extrait du livre Pour une sociologie des tentatives, faire monde depuis nos vies quotidiennes de Louis Staritzky aux éditions du commun
4ème de couverture :
Se mettre en recherche collectivement, faire enquête depuis nos milieux de vie, est une manière de ne pas se laisser déposséder de nos capacités à analyser, raconter et transformer nos quotidiens. La sociologie des tentatives s’implique directement dans les expériences collectives et autonomes qui nous permettent d’entrevoir des mondes plus égalitaires et désirables. Elle est toujours mouvante, en composition-décomposition permanente, en train de bricoler des méthodes, des concepts, des manières de sentir-penser et d’agir qui élargissent la vision que que nous avons de la recherche. Défendre des sociologies des tentatives, c’est s’inscrire dans une histoire clandestine des sciences sociales qui émerge de la longue épopée des épistémologies minoritaires (féministes, décoloniales, autonomistes, queer …) et qui est toujours active dans nos expérimentations et nos luttes collectives …
Format livret :
d ou partir – les apports de la pensee decoloniale – livret
Format page par page :
d ou partir – les apports de la pensee decoloniale – page par page
Format à lire en ligne, issu du chapitre 5 : Cartographier nos dérives épistémologiques
Parallèlement à l’arrivée en France des théories critiques postcoloniales anglophones (en passant par le black feminism et les études queer) , les mouvements sociaux de 2005 avaient permis de faire émerger un courant d’analyse critique «par le bas » qui s’était alors développé en marge de l’université et du militantisme traditionnel de gauche à travers, notamment, «l’appel des Indigènes de la République » : « Discriminés à l’embauche, au logement, à la santé, à l’école et aux loisirs, les personnes issues des colonies anciennes ou actuelles, et de l’immigration post-coloniale sont les premières victimes de l’exclusion sociale et de la précarisation. Indépendamment de leurs origines effectives, les populations des « quartiers’ sont « indigénisées »,
reléguées aux marges de la société. Les « banlieues » sont dites « zones de non-droit » que la République est appelée à « reconquérir ». Contrôles au faciès, provocations diverses, persécutions de toutes sortes se multiplient tandis que les brutalités policières, parfois extrêmes, ne sont que rarement sanctionnées par une justice qui fonctionne à deux vitesses. Pour exonérer la République, on accuse nos parents đe démission alors que nous savons les sacrifices, les efforts déployés, les souffrances endurées …»
Ces types d’approche s critiques ont politisé les questions liées aux discriminations d’un point de vue différent des mouvements antiracistes antérieurs, notamment parce quelles insistaient sur le fait que ces revendications éraient directement formulées par les premiers concernés : l’immigration postcoloniale et ses descendants. Ces différents groupes (Mouvement de l’immigration et des banlieues, parti des Indigènes de la République, Stop le contrôle au faciès, Comité Adama…) ont montré avec insistance que les quartiers populaires n’étaient pas des déserts politiques et ont tenté de mettre en lumière une histoire politique des banlieues et de l’immigration. Ces positions ont, elles aussi, trouvé un certain écho, bien que controversé et tumultueux, dans le débat à gauche puisque plusieurs publications sont parues à la même période que les traductions des études postcoloniales anglophones, chez des éditeurs similaires comme La Fabrique, Syllepse ou encore les Éditions Amsterdam.
Tout au long de mes études, j’ai été attentif à ces différents courants de mobilisation et d’analyse théorique caractérisés par une forte indépendance et volonté d’autoreprésentation. J’ai conscience que mon travail de recherche sur la ville s’ancre dans cette séquence politique et qu’il n’est donc plus question d’investir une recherche en quartier populaire comme on a Iongtemps pu le faire, c’est-à-dire en surplomb, en travaillant « sur» et non pas «avec» les personnes, en se situant systématiquement comme extérieur au lieu (et en taisant de cette extériorité un préalable méthodologique), en n’accordant pas aux gens une égalité d’intelligence, en pensant les habitants des quartiers comme dépolitisés, et en ne prêtant pas attention à la longue histoire de luttes et de mobilisations issue de ces territoires. Ici, les courants théoriques issus des études décoloniales ont joué un rôle particulièrement important pour nous aider à repenser et décoloniser nos pratiques et méthodes de recherche.
