A quoi sommes-nous attaché.es?

Texte extrait du livre Portrait du colonialiste par Jérémie Piolat, republié aux éditions Libre en 2024. Extrait du chapitre 11 « Le petit fils des mineurs parlera-t-il la langue des maitres? »

Quatrième de couverture :

Ce court essai part du constat d’une disparition des pratiques culturelles populaires, notamment des chants et des danses dans le monde occidental, et plus particulièrement en France. En reprenant à son compte le titre du fameux livre d’Albert Memmi, Portrait du colonisé, Jérémie Piolat s’inscrit dans cette tradition intellectuelle critique de la colonisation et de son héritage. À travers une succession de récits à cheval entre la philosophie et l’anthropologie, Piolat dissèque les ravages contemporains de ladite colonisation comme de la figure de l’occidentalisé, cet « être tissé de manques », entravé par un passé mythifié. (Editions Libres)

 

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En Afrique du Sud, les danses des mouvements anti-apartheid exigeaient un véritable art collectif de la cohésion rythmique et mélodique. Elles entraient en résonance avec les techniques de l’esquive et du combat de rue. Leurs origines se perdent dans la nuit des temps, mais elles ont su s’adapter à des situations nouvelles comme les manifestations de rue. On peut aussi prendre comme exemple le blues des prisonniers noirs américains. On trouve des enregistrements datant des débuts du XXe siècle de forçats qui chantent en travaillant. On entend les coups portés sur les pierres. Cela rythme (mais, peut-être aussi, ralentit) le travail. Le rythme est lent. II laisse dans les vides place aux voix dont il est l’accompagnement. Les voix s’élèvent et rytment à leur tour les coups portés. Au début, elles sont un cri, un cri de douleur, d’homme foutu, un sort atroce et de manière interminable. Mais le rythme permet à ce cri de devenir un chant. Le chant va donner du plaisir dans la pire des situations : forçat dans un régime officiellement raciste. S’il y a plaisir, c’est que le chant, le rythme permettent de donner un sens. Ainsi, se dit la douleur, se pense le sort qu’on subit, pas seulement dans les mots, mais dans la manière même de dire, Seul le cri se perdrait; il ne peut procurer la joie, la force, l’intelligence collective.

Plus tard, les Lifers Bands (groupes de rap formés de condamnés à perpétuité) font la même expérience. IIs commencent par chanter dans la cour de la prison. Ou, plus exactement, ils parlent : « Qu’est-ce qui m’arrive, j’ai pris perpette. Je ne vais jamais sortir. Jamais. Mec. Tu te rends compte? Jamais! »

Peu à peu, cela devient une mélodie et un rythme. Le cri devient une suite de notes qui appelle un rythme. Un rythme qui fait bouger le corps, le maintient vivant, en intelligence avec le temps. Le temps lui-même est créé par la musicalité et la liberté des mots, des vérités, des questions et du plaisir peut en naître. Ce temps en habite un autre, le plus mort qu’on puisse imaginer : le temps infini d’un pénitencier de haute sécurité américain pour détenus en ayant pris, au minimum, pour trente ans.

Un des éléments fondateurs de la force des Black Panthers est également venu de leur musicalité. Savoir chanter et bouger ensemble, apprendre ainsi à mêler discipline et liberté, explique pour une large part leur capacité penser, agir, faire face à la terreur d’Etat, construire, tenir ensemble dans un contexte qui condamnait le mouvement à mourir avant même de naître. Peut-on penser aux Black Panthers sans avoir en tête le souvenir de leurs défilés de rues ? Ils informaient tout autant que leurs discours : nous sommes là, nous sommes organisés, mais à notre manière, pas à la vôtre!

En étant acteur de pratiques communautaires, on devient, dans le même temps, moins disponible aux messages d’abrutissement ou d’asservissement produits en permanence par l’industrie du spectacle. Cela a un effet de protection. Voilà une raison supplémentaire pour s’interroger sur ľ’absence de pratiques populaires artistiques en Europe occidentalisée.

L’histoire peut-elle nous expliquer ce qui nous est arrivé? Ou, mieux encore, possédons-nous, nous Européens, une mémoire collective à même de nous aider à comprendre pourquoi nos pratiques artistiques populaires se sont évanouies? Nos corps auraient-ils néanmoins gardé la mémoire de ce qui leur est arrivé? Ou bien cet autre aspect de la culture populaire qu’est la mémoire collective a-t-il également été éradiqué, et jusqu’à quel point?

