus actif d’inclusion par l’illégalisation7 ». Ceci principalement au sens où l’exclusion légale des travailleurs sans-papiers permet leur inclusion salariale dans des conditions d’extrême vulnérabilité. Exclus de la légalité, ils se trouvent de ce fait même inclus dans des formes d’exploitation particulièrement intensives : « À partir du moment où nous reconnaissons que les migrations sans-papier sont constituées non pour les exclure mais bien au contraire pour les inclure socialement sous des conditions imposées ou accrues et prolongées de vulnérabilité, il n’est pas difficile de mesurer comment le fait d’avoir enduré plusieurs années d’illégalité peut servir d’apprentissage disciplinaire dans la subordination de leur travail8. » La précarisation par l’exclusion légale sert de sas disciplinaire, de docilisation par l’inquiétude.

Rendre compte du fonctionnement du pouvoir contemporain d’illégalisation nécessite ainsi de porter attention à ce que Judith Butler appelle « des modes complexes de gouvernementalité, difficilement réductibles à des actes souverains9 ». Contrairement à ce que laisse penser leur appellation, les dépossédés juridiques contemporains ne sont pas seulement des « sans » : la privation n’épuise pas leur définition. Exclus des modes juridiques d’appartenance, disqualifiés pour la citoyenneté, ils sont en même temps activement « qualifiés » pour la vie illégale. Loin de retourner à un état pré-politique, d’ordre biologique, leurs existences sont activement produites, socialement saturées de pouvoir. Critiquant ici explicitement la thèse d’Agamben, Butler fait valoir que les proscrits modernes ne sont pas relégués à la vie nue : ce ne sont pas « des exemples indifférenciés de “vie nue”, mais des états de dépossession sous haute juridiction ».
Mais de quelle existence vit-on lorsque celle-ci est niée par l’État ? Dans La Sainte Famille, Marx raille l’idée selon laquelle la non- reconnaissance étatique d’un phénomène social équivaudrait à sa disparition réelle. Cette façon de voir, rapportée par exemple à la question religieuse, consisterait à penser que ne plus inscrire les jours fériés dans la loi équivaudrait à « déclarer que le christianisme a cessé d’exister ». À cette thèse de la performativité du discours de la loi, Marx oppose une conception réaliste du mode d’existence des phénomènes sociaux dans leur rapport à la reconnaissance étatique : « Dans l’État moderne […] cette proclamation de leur mort civique entraîne l’explosion de leur vie. Dès lors, ils obéissent tranquillement à leurs propres lois et déploient l’ampleur de leur existence10. » La non-reconnaisssance étatique d’un phénomène ne le fait pas disparaître, mais le libère du carcan de la loi et le rend aux formes les plus sauvages de sa vie sociale. Sa mort légale est le début de sa vie « anarchique ». De même, un sujet privé d’existence légale ne retourne pas à la vie biologique, anté-sociale, mais à la vie sociale sans loi de la société civile, c’est-à-dire d’abord à une exploitation effrénée. Le premier effet de l’illégalisation des travailleurs migrants, c’est pour eux la dérégulation du rapport salarial. Des rapports sociaux qui se nouent sans code, sans garantie
et presque sans recours. Aujourd’hui, l’illégalisation n’expose plus « aux bêtes des forêts, aux oiseaux du ciel et aux poissons qui vivent dans les eaux », selon les formules de l’ancien bannissement, mais à la prédation d’un marché du travail où, plus que jamais, apportant leur peau sur le marché, les travailleurs ne peuvent s’attendre qu’à une chose : être tannés. Prédation de marché et exclusion souveraine nouent d’étroits rapports de complémentarité. La prédation économique sur le marché du travail se déroule en effet sur fond non seulement d’exclusion légale, mais aussi de traques policières aux fins d’expulsion. Or c’est précisément cette insécurisation juridique et policière organisée en vue de l’expulsion qui aboutit aussi, par effet second, à produire une main-d’œuvre d’autant plus aisément économiquement exploitable qu’elle se trouve davantage vulnérabilisée par l’État. Aux chasses d’expulsion, chasses policières et étatiques, s’articulent des mécanismes prédateurs d’acquisition-exploitation de force de travail informelle. Chasses policières et prédation de marché communiquent. Chasses d’expulsion et chasses d’acquisition.

La chasse à l’homme est une technique de gouvernement par l’inquiétude – faire des êtres aux aguets, sur fond de vie déportable et d’existence traquée. Ces effets relèvent d’une stratégie consciente et théorisée d’insécurisation. Les agents de la traque le reconnaissent par ailleurs volontiers. Ainsi ce lieutenant-colonel de la gendarmerie française, dans une interview au cours de laquelle il n’hésite pas par ailleurs à employer le terme de « rafles » : « Je cherche effectivement à mettre les étrangers en situation irrégulière dans un climat d’insécurité. Ils doivent savoir qu’on peut les contrôler à tout moment. Ils doivent le craindre12. » En écho, les militants dressent un constat similaire : « Vivre dans l’ombre, privé de droits ou clandestinisé, c’est vivre dans l’angoisse permanente de la délation et du chantage, car, la situation  découverte, la peine encourue sera la rétention ou l’expulsion immédiate. C’est éprouver l’absence totale de protection et de recours vis-à-vis de l’administration, des patrons et des propriétaires, ainsi que face à la maladie, aux accidents, aux contentieux. C’est devoir craindre tout contact social […] C’est devoir être constamment sur ses gardes13. »