Dans son livre, La dignité ou la mort, Norman Ajari propose d’identifier, à juste titre, deux sources distinctes de l’émergence d’une pensée décoloniale en France : une première portée, depuis 2005, par les groupes militants des quartiers liés à cet antiracisme politique que nous venons de présenter et, une autre, relativement récente, mise en avant par certains universitaires français s’intéressant aux travaux de recherche latino-américains sur le décoloniale, notamment par les écrits du groupe « Modernité/Colonialité/Décolonialité » (avec plusieurs traductions récentes d’Arturo Escobar, Walter Mignolo, Aníbal Quijano…). «La compréhension de la notion de « décolonial » dans le contexte de l’espace public français implique de rompre avec certains réflexes de routine intellectuelle. Il est impossible ici, comme c’est le cas depuis environ une décennie autour des « études postcoloniales », de réduire l’émergence du décolonial à l’accueil fait dans les milieux académiques à un ensemble de travaux universitaires, de méthodes et d’hypothèses théoriques en provenance du continent américain. L’histoire récente rompt à deux titres avec ce précédent. Tout d’abord parce que ce mot circule moins dans les cercles universitaires que dans la société civile, et plus précisément dans des organisations et des groupes militants liés à l’antiracisme politique et à la défense des intérêts des descendants et descendantes de l’immigration postcoloniale. Ensuite, parce que tout porte à croire qu’il s’agit moins, dans le cas présent, d’un emprunt que d’une rencontre : il n’y a pas qu un seul et unique concept du décolonial qui aurait voyagé depuis son lieu de naissance (un groupe de recherches théoriques latino-américain) et se serait disséminé jusqu’aux activistes français. La a genèse du décolonial en France est distincte de celle du décolonial latino-américain ; ce qui ne signifie pas que les deux seraient hétérogènes et étanches. »
Norman Ajari précise ensuite que, si l’on peut bien défendre l’idée de deux sources distinctes d’une pensée décoloniale en France, force est de constater que les études décoloniales latino-américaines sont plus anciennes puisque le groupe « Modernité/Colonialité/Décolonialité » avaient, déjà en 1998, débuté son programme de recherche sur «la colonialité du pouvoir, la colonialité du savoir et de l’être, la décolonisation épistémique, le système monde moderne/colonial qui permettent de repenser de manière novatrice la longue histoire du continent – réinterprétation de la Conquête – et l’eurocentrisme en tant que forme de connaissance sur laquelle repose précisément le système-monde. »
Insistant donc sur le fait qu’il existe d’autres manières de penser, d’agir et de « faire monde » extérieures au cadre de pensée occidentale, les études décoloniales latino-américaines ont permis de mettre en lumière les expériences invisibilisées et les savoirs situés qui, depuis les Suds, font vivre des alternatives à la modernité . Ici se situe l’une des différences majeures avec les mouvements de gauche au Nord, qui tentent plutôt de militer pour des modernités alternatives qui ne rompent pas aussi nettement avec l’ontologie moderne occidentale. La rupture dont je parle ici n’est absolument pas abstraite. D’ailleurs, si nous devions établir une véritable différence entre pensée postcoloniale et décoloniale (ce qui n’est pas toujours évident), c’est que le second courant insiste bien plus fortement sur les mises en pratique concrètes d’une décolonialité du savoir et du pouvoir. Il y a un «agir » qui traverse la pensée décoloniale, qui me semble bien plus central que dans les études postcoloniales. Se dire décolonial c’est toujours, pour moi, s’employer à mettre en place, au quotidien, des pratiques de decolonialité dans les espaces dans lesquels nous nous trouvons, à partir de nos positions, et parfois, depuis nos privilèges. Comme l’évoque très bien Rachele Borghi, être décolonial « ce n’est pas qu’une question de point de vue, mais plutôt de points d’action ». Ainsi, en tant que chercheur, engagé dans des processus recherche-action, la pensée décoloniale ne m’invite pas seulement à une prise de conscience des rapports de domination épistémiques, et de mes propres privilèges au sein de ce système, mais, surtout, à penser à quels endroits et comment