La littérature africaine et sa langue

Ce texte est un extrait du livre décoloniser l’esprit de Ngugi wa Thiong’o, parut aux éditions la Fabrique .

« Ce livre est mon adieu à l’anglais » : NgugiwaThiong’o, romancier kényan, n’y va pas par quatre chemins, il décide que désormais, il n’écrira plus qu’en kikuyu. L’objectif  est de « se réapproprier tous les moyens par lesquels un peuple se définit », d’engager la construction de ce processus inéluctable pour « reprendre l’initiative de sa propre histoire ».

Dans cette démarche, « le choix d’une langue, l’usage que les hommes décident d’en faire, la place qu’ils lui accordent, tout cela est déterminant et conditionne le regard qu’ils portent sur eux-mêmes et sur leur environnement naturel et social, voire sur l’univers entier. La question de la langue est cruciale et a toujours été au cœur des grandes violences faites à l’Afrique au XXe siècle » .

 

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Décoloniser l esprit – livret

Extrait d’entretien :

Format à lire en ligne, extrait de la première partie du livre – La littérature africaine et sa langue :

La langue, toute langue, possède deux dimensions : elle est à la fois moyen de communication et vecteur de culture. L’anglais, par exemple, est parlé en Grande-Bretagne, en Suède, au Danemark. Mais pour les Suédois et les Danois il n’est qu’un moyen de communication avec les non-Scandinaves ; il ne dit rien de leur culture. Pour les Britanniques, au contraire, et surtout pour les Anglais, il est indissociablement moyen de communication et vecteur de culture et d’histoire. De même, le kiswahili est largement utilisé comme moyen de communication en Afrique orientale et centrale, mais rares sont au fond les peuples pour lesquels il est vraiment vecteur de culture, comme c’est le cas dans certaines régions du Kenya et de Tanzanie, en particulier à Zanzibar, où il est la langue maternelle des habitants.

Les hommes ont toujours eu besoin d’échanger, explique Marx. La forme d’échange la plus élémentaire est celle qui lie les êtres dès lors qu’ils s’unissent pour produire des richesses ou des biens nécessaires à la vie, nourriture, vêtements, habitations. Une communauté apparaît dès lors qu’on se partage le travail. La communauté la plus simple est celle que forment un homme, une femme et leurs enfants au sein d’un foyer ; puis vient le partage des tâches entre chasseurs, cueilleurs et forgerons, et ainsi de suite, jusqu’à la division complexe du travail dans les usines modernes, où le moindre produit, tee-shirt, chaussure, requiert l’intervention de nombreuses mains et de nombreux esprits. Ces échanges liés à la division des tâches peuvent se doubler d’échanges verbaux, qui reflètent et facilitent les rapports de production. Ils peuvent enfin se doubler d’un troisième type d’échange, postérieur d’un point de vue historique : l’échange de signes écrits, des nœuds de berger les plus élémentaires matérialisant le nombre de têtes de bétail et des hiéroglyphes des chanteurs et poètes kikuyus aux systèmes graphiques les plus complexes d’aujourd’hui.

Dans la plupart des sociétés, langue écrite et langue parlée sont identiques. Ce qui est écrit sur le papier peut être lu à n’importe qui : c’est la langue que chacun a parlée en grandissant. Dans ce type de société, il existe une harmonie entre les deux sphères : l’interaction de l’enfant avec la nature et avec ceux qui l’entourent passe par des mots qui sont à la fois le produit et le reflet de cette interaction. La sensibilité de l’enfant s’exprime dans la langue qui est celle de son expérience quotidienne.