Si l’on peut parler de chasse aux sans-papiers, c’est qu’aujourd’hui, les expulsions ne s’effectuent plus aux hasards des contrôles. Sous la pression
des politiques xénophobes, il faut désormais faire du chiffre – ce qu’en jargon policier on appelle « la course à la bâtonnite ». Or remplir les quotas implique une politique de traque proactive. Comme l’explique Emmanuel Terray : « Techniquement parlant quand on veut interpeller des indésirables, il faut aller les chercher là où ils sont. Le fait que la police française se soit vue fixer des objectifs chiffrés en la matière, et sur lesquels les responsables sont jugés par leur hiérarchie, a pour conséquence que cette chasse prend des formes tout à fait spectaculaires14. » Un policier témoigne lui aussi de son côté de cette réorientation : « Avant, ramener un étranger en situation irrégulière, c’était la honte, du temps perdu. Maintenant, ils ne font quasiment plus que ça15. »Pour remplir ses objectifs chiffrés d’interpellations, la police utilise d’un certain nombre de techniques. Dans son Manuel d’ethnographie, Marcel Mauss indique que « la chasse peut s’étudier de deux manières principales : selon l’arme employée, selon le gibier poursuivi16 ». Examinons les armes.La première est le contrôle d’identité. C’est une technique de filtrage, qui suppose de s’installer sur un point de passage, de préférence là où vivent les individus recherchés. Pour les sans-papiers, à Paris, comme l’explique encore un policier : « C’est facile, vous allez à Belleville, vous êtes sûrs d’en trouver et ça remplit les objectifs17. » On effectue ensuite un « contrôle au fichier » afin d’identifier les « interpellables ». Le fichier EURODAC, système de reconnaissance d’empreintes digitales, répertorie aujourd’hui plus d’un million de sans-papiers et de demandeurs d’asile. Longtemps, jusqu’au premier tiers du xixe siècle, l’État a marqué au fer rouge ses condamnés pour les identifier en cas de fuite ou de récidive. Aujourd’hui, dans le régime de l’identification biométrique, il n’y a plus de marque à apposer, puisque la marque est devenue le corps lui-même. À Calais pourtant, les réfugiés ont inventé une technique pour déjouer le contrôle biométrique :
« Continuellement, […] un feu est gardé allumé. Il permet de chauffer l’eau (pour le thé, la lessive ou la toilette), mais également d’y faire brûler des barres en fer avec lesquelles les migrants se mutilent le bout des doigts pour effacer leurs empreintes digitales18. »Lorsque l’individu contrôlé prend la fuite, c’est la course-poursuite : « J’ai été légèrement bousculée par un jeune homme, une allure d’adolescent, il courait comme un fou ; j’ai entendu une voix hurler : “Arrêtez-le ! Police !!! Arrêtez-le.” […] J’ai vu le jeune homme dévaler l’avenue, les deux policiers derrière lui. Je me suis dit que lorsqu’on est poursuivi on trouve dans son corps toute l’énergie pour aller vite, qu’on est irrattrapable, et pourtant les policiers ne ménageaient pas leur peine. […] Je me suis demandé ce qu’il avait fait, agression, trafic de drogue ? Le jeune homme a tourné à gauche avant le pont. Les policiers épuisés ont ralenti. […] J’ai ralenti, moi aussi j’ai regardé, je n’ai rien vu. Je me disais que si le jeune homme était dans l’eau, je le verrais, qu’il n’avait pas eu le temps de traverser à la nage le bras de la rivière. […] Alors j’ai continué ma route en me disant qu’il avait réussi à s’échapper. Ce soir, je lis sur le Net : Mort d’un sans-papiers poursuivi par la police”19. »

La technique de l’affût consiste à se poster à un endroit propice et à attendre : « En 2007, profitant d’une distribution de repas des Restos du Cœur, place de la République à Paris, une vingtaine de sans-papiers avaient été arrêtés […] : “C’est comme pour les bêtes : l’appât au centre, les chasseurs en embuscade, les fourgons pour évacuer les prises.” Mercredi, rebelote à Rouen. Installés depuis à peine un quart d’heure place des Emmurés, les bénévoles des Camions du Cœur ont vu débarquer les force de police alors qu’ils s’apprêtaient à distribuer repas, produits d’hygiène et de protection contre le froid. Résultat : une dizaine de sans-papiers sont interpellés20. »

Les abords des écoles sont d’autres lieux où l’interpellation est facile. Le 20 mars 2007 à Paris, Xiangxing Chen est venu comme tous les jours chercher son petit-fils de quatre ans à la maternelle de la rue Rampal. Les policiers sont postés et attendent. Le grand-père est interpellé dans un bar de la rue. Des parents d’élèves du réseau RESF donnent l’alerte : « Un attroupement se forme devant le bistrot. “Vous allez très vite comprendre pourquoi vous allez dégager”, leur crie un officier. Il ouvre la porte de son véhicule et en sort deux chiens muselés qu’il lâche sur la foule. […] Les policiers sortent leurs matraques et aspergent la foule de gaz lacrymogène au moment où les enfants se répandent dans la rue21. »

Lorsqu’un ratissage ou une descente policière se conclut par une arrestation collective, c’est une rafle. La Cimade avait dressé, dans son rapport de 2005, une liste des rafles de sans-papiers effectuées par la police française au cours de l’année22. Ce terme, comme le rappelle Emmanuel Blanchard, désigne une technique policière précise, à savoir, selon une définition connue depuis au moins 1829, des « arrestations massives opérées à l’improviste par la police dans un lieu suspect23 ». Remarque historique et politique donc, employer ce mot n’implique pas de faire l’amalgame entre la xénophobie d’État contemporaine et le racisme exterminationniste d’État des années quarante24. Même si elles s’avèrent mortifères, les rafles-expulsions contemporaines ne sont pas commandées par une visée génocidaire. S’il faut leur trouver des ancêtres, elles se rattachent en revanche assez distinctement à la pratique de la chasse aux « indésirables » qui fit florès dans l’entre-deux-guerres, en même temps que montait en puissance une extrême droite menaçante et que se durcissait la législation sur les étrangers. Les journaux faisaient alors le récit des rafles et des chasses à l’homme dans les villes françaises, les dessinaient même.