Il y a dix ans, dans le sud de la France, des militants européens ont invité des militants natifs de Colombie qui voyagent à travers le monde pour raconter ce qui leur arrive, ce qu’ils sont, et rechercher des appuis à leur cause. Une cinquantaine de personnes sont présentes. Que disent-elles?

« Nous subissons un processus d’extinction. Or nous sommes reliés à des puissances divines qui détruiront très bientôt le monde si le monde n’arrête pas ce processus. Elles sont très en colère. Les récentes inondations et seismes sont un avertissement. Nous sommes là pour dire à tous de vous dépêcher d’oeuvrer à arrêter ce dont nous sommes victimes pour que vous ne disparaissiez pas vous-mêmes. »

Après la réunion, je me suis assis à côté d’un des visiteurs, un homme d’une soixantaine d’années, pour parler avec lui : « Que pensait-il de la réunion?» Il m’a répondu : «Je suis content. Mais je suis toujours étonné avec les militants européens. Ils sont toujours prêts à aider et nous écouter. On dirait que, eux, n’ont aucun problème, rien d’important à raconter. C’est extraordinaire! » Et il s’est mis à rire.

On pourrait raconter des centaines d’anecdotes de ce genre. Je l’ai citée pour revenir sur une simple question : que nous est-il arrivé, à nous, Européens, pour que nous puissions avoir le sentiment que nous n’avons aucun problème? Comment se fait-il que, lorsque nous nous adressons aux autres, nous leur donnions limpression de n’avoir aucun problème qui nous soit propre à résoudre? Nous avons dans ce cas précis affaire à des femmes et des hommes qui sont confrontés à des pratiques de persuasion très particulières: pour leur passer l’envie d’être «Indiens», certains d’entre eux sont découpés vivants à la tronçonneuse. Le militant autochtone sait que ce n’est pas notre cas. Nous ne sommes pas, nous, menacés des pires violences et exactions menées par des groupes paramilitaires. Mais, au delà de ce que subit sa communauté de manière immédiate, il défend quelque chose de plus fondamental mettent en péril les massacres, les humiliations, mais aussi la déforestation, et qui mérite le nom de culture. Celle-ci implique un lien indéfectible avec la terre. Quand le militant autoctone s’étonne devant l’absence apparente de problèmes du militant européen, il insiste sur le fait que l’Européen n’a aucune souffrance à raconter, à partager, qu’il semble ne rien avoir à protéger ou à pleurer.

Quand le militant autochtone parle de nos problèmes, il n’attend pas qu’on lui raconte les derniers matraquages ou le quadrillage sécuritaire quí se met en place en Europe. Il sait très bien tout cela. Mais cela ne pourrait bien être que la dernière étape spectaculaire comme, toutes proportions gardées, les massacres chez lui d’un processus bien plus large et plus long. Son «problème» ne se limite pas aux massacres à la tronçonneuse, dernier avatar de I’horreur coloniale subie depuis plus de cinq cents ans. Son principal problème est la mise en péril de ce qui lui est le plus cher, de son mode de vie au sens le plus général du terme. Voudrait-on le détruirecomme on le fait également simplement avec l’alcool, la drogue et l’implantation d’industries donnant provisoirement du travail en échange de l’abandon des lieux qu’il occupe que cela ne changerait rien d’essentiel à l’affaire.

Au fond, il sait très bien que les Européens ont aussi des problèmes, au sens fort du terme. Peut-être rit-il pour cacher son étonnement devant le l’art que les Européens l’ont oublié? Il sait très bien que le réchauffement climatique n’épargnera pas les Européens, que les inondations et séismes meurtriers les concernent aussi. Mais il s’étonne du fait qu’ils ont perdu le pouvoir de se sentir agressés dans leur propre chair lorsque la terre souffre et menace de devenir infertile et multiples espèces – de beaux oiseaux, de drôles de mammifères, de magnifiques reptiles – disparaissent chaque jour. Il lui semble étonnant qu’aucun sursaut ne survienne, que tout continue pour l’essentiel comme avant.

