La colonialité du genre

Texte extrait du livre Pensées décoloniales de Lissell Quirroz et Philippe Colin aux éditions La Découverte, collection zones

4ème de couverture :

La conquête de l’Amérique, scène inaugurale de la modernité capitaliste, fut l’acte de naissance de nouveaux rapports coloniaux de domination qui ont modelé une hiérarchie planétaire des peuples selon des critères raciaux, sexuels, épistémiques, spirituels, linguistiques et esthétiques. Or cette colonialité du pouvoir n’a pas été enterrée par les décolonisations.

Ce texte approfondi la réflexion sur la colonialité du pouvoir, et étend la logique coloniale à l’imposition du genre qui prévaut aujourd’hui à travers la ségrégation raciale et les logiques esclavagistes. A l’aide des écrits de la philosophe argentine Maria Lugones, les auteur.ices observent l’intersection de la race, la classe, le genre et la sexualité, pour comprendre l’indifférence préoccupante envers les violences systématiques dont souffrent les femmes non-blanches, victimes à la fois de la colonisation du pouvoir et de la colonisation du genre.

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Extrait d’entretien réalisé par Mediapart 

Extrait à lire en ligne,  issu du chapitre 3 :  Élargissements théoriques et militants

Pluraliser ce monde hétérogène, voilà ce qui nous guide .
Rita Laura SEGATO

Le concept de colonialité du pouvoir ouvre un champ de réflexion très large sur les systèmes de domination et sur la manière dont ils interagissent. Cela conduit les théoriciens et théoriciennes de la décolonialité à dialoguer avec d’autres pensées critiques. C’est le cas, on l’a vu, des études subalternes et des études postcoloniales, mais aussi des féminismes non blancs. Une chercheuse de I’université de Northampton, d’origine argentine, María Lugones (1944-2020), a proposé d’enrichir la définition du concept de colonialité du pouvoir forgée par son collègue Quijano, en le confrontant à sa propre réflexion sur le genre. Tout en reconnaissant la puissance heuristique de la notion, elle en propose une relecture critique qui, tout en pointant ses insuffisances, l’ouvre vers une compréhension élargie de la domination coloniale. En s’appuyant sur des travaux de féministes étatsuniennes non blanches, elle élabore la notion de colonialité du genre.

Pour María Lugones, les différences sexuelles sont de tout autre nature que les différences fondées sur la race. Alors que les premières – et tout particulièrement le binarisme sexuel – s’ancreraient dans une réalité biologique, la différence raciale serait en revanche un pur artefact. En cela, on l’a vu, c’est la race qui est au fondement de la modernité/colonialité. Si Quijano intègre in extremis la question du genre dans la définition de ce concept, il la réduit à une manifestation de la lutte coloniale pour le contrôle des ressources et de ses produits. Lugones ne partage pas ce point de vue. Issue d’une famille d’émigrés catalans, elle est née en 1944 dans la province de Buenos Aires. L’Argentine vient alors de sortir d’une période où les régimes militaires d’inspiration fasciste se sont succédé au pouvoir.

Parallèlement, un nouveau parti, populaire et populiste, le péronisme, du nom de son chef de file, le général Juan Domingo Perón (1895-1974), critique l’impérialisme et l’oligarchie argentine. Dans ce contexte, la vie des Argentines, sous domination patriarcale, est difficile. À l’âge de 17 ans, Lugones rencontre un jeune homme et annonce à ses parents qu’elle souhaite le fréquenter. Son père la fait interner dans un hôpital psychiatrique. Là, sans même qu’elle soit présentée à un médecin, on lui fait subir une thérapie de choc réservée aux personnes atteintes de schizophrénie, à savoir l’insulinothérapie, consistant à injecter de l’insuline à fortes doses pour provoquer coma et convulsions. On lui impose également la camisole de force, des séances d’électrochocs, et un lourd traitement médicamenteux. Cependant, Lugones s’accroche et résiste à cette violence. « Ils n’arriveront pas à me dompter », se répète- t-elle sans cesse durant son séjour. C’est là, dans cet asile, que Lugones dit avoir appris à résister. Lorsqu’elle sort de l’hôpital, elle retrouve le jeune homme. Celui-ci la viole. Lugones n’en parle pas à sa famille mais décide de fuir en allant étudier à l’étranger. Or son père lui impose de partir avec son violeur. Elle s’y plie et part étudier la philosophie à I’université de Californie. Logée dans une résidence universitaire non mixte, elle parvient finalement à échapper à la violence de son agresseur. Les études universitaires lui permettent, à travers notamment la maîtrise de l’anglais, d’affirmer sa voix et son identité sexuelle.