1. Le concept d’illégalisation a été forgé par Nicholas De Genova. Cf. Nicholas P. De Genova, « Migrant “Illegality” and Deportability in Everyday Life », Annual Review of Anthropology, Vol. 31, (2002), pp. 419-447
2. Karine Michelet, Les droits sociaux des étrangers, L’Harmattan, 2002.
3. Le principe médiéval de la souveraineté territoriale s’exprimait selon la formule : « quidquid est in territorio est de territorio ». Cette maxime signifiait que le souverain régnait sur tout le territoire et sur tout ce qui s’y trouvait. Le principe a ensuite reçu des interprétations libres en faisant le principe de la protection des réfugiés : « Qui est in territorio est de territorio. L’étranger
étant soumis aux lois du pays où il réside, et leur devant obéissance, doit aussi jouir de la protection et des avantages de ces mêmes lois. » Ivan Golovin, Esprit de l’économie politique, Didot, Paris, 1843, p. 382. Cf. aussi Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme – impérialisme, op. cit. p. 578.
4. La lettre d’Act Up-Paris, n° 116, Février 2009.
5. Amnesty International, Vivre dans l’ombre. Les droits des migrants, décembre 2006.
6. http ://www.usc.edu/libraries/archives/ethnicstudies/historicdocs/prop187.txt
7. Nicholas De Genova, Working the boundaries : race, space, and « illegality » in Mexican Chicago, Duke University Press, Durham, 2005, p. 234.
8. Nicholas P. De Genova, « Migrant “Illegality” and Deportability in Everyday Life », op. cit., p. 429.
9. Judith Butler, Gayatri Chakravorty Spivak, L’État Global, Payot, Paris, 2007, p. 42.
10. Karl Marx, La Sainte Famille, in Œuvres philosophiques, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1982, p. 555.
12. « M. Guillemot : « cette insécurité est nécessaire », Kashkazi, n° 44, 15 juin 2006, p. 9.
13. Appel « Personne n’est illégal ».
14. Emmanuel Terray, « Quand on veut interpeller des indésirables, il faut aller les chercher là où ils sont. » http://www.ldh-toulon.net/spip.php?article2279
15. Carine Fouteau, « Un escorteur de la PAF raconte la violence ordinaire des expulsions forcées », Mediapart, 12 octobre 2009, http://www.mediapart.fr/journal/france/071009/un-escorteur-de-la-paf-raconte-la-violence-ordinaire-des-expulsions-forcees
16. Marcel Mauss, Manuel d’ethnographie, Payot, Paris, 1967, p. 58.
17. Carine Fouteau, op. cit.
18. Jean-Marc Manach, « Les “Doigts brûlés” de Calais », La Valise diplomatique, vendredi 25 septembre 2009, www.monde-diplomatique.fr/carnet/2009-09-25-Calais
19. Marie Vermillard, « La Mort d’un homme », Le Monde, 7 avril 2008.
20. Lina Sankari, « Des sans-papiers raflés aux Restos du Cœur », L’Humanité, 23 octobre 2009.
21. « À Belleville, travaux pratiques policiers devant les écoliers », Libération, 23 mars 2007.
22. Cimade, « Centres et locaux de rétention administrative – Rapport 2005 », Les hors-séries de Causes Communes, décembre 2006.
23. Cf. Emmanuel Blanchard, « Ce que rafler veut dire », Plein droit, 81, juillet 2009, p. 4.
24. Comme le rappelle Emmanuel Blanchard, en France, la collaboration policière marqua une rupture radicale avec les pratiques antérieures : « l’internement administratif préexistait à ces années
mais, dans le cas des Juifs, il servit à alimenter la politique d’extermination […] l’opération “vent printanier” se traduisit, dans la seule région parisienne, par l’arrestation de 13 000 Juifs, d’abord internés dans le 15e arrondissement, au vélodrome d’Hiver, puis au camp de Drancy, avant d’être transférés vers les camps d’extermination. La technique policière utilisée à l’été 1942 ne relève pas à proprement parler du répertoire d’action de la rafle. Il s’agit en fait d’arrestations à domicile opérées grâce à la constitution préalable d’un fichier. Ce n’est qu’à partir des années 1960 que cette opération de police, semblable à nulle autre dans l’histoire de la France contemporaine, fut universellement
connue sous le nom de “rafle du Vél d’Hiv” ». Emmanuel Blanchard, op. cit., p. 5-6

La colonialité du genre

Texte extrait du livre Pensées décoloniales de Lissell Quirroz et Philippe Colin aux éditions La Découverte, collection zones

4ème de couverture :

La conquête de l’Amérique, scène inaugurale de la modernité capitaliste, fut l’acte de naissance de nouveaux rapports coloniaux de domination qui ont modelé une hiérarchie planétaire des peuples selon des critères raciaux, sexuels, épistémiques, spirituels, linguistiques et esthétiques. Or cette colonialité du pouvoir n’a pas été enterrée par les décolonisations.

Ce texte approfondi la réflexion sur la colonialité du pouvoir, et étend la logique coloniale à l’imposition du genre qui prévaut aujourd’hui à travers la ségrégation raciale et les logiques esclavagistes. A l’aide des écrits de la philosophe argentine Maria Lugones, les auteur.ices observent l’intersection de la race, la classe, le genre et la sexualité, pour comprendre l’indifférence préoccupante envers les violences systématiques dont souffrent les femmes non-blanches, victimes à la fois de la colonisation du pouvoir et de la colonisation du genre.

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Extrait d’entretien réalisé par Mediapart 

Format à lire en ligne,  issu du chapitre 3 :  Élargissements théoriques et militants

Pluraliser ce monde hétérogène, voilà ce qui nous guide .
Rita Laura SEGATO

Le concept de colonialité du pouvoir ouvre un champ de réflexion très large sur les systèmes de domination et sur la manière dont ils interagissent. Cela conduit les théoriciens et théoriciennes de la décolonialité à dialoguer avec d’autres pensées critiques. C’est le cas, on l’a vu, des études subalternes et des études postcoloniales, mais aussi des féminismes non blancs. Une chercheuse de I’université de Northampton, d’origine argentine, María Lugones (1944-2020), a proposé d’enrichir la définition du concept de colonialité du pouvoir forgée par son collègue Quijano, en le confrontant à sa propre réflexion sur le genre. Tout en reconnaissant la puissance heuristique de la notion, elle en propose une relecture critique qui, tout en pointant ses insuffisances, l’ouvre vers une compréhension élargie de la domination coloniale. En s’appuyant sur des travaux de féministes étatsuniennes non blanches, elle élabore la notion de colonialité du genre.