C’est également par l’échange que se développe la culture. À force de répéter du matin au soir les mêmes tâches au sein du même environnement, des schèmes se mettent en place, habitudes, gestes, comportements, expérience, goût d’un certain rythme, façons de voir qui se transmettent à la génération suivante et l’aident à progresser à son tour. Avec le temps, ces valeurs se sédimentent et deviennent des évidences dont chacun se sert pour juger quotidiennement du vrai et du faux, du bien et du mal, du beau et du laid, du courageux et du lâche, du généreux et du mesquin. À la fin c’est une façon de vivre à part entière ; une culture est née, différente des autres, douée d’une histoire propre, de valeurs éthiques, esthétiques et morales propres, bref de « lunettes mentales » singulières, à travers lesquelles les hommes d’un peuple envisagent leur place dans l’univers et s’envisagent eux-mêmes. Tout cela, qui fonde l’identité d’un peuple, se traduit à travers la langue. Chaque langue en tant que culture est la mémoire de l’expérience collective d’un peuple à travers l’histoire. Pas de culture sans langue pour permettre son apparition, sa croissance, sa sédimentation, son explicitation et sa transmission de génération en génération.

Toute culture est le produit d’une histoire, qu’elle reflète à sa façon, et de rapports entre êtres humains unis pour créer de la richesse et se la répartir. Mais la culture n’est pas seulement le reflet de ces rapports ; elle les reflète à travers des images et des représentations du monde, si bien que la

langue en tant que culture joue aussi ce rôle : celui d’un générateur de représentations dans l’esprit de l’enfant. Notre perception de nous-mêmes en tant que peuple, individuellement et collectivement, repose sur ces images et ces représentations qui continuent parfois d’être en accord avec le monde et le cadre où elles sont apparues, mais parfois ne le sont plus. Notre capacité à affronter le monde avec inventivité dépend de l’adéquation ou non de ces représentations à la réalité de nos rapports avec le monde – de la façon dont elles éclairent ou non ces rapports. La langue comme culture est le prisme à travers lequel nous entrons en contact avec nous-mêmes, avec les autres et avec le monde. Elle nous traverse de l’intérieur. La faculté de langage, la faculté d’ordonner des sons de façon à se faire comprendre d’autres êtres humains, est universelle, aussi universelle que le besoin des hommes d’affronter la nature et de s’affronter entre eux. Mais la façon d’ordonner les sons et les mots dans une phrase, les règles auxquelles obéit leur agencement, varient d’une langue à l’autre. C’est la langue dans ce qu’elle a de singulier et de propre à une communauté historique, non le langage dans son universalité, qui porte la culture. Et c’est avant tout par la littérature écrite et la littérature orale qu’une langue transmet les représentations du monde dont elle est porteuse.

Quel effet l’imposition par les colons d’une langue étrangère avait-elle donc sur nous, enfants kenyans ?

Le véritable objectif du colonialisme était de contrôler les richesses : contrôler ce que les gens produisaient, mais aussi la façon dont ils le produisaient et se le répartissaient. Contrôler, en un mot, l’ensemble des relations entretenues par les habitants dans la vie de tous les jours. Ce contrôle, le colonialisme l’imposa par la conquête militaire et la dictature qui s’ensuivit. Mais le champ le plus important sur lequel il jeta son emprise fut l’univers mental du colonisé : les colonisateurs en vinrent, par la culture, à contrôler la perception que le colonise

avait de lui-même et de sa relation au monde. L’emprise économique et politique ne peut être totale sans le contrôle de l’esprit. Contrôler la culture d’un peuple, c’est contrôler la représentation qu’il se fait de lui-même et de son rapport aux autres.

Dans le cas du colonialisme, l’établissement de cette emprise prit deux formes : la destruction ou la dévalorisation systématique de la culture des colonisés, de leur art, de leurs danses, de leurs religions, de leur histoire, de leur géographie, de leur éducation, de leur littérature écrite et orale – et inversement la glorification incessante de la langue du colonisateur. La soumission de l’univers mental du colonisé ne pouvait aller sans la soumission des langues des peuples colonisés aux langues des nations colonisatrices.

En imposant une langue étrangère et en supprimant les langues autochtones écrites et parlées, le colonialisme brisa l’harmonie jusque-là établie entre l’enfant et sa langue. Loin de refléter les rapports de la vie réelle, la langue imposée ne correspondait plus à rien de la vie de la communauté. Cela explique peut-être pourquoi le mot « technologie » continue de nous paraître vaguement étranger et de nous sembler leur invention plutôt que la nôtre. J’avais toujours trouvé au mot « missile » des sonorités étrangères et lointaines, jusqu’à ce que j’apprenne récemment son équivalent en

kikuyu, « ngurukuhi », qui me le fit appréhender différemment. Apprendre, pour l’enfant des colonies, devint une activité cérébrale et cessa d’être une expérience sensible.