Pourquoi ne ressentons-nous pas (ou plus) ce genre de choses? Pourquoi avons-nous abandonné si facilement aux autres peuples ce pouvoir de se sentir blessé? Pourquoi en présence des autres sommes-nous capables de nous présenter comme ceux qui n’ont pas de problèmes? Comme ceux qui sont si forts que leur vocation n’est que d’aider les autres?

Au Sénégal, il y a plus de dix ans, aux côtés de rappeurs philosophes de la banlieue de Dakar, j’ai ete frappé par cette absence de mémoire quasi totale. C’est une de nos caractéristiques (que l’on soit coopérant ou touriste) qui mettent le plus en colère les Jeunes Sénégalais. Eux ont une mémoire. IIs savent ce que leurs pères ont vécu et vivent encore: ils savent Gorée, le massacre et la déportation des esclaves, la destruction des familles; ils savent le travail forcé pendant la colonisation française ; ils savent le massacre des tirailleurs sénégalais en 1944, ces rescapés et premiers combattants au camp de Thiaroye de la guerre contre l’Allemagne nazie qui avaient osé réclamer leurs salaires que I’État français refusait de payer. Dans le meilleur des cas, la majorité des Français s’excusent pour la colonisation, mais ils ne parlent jamais de ce qui est aussi arrivé en Europe: le travail des enfants dans les mines, les Combats ouvriers réprimés dans le sang. Quand ils parlent avec des Africains, ils n’évoquent pas, ou très rarement et rapidement, l’extermination des juifs, des Tziganes, des Slaves, des «métèques». Comme s’ils n’avaient plus de mémoire propre. Ils n’ont plus que I’histoire, mais celle-ci, à la différence de la mémoire, donne la meilleure place aux puissants, aux dirigeants. L’histoire est peut-étre plus exacte, mais elle est froide, alors que la mémoire est chaude.

Tout au début de ce projet de travail sur la déculturation en Europe de Ouest, j’ai écrit avec Allassane NDiaye, mon hôte sénégalais, cet appel à une rencontre politique dans le quartier de Yeumbeul :

«Nous ne demandons pas à l’Européen de se sentir coupable du passé. Nous lui demandons de connaître ce passé et de connaitre son prolongement dans le présent. Nous lui demandons de se prononcer sur la manière dont il combat ce prolongement. Nous lui demandons d’être présent. Nous lui demandons de savoir ce que ses ancêtres ont vécu, subi, ce à quoi ils ont résisté, en tant que peuple; c’est-à-dire en tant quentité exclue des centres de décision et ne pouvant peser sur le cours de l’histoire qu’à travers I’addition des intelligences individuelles. Nous demandons à l’Européen d’être peuple et non Etat, et non représentant désolé des pouvoirs. Nous lui demandons de ne pas être un oncle Tom version toubab : un petit-fils de mineur parlant le langage des maitres qui programmèrent l’agonie pulmonaire de son ancêtre. »

Mais comment faut-il prendre le mot culture ? L’anthropologue américain Edward T. Hall a expliqué de manière convaincante qu’on ne peut pas en donner une définition définitive, car cette notion recouvre trop de choses. Nous ne faisons pas ici de I’anthropologie, nous ne nous interessons pas aux cultures au sens de moeurs, d’habitudes inconscientes, de limites, de tabous, etc. qu’il nous faudrait décrypter. Sous le terme de culture, nous entendons l’ensemble des pratiques héritées, transmises et transformées au sein d’une communauté et par cette communauté, en famille ou dans les lieux publics (par opposition aux institutions dirigées et animées par des professionnels). Nous parlons de cultures populaires au sens de cultures apprises, agies en famille, dans les rues, dans les cafés, les fêtes traditionnelles. Nous parlons de culture non dans le sens de cette culture qui fait des gens «cultivés», mais de cette culture qui fait des gens «cultivant», acteurs de leur culture.

Dans une société productiviste et d’accumulation, où le travail est soumis aux impératifs du marché, les pratiques et expressions artistiques populaires n’ont aucun rôle à jouer, si ce n’est, éventuellement, de distraire pendant le temps de repos. Ils ne permettent certainement pas d’accélérer les cadences de travail. Ce sont même des pratiques ennemies. Les expressions artistiques populaires sont inutiles et suspectes. Même leur simple évocation dans un débat politique prête à rire ou à la suspicion y compris chez ceux qui se proclament les ennemis du système.