Pour María Lugones, les différences sexuelles sont de tout autre nature que les différences fondées sur la race. Alors que les premières – et tout particulièrement le binarisme sexuel – s’ancreraient dans une réalité biologique, la différence raciale serait en revanche un pur artefact. En cela, on l’a vu, c’est la race qui est au fondement de la modernité/colonialité. Si Quijano intègre in extremis la question du genre dans la définition de ce concept, il la réduit à une manifestation de la lutte coloniale pour le contrôle des ressources et de ses produits. Lugones ne partage pas ce point de vue. Issue d’une famille d’émigrés catalans, elle est née en 1944 dans la province de Buenos Aires. L’Argentine vient alors de sortir d’une période où les régimes militaires d’inspiration fasciste se sont succédé au pouvoir.

Parallèlement, un nouveau parti, populaire et populiste, le péronisme, du nom de son chef de file, le général Juan Domingo Perón (1895-1974), critique l’impérialisme et l’oligarchie argentine. Dans ce contexte, la vie des Argentines, sous domination patriarcale, est difficile. À l’âge de 17 ans, Lugones rencontre un jeune homme et annonce à ses parents qu’elle souhaite le fréquenter. Son père la fait interner dans un hôpital psychiatrique. Là, sans même qu’elle soit présentée à un médecin, on lui fait subir une thérapie de choc réservée aux personnes atteintes de schizophrénie, à savoir l’insulinothérapie, consistant à injecter de l’insuline à fortes doses pour provoquer coma et convulsions. On lui impose également la camisole de force, des séances d’électrochocs, et un lourd traitement médicamenteux. Cependant, Lugones s’accroche et résiste à cette violence. « Ils n’arriveront pas à me dompter », se répète- t-elle sans cesse durant son séjour. C’est là, dans cet asile, que Lugones dit avoir appris à résister. Lorsqu’elle sort de l’hôpital, elle retrouve le jeune homme. Celui-ci la viole. Lugones n’en parle pas à sa famille mais décide de fuir en allant étudier à l’étranger. Or son père lui impose de partir avec son violeur. Elle s’y plie et part étudier la philosophie à I’université de Californie. Logée dans une résidence universitaire non mixte, elle parvient finalement à échapper à la violence de son agresseur. Les études universitaires lui permettent, à travers notamment la maîtrise de l’anglais, d’affirmer sa voix et son identité sexuelle.

La critique du féminisme blanc 

Lugones obtient son doctorat en philosophie à l’université du Wisconsin en 1978. Son travail porte sur la moralité et les relations interpersonnelles et institutionnelles. Sa place aux États-Unis explique en partie son intérêt pour les questions de genre et de race. En Argentine, Lugones était une descendante d’immigrés européens. Elle jouissait des privilèges que supposait son appartenance à la majorité blanche. A ceux-ci s’ajoutait ceux provenant de sa classe sociale. Mais les identités de groupe ne sont jamais fixées une fois pour toutes, elles s’inscrivent dans un contexte spécifique. En s’installant aux États-Unis, Lugones devient une femme non blanche, identifiée comme hispanique ou latina. Cette nouvelle situation au monde l’invite à réfléchir sur ses identités multiples et imbriquées. Dans cette quête, elle s’identifie tout particulièrement à la penseuse chicana Gloria Anzaldúa qui interroge le métissage et développe le concept de pensée frontalière .

La trajectoire d’Anzaldúa résonne fortement avec celle de Lugones. Née au Texas deux ans avant elle dans une famille d’ascendance mexicaine et basque, Anzaldúa n’aura de cesse de penser à cette situation au carrefour des langues et des cultures hiérarchisées (WASP  et latina) ainsi que des identités sexuelles subalternisées. Lesbienne, elle est une théoricienne de la pensée féministe et queer. Comme Anzaldúa, Lugones se rattache à la coalition des femmes de couleur (Women of color), qui remettent en cause l’hégémonie du féminisme blanc et bourgeois. Comme d’autres féministes non blanches telles qu’Audre Lorde, Chela Sandoval, Mitsuye Yamada ou Elsa Brakley Brown, elle critique le fait que le féminisme blanc ait érigé la femme occidentale, blanche, urbaine et bourgeoise en femme universelle et qu’il ait développé un agenda politique tout entier soumis à ses propres intérêts, sans se soucier de ceux des autres femmes :

  La lutte des féministes blanches de la « seconde libération des
femmes » des années 1970 devient une lutte contre les positions,
les rôles, les stéréotypes, les traits et les désirs dérivés de la subordination des femmes blanches et bourgeoises. Mais celles-ci ne se sont pas préoccupées de l’oppression de genre que subissaient les autres. Elles ont conçu la « femme » comme un corps évidemment blanc sans la conscience explicite de la construction raciale du genre.

Pour Lugones, le féminisme blanc et occidental part d’un postulat hautement problématique : celui qui consiste à appréhender les «femmes » comme un groupe homogène et uniformément opprimé. En tant que féministe, elle reconnaît que les femmes blanches sont subordonnées aux hommes blancs qui se situent au centre du système de domination colonial. Mais les femmes blanches sont toujours supérieures aux colonisés et jouissent de ce fait de privilèges dont sont exclus les hommes et les femmes subalternes :

 Seuls les civilisés méritaient le qualificatif d’hommes et de femmes. Les peuples autochtones des Amériques ainsi que les Africains esclavisés se situaient eux dans la catégorie des non-humains au sein de leur espèce. Comme les animaux, ils étaient perçus comme des sauvages à la sexualité débridée. L’homme moderne européen, bourgeois, colonial est devenu un sujet/ agent, apte à gouverner, destiné à la vie publique ; un être de civilisation, hétérosexuel, chrétien, un être d’esprit et de raison. La femme européenne bourgeoise n’est pas perçue comme son complément, mais comme quelqu’un destiné à reproduire la race et le capital à travers sa pureté sexuelle, sa passivité, son attachement au foyer et à I’homme blanc européen et bourgeois.

