La consciencia de la mestiza

Texte extrait du livre terres frontalières, la nouvelle mestiza de Gloria Anzaldua (Autrice et activiste queer et chicana, née au Texas près de la frontière mexicaine) paru aux éditions Cambourakis

4ème de couverture :

Ce livre fondateur de la pensée queer décoloniale étatsunienne, évoque l’existence méconnue et précaire de celleux qui vivent entre deux mondes, à la frontière entre les cultures et les langues : les Chicanx dans la culture anglosaxonne, les femmes dans la culture hispanique, les lesbiennes dans le monde hétéronormé, ect. Pour Gloria Anzaldua, la frontière ne délimite pas des espaces, géographiques ou symboliques. Au contraire, elle crée de nouveaux territoires, les Borderlands. Dans ces « Terres frontalières » se construit une identité autre, « la nouvelle mestiza », qui rend possible des façons inédites d’être au monde.

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QUE NO SE NOS OLVIDE LOS HOMBRES

« Tu no sirves pa’ nada

Tu n’es bonne à rien.

Eres pura vieja. »

« Tu n’es rien qu’une femme » signifie que tu es défectueuse. L’opposé de ça, c’est être un macho. Le sens moderne du mot « machismo », et le concept même, est en réalité une invention anglo. Pour les hommes comme mon père, être « macho » signifiait être assez fort pour protéger et s’occuper de ma mère et de nous, tout en étant capable d’exprimer de l’amour. Le macho d’aujourd’hui doute de sa capacité à nourrir et protéger sa famille. Son « machismo » est une façon de s’adapter à l’oppression, à la pauvreté et à sa faible estime de soi. C’est le résultat de la hiérarchisation de la domination masculine. L’Anglo, parce qu’il se sent mal à l’aise et inférieur et impuissant, déplace ou transfère ces sentiments sur le Chicano en l’humiliant. Dans le monde des Gringos, le Chicano souffre d’être trop humble, effacé, il souffre de honte et de mépris de soi- même. Auprès des Latinos, il souffre d’un sentiment d’infériorité concernant sa langue et de la gêne qui l’accompagne ; avec les autochtones des Etats-Unis il souffre d’une amnésie raciale, qui le pousse à ignorer que nous sommes du même sang, et d’un sentiment de culpabilité puisque c’est L’Espagnol en lui qui a pris leur terre et les a opprimés. En compagnie des Mexicains de l’autre côté, il est plein d’un orgueil compensatoire dém démesuré, qui recouvre un profond sentiment de honte raciale.

La perte des sentiments de dignité et de respect chez le macho nourrit un faux machismo qui le conduit à déconsidérer les femmes et même à être violent à leur égard. Coexistant avec son comportement sexiste, Son amour de la mère prend le pas sur tous les autres. Fils dévoué, porc macho. Pour laver la honte de ses actes, de son existence même, et pour supporter la brute qu’il voit reflétée dans le miroir, il se met à boire, à sniffer, à se piquer et se battre.

Bien que nous « comprenions » les racines profondes de la haine et de la peur masculines ainsi que les actes violents contre les femmes qui en découlent, nous ne les excusons pas, ne les cautionnons pas et ne les tolérerons plus. Nous exigeons des hommes de notre   race   qu’ils   admettent /reconnaissent/ révèlent/ témoignent du fait qu’ils nous blessent, nous violent, qu’ils ont peur de nous et de notre puissance. Nous attendons d’eux qu’ils disent qu’ils vont cesser leurs comportements blessants et humiliants. Mais plus que des mots, nous exigeons des actes. Nous leur disons : nous allons déployer une puissance qui nous rendra égales à vous, égales à ceux qui nous ont humiliées.

Il est impératif que les mestizas se soutiennent les unes les autres pour changer les éléments sexistes de la culture indienne-mexicaine. Aussi longtemps que la femme est rabaissée, l’Indien.ne et la Noir.e en chacune de nous sont rabaissé.es. La lutte de la mestiza est avant tout une lutte féministe. Aussi longtemps que los hombres penseront qu’il leur faut chingar mujeres et d’autres hommes pour être des hommes eux-mêmes, aussi longtemps qu’on enseignera aux hommes qu’ils sont supérieurs et donc culturellement privilégiés par rapport à la mujer, aussi longtemps qu’être une vieja sera un motif de moquerie, aucune guérison réelle de nos psychismes ne sera possible. Nous avons parcouru une partie du chemin : nous avons tant d’amour pour la Mère, la bonne mère. La première étape est de désapprendre la dichotomie puta/virgen et de percevoir Coatlalopeuh-Coattlicue dans la Mère, Guadalupe.