À l’oral, pourtant, les langues imposées ne parvinrent jamais vraiment à faire disparaître les langues autochtones. C’est donc surtout à l’écrit que leur domination se traduisit de façon spectaculaire. La langue de l’enfant africain scolarisé était étrangère. La langue des livres qu’il lisait était étrangère. La langue dans laquelle il réfléchissait était étrangère. La moindre de ses pensées se coulait dans le moule d’une langue étrangère, si bien que la langue écrite de tout enfant dont la scolarité se prolongeait (sa langue écrite et souvent sa langue orale à l’intérieur des murs de l’école) finissait par devenir distincte de la langue qu’il parlait à la maison. Il n’y avait plus le moindre rapport entre le monde écrit de l’enfant (celui de ses journées à l’école) et le monde domestique de sa famille et de sa communauté. L’harmonie était irrévocablement rompue, le monde intérieur de l’enfant coupé de son environnement naturel et social : c’était ce qu’on pourrait appeler l’aliénation coloniale – une aliéna-tion que renforça l’enseignement de l’histoire, de la géographie et de la musique, où l’Europe occupait toujours le centre de l’univers.

Cette fracture entre l’enfant et son environnement immédiat apparaît mieux encore si on examine la culture à laquelle l’élève se trouvait, par la langue, exposé : une culture tout entière produite par un monde étranger, qui l’obligeait à se considérer d’un point de vue extérieur à lui-même. Capturés de bonne heure est le titre d’un livre de Bob Dixon sur le racisme, la lutte des classes, le sexe et la politique dans la littérature pour enfants. « Les capturer de bonne heure » était exactement la politique du système colonial vis-àvis des enfants colonisés. Il fallait ensuite des années, dans le meilleur des cas, pour éradiquer les représentations du monde inoculées dès le

plus jeune âge dans leur esprit. Dans la mesure où la culture ne se contente pas de refléter l’univers àtravers des images mais conditionne notre regard sur le monde, l’enfant des colonies finissait par regarder son propre univers du même œil que les colonisateurs. Il ne voyait plus le monde qu’à travers le regard de la littérature de sa langue d’adoption. Cette littérature représentait peutêtre la meilleure tradition humaniste – Shakespeare, Goethe, Balzac, Tolstoï, Gorki, Brecht, Cholokhov, Dickens – mais pour ce qui est de l’aliénation et du fait de se considérer d’un point de vue extérieur à soi, cela ne changeait rien. L’illustre miroir de l’imagination se trouvait en Europe et l’ensemble de l’univers, son histoire, sa géographie, sa culture, s’ordonnaient invariablement à partir de ce centre.

Mais le pire était l’image que les langues imposées à l’enfant lui renvoyaient de son propre monde. Il n’apprenait pas seulement à associer la langue de son peuple à l’infériorité sociale, à l’humiliation, aux châ-timents corporels, à des formes d’intelligence et d’aptitudes foulées aux pieds, voire purement et simplement à la bêtise, l’incohérence et la barbarie ; tout cela s’étayait de théories qu’il rencontrait dans les œuvres de grandes figures du racisme comme Rider Haggard ou Nicholas Monsarrat, sans parler des jugements à l’emporte-pièce qu’il trouvait chez certains monuments de la culture et du panthéon philosophique occidental comme Hume (« le nègre est par nature inférieur aux Blancs »), Thomas Jefferson (« les Noirs sont inférieurs aux Blancs quant aux dons du corps et de l’esprit ») ou encore Hegel, pour qui l’Afrique est pareille à une terre restée en enfance et encore enveloppée, du point de vue du développement de la conscience historique, de ténèbres excluant que rien de profitable à l’humanité ait la moindre chance d’y être jamais découvert.