En d’autres termes, pour Lugones, la réflexion sur le genre ne peut pas faire l’économie de celle sur les structures racistes des sociétés occidentales modernes. Les femmes blanches et occidentales, parce qu’elles sont considérées comme des êtres humains, se situent dans une position sociale dominante vis-à-vis des hommes et des femmes racisés. Par conséquent, tous les hommes ne sont pas dominants et toutes les femmes ne subissent pas l’oppression patriarcale de la même manière. D’ailleurs, pour Lugones, les colonisés ne sont pas genrés mais appréhendés, à l’instar des animaux, comme des mâles et des femelles. Cette idée fondamentale est le point de départ du concept de colonialité du genre.

Le concept de colonialité du genre

Partant des travaux de Quijano sur la colonialité du pouvoir, Lugones propose la notion de « système moderne et colonial de genre » ou « colonialité du genre », aujourd’hui devenue I’une des matrices conceptuelles du féminisme décolonial. Pour Lugones, le genre est une catégorie aussi pertinente que la race pour définir la colonialité. Le concept de colonialité du genre s’articule pour elle autour de deux idées centrales. La première concerne la question du dimorphisme sexuel. Pour construire sa théorisation, elle s’appuie sur les travaux de la chercheuse et écrivaine métisse Paula Gunn Allen (1939-2008) qui compte des ancêtres kawaika et sioux. Cette penseuse étatsunienne montre que nombre de communautés autochtones d’Amérique du Nord ne connaissaient ni le patriarcat ni la binarité de genre. Lugones postule l’existence d’une diversité des identités de genre dans les Amériques d’avant 1492 (de trois à cinq différentes). La colonisation aurait détruit cette diversité et imposé une catégorisation binaire et hiérarchisée des sexes (masculin et féminin).

Le second volet de la colonialité du genre est l’analyse de ce que signifie la catégorie « femme » dans les Amériques. Pour ce faire, Lugones s’appuie sur le travail de la chercheuse d’origine nigériane Oyèrónkę Oyěwùmí. Cette sociologue a montré que le genre n’était pas un principe organisateur de la société africaine yoruba. Dans ce peuple, il n’y a pas de binarité de genre fondé sur le dimorphisme sexuel ni même de domination masculine. Oyèwùmí constate que la notion de genre y est introduite par les Occidentaux au moment de la colonisation et qu’elle est utilisée comme un outil de domination. L’imposition de la dichotomie de genre s’accompagne en effet de l’infériorisation raciale et de la subordination sexuelle des colonisés. Parallèlement, la colonisation institue la catégorie « femme » qui n’existait pas en tant que telle auparavant. Une autre conséquence du colonialisme est la mise en concurrence des femelles et des mâles. Ces derniers acceptent l’organisation genrée qui les place au-dessus des femmes yorubas et deviennent ainsi complices du pouvoir colonial.

La religion chrétienne joue un rôle prépondérant dans ce processus. Le christianisme impose un être suprême masculin qui se substitue à la pluralité spirituelle gynécocratique. Cette colonisation de l’imaginaire sape l’idée que le féminin puisse être une puissance créatrice. A l’inverse, elle rattache le principe créateur divin au masculin. Parallèlement, toute diversité spirituelle et sexuelle est abolie. La structure du clan elle-même est bouleversée: celui-ci est démantelé au profit de la famille nucléaire tandis que les cheffes de clan sont remplacées par des commandants mâles désignés par les colonisateurs.

Le concept de colonialité du genre constitue ainsi un apport théorique important qui affine la notion de colonialité de l’être évoquée précédemment dans cet ouvrage. La colonisation justifie l’exploitation économique des colonisés à travers l’instauration d’une « ligne de l’humanité » qui sépare les humains des barbares. En contexte colonial, seules les Européennes sont considérées comme des « femmes ». Bien que subordonnées aux hommes, elles héritent des traits occidentaux de la féminité, à savoir la beauté, la fragilité, la délicatesse et le raffinement. Cela leur accorde des privilèges, comme celui d’être protégées ou de se reproduire plus ou moins librement. Quant aux autres, Autochtones, Noires, voire métisses, elles ne sont pas considérées comme des femmes à part entière : elles sont perçues comme des femelles, plus ou moins proches de l’animalité et de l’état dit de nature. De ce fait, elles sont affublées de traits opposés a ceux des « vraies femmes ». Elles seraient donc plus sauvages, lubriques, résistantes, fortes physiquement. Ces caractères servent à justifier leur surexploitation et leur positions dans la division du travail à l’échelle mondiale.

A travers sa théorisation, Lugones montes que le genre est un élément constitutif du schéma global de pouvoir proposé par Quijano, au même titre que la race et la classe. De ce point de vue, le concept de colonialité, en imbriquant les différents systèmes de domination, s’apparente à celui d’intersectionnalité développé surtout par les féministes afro-etatsuniennes.