La tendresse, signe de vulnérabilité, fait si peur qu’on l’exprime en abreuvant les femmes d’injures et de coups. Les hommes sont encore plus assujettis aux normes de genre que les femmes. Les femmes au moins ont eu le cran de briser leurs chaines. Seuls les hommes gays ont eu le courage de s’exposer à la femme qui est en eux et de remettre en cause la masculinité telle qu’elle est aujourd’hui. J’ai rencontré un petit nombre d’hommes hétérosexuels gentils – dispersés et isolés, commencements d’une nouvelle espèce. Mais i ils sont désorientés et empêtrés dans des comportements sexistes qu’ils n’ont pas su éradiquer. Nous avons besoin d’une nouvelle masculinité et le nouvel homme a besoin d’un mouvement.

Mettre dans le même sac les hommes qui dévient de la norme générale et l’homme, l’oppresseur, est une injustice grossière. Asombra pensar que nos hemos quedado en ese pozo oscuro donde el mundo encierra a las lesbianas. Asombra pensar que hemos, como femenistas y lesbianas, cerrado nuestros corazónes a los hombres, a nuestros hermanos los jotos, desheredados y marginales como nosotros. Suprêmes traverseurs de cultures, les homosexuel.les ont de forts liens avec les queers blanch.es, Noir .es, Asiatiques, autochtones des Etats- Unis, Latinos et avec les queers en Italie, Australie et dans tout le reste du monde. Nous venons de toutes les couleurs, de toutes les classes, de toutes les races, de tous les temps. Notre rôle est de créer des liens entre les peuples – les Noirs avec les Juifs avec les autochtones avec les Asiatiques avec les blancs avec les extraterrestres. C’est de transférer des idées et des informations d’une culture à une autre. Les homosexuel.les colored connaissent mieux les autres cultures : ils et elles ont toujours été en première ligne (même si, parfois, au placard) de toutes les luttes de libération qu’à connues ce pays : ils et elles ont subi plus d’injustices et ont survécu, contre toute attente. Les Chicanos et les Chicanas se doivent de reconnaître la contribution politique et artistique de leurs queers. Mon peuple, écoutez ce que vous dit votre joteria.

C’est pour une raison précise que le mestizo et les queers existent en ce temps et en ce lieu du continuum de l’évolution. Le mélange que nous sommes prouve que tous les sangs sont étroitement tissés les uns aux autres et que nous sommes né.es d’âmes similaires.

SOMOS UNA GENTE

Hay tantisimas fronteras

que dividen a la gente,

pero por cada frontera

existe también un puente.