Dans sa communication « Littérature écrite et représentations noires », lue en 1973 à la conférence de Nairobi sur l’enseignement de la littérature africaine à l’école, l’universitaire kenyane MicereMugo a raconté comment le portrait de la vieille Gagool, dans Les Mines du roi Salomon de Rider Haggard, lui avait pendant des années inspiré une frayeur mortelle chaque fois qu’elle voyait une vieille femme africaine. Dans son autobiographie Cette vie, Sydney Poitier a décrit la façon dont il en était venu, à force de lectures, à associer l’Afrique aux serpents. À son arrivée en Afrique, descendu dans un hôtel moderne d’une grande ville, il ne put s’endormir et passa la nuit à vérifier qu’aucun reptile ne se cachait nulle part, y compris sous son lit ! Ces deux-là ont su identifier l’origine de leur peur. Mais de nombreux autres ne peuvent en faire autant et continuent de subir au quotidien, dans leurs choix culturels et politiques, l’influence de cette image négative.

Bien que la langue coloniale lui ait été imposée, Léopold Sédar Senghor a très clairement dit que si on le laissait libre de recommencer, il opterait de nouveau pour le français. Il se fait presque lyrique dans sa soumission à sa langue d’adoption : « Si nous sentons en nègres, nous nous exprimons en français, parce que le français est une langue à vocation universelle […]. Je sais ses ressources pour l’avoir goûté, mâché, enseigné, et qu’il est la langue des dieux. […] Chez nous, les mots sont naturellement nimbés d’un halo de sève et de sang ; les mots du français rayonnent de mille feux, comme des diamants. Des fusées qui éclairent notre nuit. »

En récompense de ses loyaux services, Senghor s’est vu gratifier d’une place d’honneur à l’Académie française, chargée de sauvegarder la pureté de la langue française. Au Malawi, le président Banda a érigé son propre monument en créant une institution, la KamuzuAcademy, conçue pour aider les plus brillants élèves du pays dans leur cursus en anglais : « La KamuzuAcademy est un lycée destiné à former des garçons et des filles dignes d’intégrer des universités comme Harvard, Chicago, Oxford, Cambridge ou Edimbourg et capables de tenir tête à leurs pairs du monde entier. Le président a imposé que le latin y occupe une place majeure parmi les cours. Tout enseignant devra avoir fait au moins un peu de latin au cours de sa formation académique. Le président Banda a souvent dit que personne ne pouvait maîtriser parfaitement l’anglais s’il ne connaissait pas d’autres langues comme le latin ou le français. »

Comble d’aberration, aucun professeur local n’est autorisé à enseigner à l’académie – aucun n’est assez compétent sans doute – et l’ensemble du personnel enseignant vient de Grande-Bretagne. Un Malawien risquerait probablement de faire baisser le niveau, ou de nuire à la pureté de l’anglais enseigné ! Peut-on rêver meilleur exemple de haine de soi, et déférence plus servile envers tout ce qui, même mort, provient de l’étranger ?

Dans les livres d’histoire et les conversations de comptoir, on a souvent souligné les prétendues différences d’un empire colonial à l’autre, et opposé le contrôle indirect exercé par les Britanniques (ou plutôt leur pragmatisme en l’absence de véritable programme) à la politique d’assimilation culturelle délibérée mise en œuvre par les Français et les Portugais. Ce ne sont au fond que des différences de détail. Au bout du compte l’effet était le même : l’engouement de Senghor pour le français et son universalité n’est pas si éloigné de la reconnaissance témoignée par Chinua Achebe à la langue anglaise en 1964 : « Ceux d’entre nous qui ont hérité de l’anglais ne mesurent peutêtre pas la valeur de ce legs. » Pas plus qu’il ne diffère au fond des déclarations de ceux d’entre nous qui abandonnèrent notre langue maternelle et décidèrent d’adopter pour nos écrits les langues européennes. En fin de compte, la conférence des écrivains africains de langue anglaise se contenta d’entériner, de plein gré et presque avec orgueil, ce que des décennies d’éducation intransigeante et de mise au pas nous avaient déjà forcés à accepter : la « position inattaquable de l’anglais dans notre littérature ».  Cette suprématie était profondément liée à l’impérialisme. Mais nous ne prîmes la peine de remettre en question ni l’impérialisme ni ses effets. C’est le triomphe définitif d’un système de domination, quand les dominés se mettent à chanter ses vertus.