 

D’où partir ? les apports de la pensée décoloniale

extrait du livre Pour une sociologie des tentatives, faire monde depuis nos vies quotidiennes de Louis Staritzky aux éditions du commun

4ème de couverture :

Se mettre en recherche collectivement, faire enquête depuis nos milieux de vie, est une manière de ne pas se laisser déposséder de nos capacités à analyser, raconter et transformer nos quotidiens. La sociologie des tentatives s’implique directement dans les expériences collectives et autonomes qui nous permettent d’entrevoir des mondes plus égalitaires et désirables. Elle est toujours mouvante, en composition-décomposition permanente, en train de bricoler des méthodes, des concepts, des manières de sentir-penser et d’agir qui élargissent la vision que que nous avons de la recherche. Défendre des sociologies des tentatives, c’est s’inscrire dans une histoire clandestine des sciences sociales qui émerge de la longue épopée des épistémologies minoritaires (féministes, décoloniales, autonomistes, queer …) et qui est toujours active dans nos expérimentations et nos luttes collectives …

Format livret  : 

d ou partir – les apports de la pensee decoloniale – livret

Format page par page  : 

d ou partir – les apports de la pensee decoloniale – page par page

Format à lire en ligne,  issu du chapitre 5 : Cartographier nos dérives épistémologiques

Parallèlement à l’arrivée en France des théories critiques postcoloniales anglophones (en passant par le black feminism et les études queer) , les mouvements sociaux de 2005 avaient permis de faire émerger un courant d’analyse critique «par le bas » qui s’était alors développé en marge de l’université et du militantisme traditionnel de gauche à travers, notamment, «l’appel des Indigènes de la République » : « Discriminés à l’embauche, au logement, à la santé, à l’école et aux loisirs, les personnes issues des colonies anciennes ou actuelles, et de l’immigration post-coloniale sont les premières victimes de l’exclusion sociale et de la précarisation. Indépendamment de leurs origines effectives, les populations des « quartiers’ sont « indigénisées »,
reléguées aux marges de la société. Les « banlieues » sont dites « zones de non-droit » que la République est appelée à « reconquérir ». Contrôles au faciès, provocations diverses, persécutions de toutes sortes se multiplient tandis que les brutalités policières, parfois extrêmes, ne sont que rarement sanctionnées par une justice qui fonctionne à deux vitesses. Pour exonérer la République, on accuse nos parents đe démission alors que nous savons les sacrifices, les efforts déployés, les souffrances endurées …»

Ces types d’approche s critiques ont politisé les questions liées aux discriminations d’un point de vue différent des mouvements antiracistes antérieurs, notamment parce quelles insistaient sur le fait que ces revendications éraient directement formulées par les premiers concernés : l’immigration postcoloniale et ses descendants. Ces différents groupes (Mouvement de l’immigration et des banlieues, parti des Indigènes de la République, Stop le contrôle au faciès, Comité Adama…) ont montré avec insistance que les quartiers populaires n’étaient pas des déserts politiques et  ont tenté de mettre en lumière une histoire politique des banlieues et de l’immigration.  Ces positions ont, elles aussi, trouvé un certain écho, bien que controversé et tumultueux, dans le débat à gauche puisque plusieurs publications  sont parues à la même période que les traductions des études postcoloniales anglophones, chez des éditeurs similaires comme La Fabrique, Syllepse ou encore les Éditions Amsterdam.

Tout au long de mes études, j’ai été attentif à ces différents courants de mobilisation et d’analyse théorique caractérisés par une forte indépendance et volonté d’autoreprésentation. J’ai conscience que mon travail de recherche sur la ville s’ancre dans cette séquence politique et qu’il n’est donc plus question d’investir une recherche en quartier populaire comme on a Iongtemps pu le faire, c’est-à-dire en surplomb, en travaillant « sur» et non pas «avec» les personnes, en se situant systématiquement comme extérieur au lieu (et en taisant de cette extériorité un préalable méthodologique), en n’accordant pas aux gens une égalité d’intelligence, en pensant les habitants des quartiers comme dépolitisés, et en ne prêtant pas attention à la longue histoire de luttes et de mobilisations issue de ces territoires. Ici, les courants théoriques issus des études décoloniales ont joué un rôle particulièrement important pour nous aider à repenser et décoloniser nos pratiques et méthodes de recherche.

Dans son livre, La dignité ou la mort, Norman Ajari propose d’identifier, à juste titre, deux sources distinctes de l’émergence d’une pensée décoloniale en France : une première portée, depuis 2005, par les groupes militants des quartiers liés à cet antiracisme politique que nous venons de présenter et, une autre, relativement récente, mise en avant par certains universitaires français s’intéressant aux travaux de recherche latino-américains sur le décoloniale, notamment par les écrits du groupe « Modernité/Colonialité/Décolonialité » (avec plusieurs traductions récentes d’Arturo Escobar, Walter Mignolo, Aníbal Quijano…). «La compréhension de la notion de « décolonial » dans le contexte de l’espace public français implique de rompre avec certains réflexes de routine intellectuelle. Il est impossible ici, comme c’est le cas depuis environ une décennie autour des « études postcoloniales », de réduire l’émergence du décolonial à l’accueil fait dans les milieux académiques à un ensemble de travaux universitaires, de méthodes et d’hypothèses théoriques en provenance du continent américain. L’histoire récente rompt à deux titres avec ce précédent. Tout d’abord parce que ce mot circule moins dans les cercles universitaires que dans la société civile, et plus précisément dans des organisations et des groupes militants liés à l’antiracisme politique et à la défense des intérêts des descendants et descendantes de l’immigration postcoloniale. Ensuite, parce que tout porte à croire qu’il s’agit moins, dans le cas présent, d’un emprunt que d’une rencontre : il n’y a pas qu un seul et unique concept du décolonial qui aurait voyagé depuis son lieu de naissance (un groupe de recherches théoriques latino-américain) et se serait disséminé jusqu’aux activistes français. La a genèse du décolonial en France est distincte de celle du décolonial latino-américain ; ce qui ne signifie pas que les deux seraient hétérogènes et étanches. »

Norman Ajari précise ensuite que, si l’on peut bien défendre l’idée de deux sources distinctes d’une pensée décoloniale en France, force est de constater que les études décoloniales latino-américaines sont plus anciennes puisque le groupe « Modernité/Colonialité/Décolonialité » avaient, déjà en 1998, débuté son programme de recherche sur «la colonialité du pouvoir, la colonialité du savoir et de l’être, la décolonisation épistémique, le système monde moderne/colonial qui permettent de repenser de manière novatrice la longue histoire du continent – réinterprétation de la Conquête – et l’eurocentrisme en tant que forme de connaissance sur laquelle repose précisément le système-monde. »