A l’inverse, dans une société où le monde est perçu comme un organisme vivant, complexe et dont la connaissance n’est pas close, où les saisons comptent, les expressions artistiques populaires restent vitales pour penser et organiser la vie en commun.

Si on abandonne toute hypothèse essentialiste, une autre voix peut se faire entendre. Les Européens ont peut-être eu des cultures populaires qui ont, en grande partie, disparu, mais cela n’est finalement pas très grave et ne vaut pas la peine qu’on remue un lointain passé. Ne pas ressentir le désir de s’arrêter, de s’interroger sur cette perte, implique qu’on ne la ressent pas dans toute sa violence destructrice. Comment pourrions-nous alors prétendre soutenir ceux qui se battent aujourd’hui pour préserver leur mode de vie, leur culture et son devenir?

Quel est ce groupe humain étrange capable d’un côté de se battre pour que d’autres sauvegardent leur mode de vie, leur culture, mais incapable, par ailleurs, de parler des siens ou, du moins, de ressentir leur absence comme une perte? Combien de fois a-t-on entendu expliquer: «Oui, sans doute, nous avons perdu des liens, mais c’est la rançon de la modernité, du progrès, etc. » Tout cela dit sans passion, sans intérêt, sur le ton du professeur «je sais tout». La destruction de la culture serait donc chez les autres un drame atroce, mais chez nous presque rien: une rançon. S’il y a eu rançon, c’est qu’il y a eu gain en échange.

A ce point, monte en moi le désir de m’extraire. Mais alors mon monde se réduirait encore plus. Aussi, je préfère lire dans la volonté de soutien des militants européens le signe d’une nostalgie inconsciente pour quelque chose de similaire à ce que ceux qu’ils soutiennent possèdent encore. Je comprends finalement le désintérêt de l’Européen pour son passé où est enterrée l’histoire de sa dépossession culturelle. Car ce passé ressemble à un à un vide. Et le vide est a priori ennuyeux, voire mortel. Les miens sont d’abord des êtres blessés, diminués, même si cela se révèle parfois au grand jour de manière grossière ou grotesque.

Il a fallu une terrible déculturation pour en arriver à danser la danse des canards devant des Maliens. Il a fallu qu’il nous arrive quelque chose de particulièrement violent.

Nous devons trouver le chemin qui nous permettra de recréer une mémoire collective, de nous trouver. Pour cela, nous pouvons commencer par écouter Aimé Césaire :

« J’entends la tempête. On me parle de progrès, de «réalisations», de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes. Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, des cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées. Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, I’agenouillement, le désespoir le larbinisme.»

Ces mots ne m’évoquent pas seulement les Africains ou les Océaniens. Chez eux, ce qui me frappe le plus est le courage à une misère imposée, face à des crimes qui les ont saignés pour des siècles. Ce sont des femmes et des hommes encore en péril certes, mais encore debout. Paradoxalement, peut-être, ces mots de Césaire m’évoquent d’abord les Europeens!

C’est l’Européen qui ressemble finalement le plus aux portraits qui sont faits du colonisé. Aussi devons-nous apprendre à répondre au militant autochtone de Colombie qui s’étonne que nous n’ayons que notre soutien à apporter aux autres. Comprendre ce qui nous a été fait impose d’étudier comment cela nous travaille dans nos corps, nos langages, nos manières d’être au monde, au quotidien, dans la manière dont nous ne savons pas être ensemble, la manière dont nous savons avec tant de talent nous déchirer, nous rejeter les uns les autres dès le balbutiement de la moindre résistance. Comment ce qui nous a été fait nous travaille jusque dans ces instants où nous essayons de penser et nous organiser. La réponse n’est certainement pas seulement l’histoire. Elle doit d’abord être trouvée dans ce que nous appelons le quotidien, où s’inscrit dans nos corps I’histoire de l’occidentalisation. Fait étrange autant qu’odieux le mot «quotidien» veut aussi dire «banalité». Il faut pourtant apprendre à le faire parler, à lui faire la solitude, I’ennui, le ridicule, les frustrations et la hargne qu’il porte en lui.