nous nous pouvons tenter de les déconstruire, d’inventer des devenirs pluriels et égalitaires. L’apport de ce courant de pensée a ainsi été crucial pour moi, en tant que chercheur blanc, inscrit en doctorat et travaillant en coopération avec des collectifs issus des quartiers populaires. Les questionnements que je découvrais devenaient alors très concrets, il s’agissait de savoir comment agir une décolonialité à ces endroits, à partir de mes (et nos) positionnements spécifiques. Comme le montre Rachele Borghi, la décolonialité nous renvoie ainsi «à une dimension « micro », la tienne, celle de ton corps, de ton espace, de ton contexte. En plus d’indiquer la volonté de sortir du colonialisme, ce terme renvoie à l’action constante de créer, expérimenter, mettre en avant des pratiques, des exercices visant à sortir de la colonialité et parvenir à la décolonialité » . Mon amie, Myriam Cheklab, qui travaille sur les pédagogies décoloniales, insiste aussi, dans sa thèse, sur cette dimension quotidienne et «micro » de l’approche décoloniale : «Pour moi, dit-elle, l’approche décoloniale nous parle d’une dimension plus existentielle du processus colonial. Elle prend en compte la manière dont les logiques coloniales viennent s’imprégner dans tous les aspects de la vie : dans les rapports de pouvoir, dans nos manières de penser, de voir les choses, dans nos manières de vivre, d’habiter, de consommer, de s’éduquer, de s’organiser. L’approche décoloniale ne s’en tient pas à l’analyse, elle implique l’action. Elle appelle un mouvement transformateur. Elle s’intéresse à la question du : Comment on fait maintenant que l’on sait tout cela ? L’approche décoloniale implique un basculement épistémologique, c’est-à-dire un changement de paradigme dans la manière de produire du savoir sur le monde .»
Ce basculement, dont parle Myriam Cheklab, a aussi été un lieu pour approcher différemment les questions écologiques. Avec la notion de colonialité de la nature, c’est une approche différente de l’écologie politique que nous découvrons, à travers une critique de la modernité comme lieu où s’est développée l’idée d’une maîtrise et d’un contrôle de la nature et, dans le meme temps, d’exploitation et d’esclavagisation de communautés humaines et non humaines. C’est ce que Malcom Ferdinand décrit très bien à travers la notion «d’habiter colonial » tel qu’il s’est inventé dans les Caraïbes lors de la colonisation européenne des Amériques. « Par ses principes, ses fondations et ses formes, l’habiter colonial joint les processus politiques et écologiques de la colonisation européenne. L’asservissement d’hommes et de femmes, l’exploitation de la nature, la conquête des terres et des peuples autochtones d’une part, et les déforestations, l’exploitation des ressources minières et des sols, d’autre part, ne forment pas deux réalités différentes mais constituent des éléments d’un même projet colonial. La colonisation européenne des Amériques n’est que l’autre nom de l’imposition d’une manière singulière, violente et destructrice d’habiter la Terre. Depuis 1492, cet « habiter colonial de la Terre » reproduit à l’échelle globale ses plantations et ses usines, ses dépendances géographiques et ontologiques entre métropoles et campagnes, entre pays du Nord et pays du Sud, ainsi que ses asservissements misogynes. Parallèlement à la standardisation de la Terre en monocultures, cet habiter colonial efface l’autre, celui qui est différent et qui habite autrement ». En décrivant cet « habiter colonial», Malcom Ferdinand nous montre les conséquences de cet impérialisme écologique qui, d’un point de vue ontologique, influe encore aujourd’hui, sur nos manières de voir la Terre et ses habitants. Il reprend alors à Donna Haraway et Anna Tsing la notion de Plantationocène, pour montrer comment le modèle de la plantation a constitué un basculement écologique, qui régit nos modes de vies actuels et nos manières d’habiter la terre. Se défaire de cette économie globale de plantation c’est donc travailler, à toutes les échelles possibles, notamment celles d’une recherche-action existentielle et indisciplinée, l’habiter colonial.
C’ est se réapproprier ou inventer une écologie de l’attention singulière qui prenne en compte l’épaisseur de ce que recouvre, aujourd’hui, le modèle de la plantation…