Insistant donc sur le fait qu’il existe d’autres manières de penser, d’agir et de « faire monde » extérieures au cadre de pensée occidentale, les études décoloniales latino-américaines ont permis de mettre en lumière les expériences invisibilisées et les savoirs situés qui, depuis les Suds, font vivre des alternatives à la modernité  . Ici se situe l’une des différences majeures avec les mouvements de gauche au Nord, qui tentent plutôt de militer pour des modernités alternatives qui ne rompent pas aussi nettement avec l’ontologie moderne occidentale. La rupture dont je parle ici n’est absolument pas abstraite. D’ailleurs, si nous devions établir une véritable différence entre pensée postcoloniale et décoloniale (ce qui n’est pas toujours évident), c’est que le second courant insiste bien plus fortement sur les mises en pratique concrètes d’une décolonialité du savoir et du pouvoir. Il y a un «agir » qui traverse la pensée décoloniale, qui me semble bien plus central que dans les études postcoloniales. Se dire décolonial c’est toujours, pour moi, s’employer à mettre en place, au quotidien, des pratiques de decolonialité dans les espaces dans lesquels nous nous trouvons, à partir de nos positions, et parfois, depuis nos privilèges. Comme l’évoque très bien Rachele Borghi, être décolonial « ce n’est pas qu’une question de point de vue, mais plutôt de points d’action  ». Ainsi, en tant que chercheur, engagé dans des processus recherche-action, la pensée décoloniale ne m’invite pas seulement à une prise de conscience des rapports de domination épistémiques, et de mes propres privilèges au sein de ce système, mais, surtout, à penser à quels endroits et comment nous nous pouvons tenter de les déconstruire, d’inventer des devenirs pluriels et égalitaires. L’apport de ce courant de pensée a ainsi été crucial pour moi, en tant que chercheur blanc, inscrit en doctorat et travaillant en coopération avec des collectifs issus des quartiers populaires. Les questionnements que je découvrais devenaient alors très concrets, il s’agissait de savoir comment agir une décolonialité à ces endroits, à partir de mes (et nos) positionnements spécifiques. Comme le montre Rachele Borghi, la décolonialité nous renvoie ainsi «à une dimension « micro », la tienne, celle de ton corps, de ton espace, de ton contexte. En plus d’indiquer la volonté de sortir du colonialisme, ce terme renvoie à l’action constante de créer, expérimenter, mettre en avant des pratiques, des exercices visant à sortir de la colonialité et parvenir à la décolonialité » . Mon amie, Myriam Cheklab, qui travaille sur les pédagogies décoloniales, insiste aussi, dans sa thèse, sur cette dimension quotidienne et «micro » de l’approche décoloniale : «Pour moi, dit-elle, l’approche décoloniale nous parle d’une dimension plus existentielle du processus colonial. Elle prend en compte la manière dont les logiques coloniales viennent s’imprégner dans tous les aspects de la vie : dans les rapports de pouvoir, dans nos manières de penser, de voir les choses, dans nos manières de vivre, d’habiter, de consommer, de s’éduquer, de s’organiser. L’approche décoloniale ne s’en tient pas à l’analyse, elle implique l’action. Elle appelle un mouvement transformateur. Elle s’intéresse à la question du : Comment on fait maintenant que l’on sait tout cela ? L’approche décoloniale implique un basculement épistémologique, c’est-à-dire un changement de paradigme dans la manière de produire du savoir sur le monde .»

Ce basculement, dont parle Myriam Cheklab, a aussi été un lieu pour approcher différemment les questions écologiques. Avec la notion de colonialité de la nature, c’est une approche différente de l’écologie politique que nous découvrons, à travers une critique de la modernité comme lieu où s’est développée l’idée d’une maîtrise et d’un contrôle de la nature et, dans le meme temps, d’exploitation et d’esclavagisation de communautés humaines et non humaines. C’est ce que Malcom Ferdinand décrit très bien à travers la notion «d’habiter colonial » tel qu’il s’est inventé dans les Caraïbes lors de la colonisation européenne des Amériques. « Par ses principes, ses fondations et ses formes, l’habiter colonial joint les processus politiques et écologiques de la colonisation européenne. L’asservissement d’hommes et de femmes, l’exploitation de la nature, la conquête des terres et des peuples autochtones d’une part, et les déforestations, l’exploitation des ressources minières et des sols, d’autre part, ne forment pas deux réalités différentes mais constituent des éléments d’un même projet colonial. La colonisation européenne des Amériques n’est que l’autre nom de l’imposition d’une manière singulière, violente et destructrice d’habiter la Terre. Depuis 1492, cet « habiter colonial de la Terre » reproduit à l’échelle globale ses plantations et ses usines, ses dépendances géographiques et ontologiques entre métropoles et campagnes, entre pays du Nord et pays du Sud, ainsi que ses asservissements misogynes. Parallèlement à la standardisation de la Terre en monocultures, cet habiter colonial efface l’autre, celui qui est différent et qui habite autrement  ». En décrivant cet « habiter colonial», Malcom Ferdinand nous montre les conséquences de cet impérialisme écologique qui, d’un point de vue ontologique, influe encore aujourd’hui, sur nos manières de voir la Terre et ses habitants. Il reprend alors à Donna Haraway et Anna Tsing la notion de Plantationocène, pour montrer comment le modèle de la plantation a constitué un basculement écologique, qui régit nos modes de vies actuels et nos manières d’habiter la terre. Se défaire de cette économie globale de plantation c’est donc travailler, à toutes les échelles possibles, notamment celles d’une recherche-action existentielle et indisciplinée, l’habiter colonial.
C’ est se réapproprier ou inventer une écologie de l’attention singulière qui prenne en compte l’épaisseur de ce que recouvre, aujourd’hui, le modèle de la plantation…

La consciencia de la mestiza

Texte extrait du livre terres frontalières, la nouvelle mestiza de Gloria Anzaldua (Autrice et activiste queer et chicana, née au Texas près de la frontière mexicaine) paru aux éditions Cambourakis
Ce livre fondateur de la pensée queer décoloniale étatsunienne, évoque l’existence méconnue et précaire de celleux qui vivent entre deux mondes, à la frontière entre les cultures et les langues : les Chicanx dans la culture anglosaxonne, les femmes dans la culture hispanique, les lesbiennes dans le monde hétéronormé, ect. Pour Gloria Anzaldua, la frontière ne délimite pas des espaces, géographiques ou symboliques. Au contraire, elle crée de nouveaux territoires, les Borderlands. Dans ces « Terres frontalières » se construit une identité autre, « la nouvelle mestiza », qui rend possible des façons inédites d’être au monde.