La critique du féminisme blanc 

Lugones obtient son doctorat en philosophie à l’université du Wisconsin en 1978. Son travail porte sur la moralité et les relations interpersonnelles et institutionnelles. Sa place aux États-Unis explique en partie son intérêt pour les questions de genre et de race. En Argentine, Lugones était une descendante d’immigrés européens. Elle jouissait des privilèges que supposait son appartenance à la majorité blanche. A ceux-ci s’ajoutait ceux provenant de sa classe sociale. Mais les identités de groupe ne sont jamais fixées une fois pour toutes, elles s’inscrivent dans un contexte spécifique. En s’installant aux États-Unis, Lugones devient une femme non blanche, identifiée comme hispanique ou latina. Cette nouvelle situation au monde l’invite à réfléchir sur ses identités multiples et imbriquées. Dans cette quête, elle s’identifie tout particulièrement à la penseuse chicana Gloria Anzaldúa qui interroge le métissage et développe le concept de pensée frontalière .

La trajectoire d’Anzaldúa résonne fortement avec celle de Lugones. Née au Texas deux ans avant elle dans une famille d’ascendance mexicaine et basque, Anzaldúa n’aura de cesse de penser à cette situation au carrefour des langues et des cultures hiérarchisées (WASP  et latina) ainsi que des identités sexuelles subalternisées. Lesbienne, elle est une théoricienne de la pensée féministe et queer. Comme Anzaldúa, Lugones se rattache à la coalition des femmes de couleur (Women of color), qui remettent en cause l’hégémonie du féminisme blanc et bourgeois. Comme d’autres féministes non blanches telles qu’Audre Lorde, Chela Sandoval, Mitsuye Yamada ou Elsa Brakley Brown, elle critique le fait que le féminisme blanc ait érigé la femme occidentale, blanche, urbaine et bourgeoise en femme universelle et qu’il ait développé un agenda politique tout entier soumis à ses propres intérêts, sans se soucier de ceux des autres femmes :

  La lutte des féministes blanches de la « seconde libération des
femmes » des années 1970 devient une lutte contre les positions,
les rôles, les stéréotypes, les traits et les désirs dérivés de la subordination des femmes blanches et bourgeoises. Mais celles-ci ne se sont pas préoccupées de l’oppression de genre que subissaient les autres. Elles ont conçu la « femme » comme un corps évidemment blanc sans la conscience explicite de la construction raciale du genre.

Pour Lugones, le féminisme blanc et occidental part d’un postulat hautement problématique : celui qui consiste à appréhender les «femmes » comme un groupe homogène et uniformément opprimé. En tant que féministe, elle reconnaît que les femmes blanches sont subordonnées aux hommes blancs qui se situent au centre du système de domination colonial. Mais les femmes blanches sont toujours supérieures aux colonisés et jouissent de ce fait de privilèges dont sont exclus les hommes et les femmes subalternes :

 Seuls les civilisés méritaient le qualificatif d’hommes et de femmes. Les peuples autochtones des Amériques ainsi que les Africains esclavisés se situaient eux dans la catégorie des non-humains au sein de leur espèce. Comme les animaux, ils étaient perçus comme des sauvages à la sexualité débridée. L’homme moderne européen, bourgeois, colonial est devenu un sujet/ agent, apte à gouverner, destiné à la vie publique ; un être de civilisation, hétérosexuel, chrétien, un être d’esprit et de raison. La femme européenne bourgeoise n’est pas perçue comme son complément, mais comme quelqu’un destiné à reproduire la race et le capital à travers sa pureté sexuelle, sa passivité, son attachement au foyer et à I’homme blanc européen et bourgeois.

En d’autres termes, pour Lugones, la réflexion sur le genre ne peut pas faire l’économie de celle sur les structures racistes des sociétés occidentales modernes. Les femmes blanches et occidentales, parce qu’elles sont considérées comme des êtres humains, se situent dans une position sociale dominante vis-à-vis des hommes et des femmes racisés. Par conséquent, tous les hommes ne sont pas dominants et toutes les femmes ne subissent pas l’oppression patriarcale de la même manière. D’ailleurs, pour Lugones, les colonisés ne sont pas genrés mais appréhendés, à l’instar des animaux, comme des mâles et des femelles. Cette idée fondamentale est le point de départ du concept de colonialité du genre.