-Gina Valdé

Loyautés partagées. Nombreuses sont les femmes et les hommes of color à refuser d’avoir à faire avec des personnes blanches. C’est trop de temps et d’énergie que d’expliquer aux femmes blanches de classe moyenne en cours de déclassement volontaire que notre désir de « posséder » est légitime, nous qui n’avons jamais eu de beaux meubles sur le sol en terre battue de nos maisons, ni le « luxe » d’une machine à laver. Nombreux sont ceux qui pensent que les blancs devraient se charger eux-mêmes, avant toute chose, de débarrasser les leurs de la haine raciale et de la peur. En ce qui me concerne, je choisis d’utiliser une partie de mon énergie pour agir comme médiatrice. Je pense que nous devons laisser les blancs être nos alliés. A travers notre littérature, notre art, nos corridos et nos contes traditionnels, nous devons partager notre histoire avec eux, de façon à ce que, lorsqu’ils montent des comités de soutien pour les Navajos Big Mountain ou les travailleurs agricoles chicanos ou los Nicaraguenses, ils ne se détournent pas des   gens   par   peur   raciale  et   par ignorance. Ils finiront par comprendre qu’ils ne sont pas en train de nous aider, mais bien plutôt de nous suivre. Individuellement et en tant qu’entité raciale, nous devons exprimer nos besoins haut et clair. Il nous faut dire à la société blanche : tu dois accepter le fait que les Chicanos sont différents, reconnaitre que tu nous nies et nous rejettes. Nous avons besoin que tu assumes le fait que tu nous considères comme moins qu’humains, que tu nous as volé nos terres, notre statut de personne,   notre   respect   de   nous- mêmes.                 Nous avons  besoin d’une restitution publique de ta part : que tu déclares qu’afin de compenser ton propre        sentiment      d’insuffisance,    tu t’évertues à prendre le pouvoir sur nous, tu effaces notre histoire et notre expérience parce qu’elles te font te sentir coupable – tu préfères oublier tes actes brutaux. Que tu déclares que tu t’es coupé des minorités, que tu nous désavoues, que ta conscience duelle scinde des parties d’elle-même et en transfère le « négatif » sur nous. (Là où il y a persécution des minorités, il y a une ombre projetée. Là où il y a la violence et la guerre, il y a répression de cette ombre.) Dis que tu as peur de nous, que pour mettre de la distance entre nous, tu affiches un masque de mépris. Admets que Mexique est ton double, qu’elle existe dans l’ombre de ce         pays,     que      nous      sommes irrévocablement liés à elle. Gringo, accepte    le   double           qui             habite ton psychisme. Si tu reprends à ta charge ton         ombre    collective,  la   blessure intra culturelle guérira. Et, enfin, dis- nous ce que tu attends de nous.

NOUS VOUS CONNAÎTRONS À VOS VRAIS VISAGES

Je suis visible – regardez ce visage indien – et je suis pourtant invisible. Je les aveugle avec mon nez en bec, tout en étant leur point aveugle. Mais j’existe, nous existons. Ils voudraient croire que je me suis fondue dans la masse. Mais ce n’est pas le cas, pas moi, pas nous.

La culture blanche dominante nous tue lentement à force d’ignorance. Elle nous a pris notre autodétermination et nous a rendus faibles et vides. En tant que peuple, nous avons résisté et nous avons pris les positions nécessaires, mais nous n’avons jamais pu nous développer sans entraves, nous n’avons jamais pu être pleinement nous-mêmes. Les blancs au pouvoir nous veulent, nous les peuples of color, barricadés derrière les murs de chacune de nos tribus, pour pouvoir nous liquider un à un avec leurs armes cachées ; pour blanchir et déformer l’histoire. L’ignorance divise les peuples, produit des préjugés. Un peuple mal informé est un peuple soumis.

Avant que le Chicano, le travailleur sans-papiers et le Mexicain de l’autre côté puissent s’unir, avant que le Chicano accède à l’unité avec les autochtones des Etats-Unis et avec

d’autres groupes, nous devons connaître l’histoire de leur lutte et eux de la nôtre. Nos mères, nos sœurs et nos frères, les gars qui traînent au coin de la rue, les enfants sur leurs terrains de jeux, chacun de nous doit connaitre notre ascendance indigène, notre afro- mestizaje, notre histoire de résistance.

A l’immigré mexicano et à ceux qui viennent d’arriver, nous devons enseigner notre histoire. Les 80 millions de mexicanos et les Latinos d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud doivent connaître nos combats. Chacun de nous se doit de savoir des faits de base au sujet du Nicaragua, du Chili et du reste de l’Amérique latine. Le mouvement latino (celui des Chicanos, Portoricains,Cubains et autres peuples hispanophones qui luttent ensemble contre la discrimination raciale sur le marché du travail) est un premier pas, mais il n’est pas suffisant. A part notre culture commune, rien ne nous unit. Il nous faut un terrain commun plus large.

La lutte est intérieure : Chicano, India, autochtone des États-Unis, mojado, Mexicana, immigré latino, Anglo au pouvoir, Anglo de classe ouvrière, Noire, Asiatique – nos psychismes ressemblent aux villes frontalières et sont peuplés des mêmes gens. La lutte a toujours été intérieure et elle se joue à l’extérieur. La prise de conscience de notre situation doit venir avant les changements intérieurs, qui eux- mêmes doivent avoir lieu avant que la société ne change. Rien ne se produit dans le monde «réel » sans avoir lieu d’abord en images dans nos têtes.