La consciencia de la mestiza – livret

La consciencia de la mestiza – page par page

Extrait de « Genre et féminismes au Moyen-Orient et au Maghreb »

Livre publié en 2020 aux éditions Amsterdam, collection Contreparties, écrit par  Abir Kréfa  ( maîtresse de conférences en sociologie à l’Université Lyon 2) et Amélie Le Renard ( chargée de recherches au CNRS).

« Le cœur de notre propos est de montrer comment les rapports entre hommes et femmes, les définitions des féminités et masculinités respectables ou déviantes, sont imbriquées avec l’histoire de la colonisation, de l’impérialisme et du capitalisme. Les transformations des rapports de genre sont liées aux colonisations, aux bouleversements du travail, à l’impact des guerres, mais aussi à différentes formes de luttes. »

 

Ce chapitre aborde plus particulièrement la question de la désimbrication des luttes féministes et décoloniales par la montée en puissance des ONG aux programmes et appels à projet exclusivement à destination des luttes féministes.

Genre et féminismes au moyen-orient et au maghreb – page par page

Genre et féminismes au moyen-orient et au maghreb – livret

Anthologie de textes de Mohamed Saïl

Figure peu connue de l’anarchisme, Mohamed Saïl a été un militant anticolonialiste et anticapitaliste remarquable. Né en 1894 en Algérie, alors colonie française, et décédé à Paris en 1953, il a contribué à de nombreux journaux anarchistes dont L’Éveil social et Le Libertaire. Une trentaine de ses écrits ont été compilés par Francis Dupuis-Déri et publiés chez Lux Éditeur l’automne dernier : « L’étrange étranger. Écrits d’un anarchiste kabyle« .

Cet ouvrage jette un éclairage différent sur la situation en Algérie pendant la colonisation et apporte des éléments essentiels à la compréhension de plusieurs phénomènes actuels, comme la situation des descendants des immigrants dans les banlieues parisiennes ou les revendications des Kabyles auprès du gouvernement algérien pour obtenir une certaine autonomie. En effet, comme l’explique Mohamed Saïl, le fonctionnement du gouvernement traditionnel kabyle repose sur un système de communes autogérées, semblables à celles prônées par les anarchistes de cette époque. Le retour à cette autonomie qui semblait si évidente aux yeux de Saïl reste toujours d’actualité.

Mohamed saïl – page par page

Mohamed saïl – livret

Décoloniser l esprit

« Ce livre est mon adieu à l’anglais » : NgugiwaThiong’o, romancier kényan, n’y va pas par quatre chemins, il décide que désormais, il n’écrira plus qu’en kikuyu. L’objectif  est de « se réapproprier tous les moyens par lesquels un peuple se définit », d’engager la construction de ce processus inéluctable pour « reprendre l’initiative de sa propre histoire ».

Dans cette démarche, « le choix d’une langue, l’usage que les hommes décident d’en faire, la place qu’ils lui accordent, tout cela est déterminant et conditionne le regard qu’ils portent sur eux-mêmes et sur leur environnement naturel et social, voire sur l’univers entier. La question de la langue est cruciale et a toujours été au cœur des grandes violences faites à l’Afrique au XXe siècle » (2011 : 19).

Ce texte est un extrait du livre décoloniser l’esprit parut aux éditions la Fabrique .

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Pour un communisme gay

Publié sur trou noir le 28 mars 2020

Mario Mieli était une figure importante du mouvement de libération homosexuelle italien des années 1970. Militant homosexuel, « transsexuel » et révolutionnaire, les théories et pratiques politiques de Mieli sont un bol d’air frais pour qui veut sortir du placard de la normalité et penser la question du genre à distance des seules revendications. En France, un seul ouvrage a été traduit (Éléments de critique homosexuelle) aux éditions Epel. Et un second est en cours de traduction ( la gaie critique )pour une publication en 2021 aux Éditions la Tempête.
Cet article tente de réactualiser la teneur radicale de sa pensée. 

 « Oui, je suis persuadé que tous les êtres humains sont homosexuels ; je suis tellement de cet avis qu’il m’est difficile de comprendre qu’on puisse être d’un autre. » Georg Groddeck, Le livre du Ça

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COMPOSITION

Texte extrait du livre la forme commune par Kristin Ross aux éditions La Fabrique
La composition est la marque d’un investissement massif dans l’organisation de la vie en commun sans les exclusions au nom des idées, des identités ou des idéologies qu’on rencontre si fréquemment dans les milieux radicaux. En tant que tel, c’est le tissage d’un nouveau type de solidarité, où l’unité d’expérience compte plus que la divergence d’opinions, et qui répond à la conviction de Kropotkine pour qui la solidarité n’est ni une éthique ni un sentiment moral – c’est une stratégie révolutionnaire, et sans doute la plus importante de toutes.

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OFFENSIVE MICRO- POLITIQUE

Texte de Joel, Marika et Adèle (membres de reprise de terre) paru initialement dans la revue Socialter « ces terres qui se libèrent »

Ce texte a été écrit à trois, depuis nos expériences dans des collectifs de lutte et de vie, afin d’éclairer quelques angles morts collectifs systémiques. Nous tentons d’esquisser les conditions qui nous permettraient de faire front commun, de dépasser les conflits et écueils récurrents pour fonder des collectifs pérennes et politiquement féconds.

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