Le concept de colonialité du genre

Partant des travaux de Quijano sur la colonialité du pouvoir, Lugones propose la notion de « système moderne et colonial de genre » ou « colonialité du genre », aujourd’hui devenue I’une des matrices conceptuelles du féminisme décolonial. Pour Lugones, le genre est une catégorie aussi pertinente que la race pour définir la colonialité. Le concept de colonialité du genre s’articule pour elle autour de deux idées centrales. La première concerne la question du dimorphisme sexuel. Pour construire sa théorisation, elle s’appuie sur les travaux de la chercheuse et écrivaine métisse Paula Gunn Allen (1939-2008) qui compte des ancêtres kawaika et sioux. Cette penseuse étatsunienne montre que nombre de communautés autochtones d’Amérique du Nord ne connaissaient ni le patriarcat ni la binarité de genre. Lugones postule l’existence d’une diversité des identités de genre dans les Amériques d’avant 1492 (de trois à cinq différentes). La colonisation aurait détruit cette diversité et imposé une catégorisation binaire et hiérarchisée des sexes (masculin et féminin).

Le second volet de la colonialité du genre est l’analyse de ce que signifie la catégorie « femme » dans les Amériques. Pour ce faire, Lugones s’appuie sur le travail de la chercheuse d’origine nigériane Oyèrónkę Oyěwùmí. Cette sociologue a montré que le genre n’était pas un principe organisateur de la société africaine yoruba. Dans ce peuple, il n’y a pas de binarité de genre fondé sur le dimorphisme sexuel ni même de domination masculine. Oyèwùmí constate que la notion de genre y est introduite par les Occidentaux au moment de la colonisation et qu’elle est utilisée comme un outil de domination. L’imposition de la dichotomie de genre s’accompagne en effet de l’infériorisation raciale et de la subordination sexuelle des colonisés. Parallèlement, la colonisation institue la catégorie « femme » qui n’existait pas en tant que telle auparavant. Une autre conséquence du colonialisme est la mise en concurrence des femelles et des mâles. Ces derniers acceptent l’organisation genrée qui les place au-dessus des femmes yorubas et deviennent ainsi complices du pouvoir colonial.

La religion chrétienne joue un rôle prépondérant dans ce processus. Le christianisme impose un être suprême masculin qui se substitue à la pluralité spirituelle gynécocratique. Cette colonisation de l’imaginaire sape l’idée que le féminin puisse être une puissance créatrice. A l’inverse, elle rattache le principe créateur divin au masculin. Parallèlement, toute diversité spirituelle et sexuelle est abolie. La structure du clan elle-même est bouleversée: celui-ci est démantelé au profit de la famille nucléaire tandis que les cheffes de clan sont remplacées par des commandants mâles désignés par les colonisateurs.

Le concept de colonialité du genre constitue ainsi un apport théorique important qui affine la notion de colonialité de l’être évoquée précédemment dans cet ouvrage. La colonisation justifie l’exploitation économique des colonisés à travers l’instauration d’une « ligne de l’humanité » qui sépare les humains des barbares. En contexte colonial, seules les Européennes sont considérées comme des « femmes ». Bien que subordonnées aux hommes, elles héritent des traits occidentaux de la féminité, à savoir la beauté, la fragilité, la délicatesse et le raffinement. Cela leur accorde des privilèges, comme celui d’être protégées ou de se reproduire plus ou moins librement. Quant aux autres, Autochtones, Noires, voire métisses, elles ne sont pas considérées comme des femmes à part entière : elles sont perçues comme des femelles, plus ou moins proches de l’animalité et de l’état dit de nature. De ce fait, elles sont affublées de traits opposés a ceux des « vraies femmes ». Elles seraient donc plus sauvages, lubriques, résistantes, fortes physiquement. Ces caractères servent à justifier leur surexploitation et leur positions dans la division du travail à l’échelle mondiale.

A travers sa théorisation, Lugones montes que le genre est un élément constitutif du schéma global de pouvoir proposé par Quijano, au même titre que la race et la classe. De ce point de vue, le concept de colonialité, en imbriquant les différents systèmes de domination, s’apparente à celui d’intersectionnalité développé surtout par les féministes afro-etatsuniennes.