Autonomie et autodétermination

Texte extrait du livre Matérialismes Trans, sous la direction de Pauline Cloche et Noémie Grunenwald aux éditions Hystériques AssociéEs.

Dans cet article, Severine Batteux se questionne sur les conditions de l’autodétermination des sujets d’une lutte transfeministe antiraciste, faisant entendre leur parole sans pour autant tomber dans le piège de l’essentialisation de leur position. Ce texte se penche sur les moyens d’organiser une lutte transféministe antiraciste autonome, permettant de passer « de l’expérience vécue à la politisation de l’expérience ».

Refusant la psychologisation des réalités trans les réduisant à des questions d’identité, cet ouvrage assume une perspective féministe matérialiste: il s’agit d’aborder les conditions sociales des personnes trans, leurs positions dans les rapports sociaux de sexe, de race et de classe, ainsi que leurs inscriptions dans les mouvements féministes.

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Extrait d’une intervention de Pauline Cloche

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INTRODUCTION

Les notions d’autonomie et d’autodétermination sont couramment employées dans les discours politiques qui parlent d’émancipation collective, car ce sont deux manières de désigner l’idée de liberté. Leurs significations varient de manière importante en fonction des usages qui en sont faits: quoi de commun entre l’autodétermination des Nations- unies, comprise comme le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », et l’autodétermination dans les luttes trans, entendue comme le droit des personnes trans à choisir leur état civil sans l’avis du médecin ou du juge? Loin de proposer un tableau exhaustif des sens que peuvent revêtir ces termes, il s’agira dans cet article de proposer un examen critique des notions d’autodétermination et d’autonomie dans une perspective circonscrite, transféministe et antiraciste.

Ma réflexion part d’un double constat à propos des discours politiques sur les personnes trans racisées en France:

1) L’urgence de la situation de ce groupe social, confronté à la précarité, à un fort taux d’incarcération, à la difficulté d’accès à la santé, à l’éducation, au logement et au changement d’état civil, est reconnue dans la plupart des revendications trans.

2) Des groupes associatifs ou collectifs, dont certains en non-mixité, se sont formés en France au cours des dernières années autour de l’idée de faire valoir la spécificité des problématiques rencontrées par les personnes trans racisées.

Or, ces observations ne sont pas sans soulever un certain nombre de problèmes. Le premier tient à la difficulté de prendre la mesure, au niveau national, des effets de la domination des personnes trans racisées en France: le nombre limité de statistiques publiques à ce sujet nous conduit à mesurer le phénomène via le travail associatif de terrain. Le second tient aux conditions de la représentation politique des personnes trans racisées en France: qui est à même de parler en leur nom? Ce groupe social est-il suffisamment uniforme pour considérer que toute personne trans racisée est légitime pour définir les enjeux politiques qui concernent le groupe dans son ensemble ?

Pour commencer à répondre à ces questions, il me semble crucial de libérer un espace de réflexion théorique sur ce que serait un transféminisme anti raciste en France. Cette entreprise va de pair avec la remise en question d’un certain nombre de discours qui ne peuvent pas rendre compte de la situation d’oppression des personnes trans racisées.

La critique portera sur deux points, respectivement associés à l’idée d’autodétermination et à celle d’autonomie.

1) Quelles sont les conditions de I’autodétermination des sujets d’une lutte transféministe anti- raciste ? Comment penser une théorie cohérente de l’émancipation des personnes trans racisées qui conjuguerait l’exigence de faire entendre leur parole et le refus de l’essentialisation de leur position?

2) Comment organiser une lutte transféministe antiraciste autonome? Comment passer de l’expérience vécue à la politisation de l’expérience?

I-DÉCOLONISER

Il est bien connu de l’ethnologie et du militantisme queer que l’expérience de la non-conformité au genre ne s’arrête pas aux frontières de I’Occident. ll semble même que la référence à des positions sociales qui se situent à côté de la bicatégorisaion des sexes est un passage obligé du mémoire d’ethnologie du genre ou de la brochure militante. « Berdaches », « Two-spirits », « Hijras », « Kathoeys », sont ainsi présenté.e.s comme les exemples les plus frappants du fait que la binarité du genre n’est pas une donnée naturelle, ou qu’il faut la dépasser. Ces mentions répétées posent des problèmes théoriques et pratiques.

Quelle intention régit I’utilisation d’exemples de non-conformité dans le genre en dehors de l’Occident ? Le principe de l’argumentation est le suivant: pour contester I’idée que le découpage des sexes en deux classes – hommes et femmes – est une détermination naturelle, il faut exhiber des positions sociales en dehors de cette bicatégorisation dans d’autres cultures. Les exemples de non-conformité dans le genre en dehors de I’Occident mettent à mal l’idée que le sexe est par nature le support d’une division des êtres humains en deux classes. Dans la mesure où sa définition varie d’une culture à l’autre, on peut affirmer que la bicatégorisation du sexe est une construction historique. Cette démarche semble cependant se heurter à l’intraductibilité d’un système de genre culturel à un autre, et plus précisément du système occidental de bicatégorisation du genre à des systèmes de genre qui régissent les rapports sociaux dans des sociétés postcoloniales. Face à la marginalisation des situations de non-conformité supposée dans le genre, le message politique qui est proposé est lui-même réducteur. Il oscille entre l’affirmation universaliste de l’existence de transidentités en dehors de l’Occident, et un relativisme culturel qui prétend voir dans l’existence de positions sociales en dehors de la bicatégorisation au sexe propre à l’Occident la preuve de son artificialité.

Relativisme et universalisme sont ici deux positions complémentaires qui font de la non-conformité supposée au genre une réalité qui ne peut être mesurée que depuis une norme occidentale. On manque ici une logique néocoloniale dans l’imposition d’un lexique trans issu de l’Occident à des sujets issus de sociétés postcolonisées.

« Les personnes blanches appellent couramment ces personnes « berdaches », si elles ont un appareil génital mâle, et « amazones » si elles ont un appareil génital femelle. Mais ces termes sont offensants dans la mesure où il s’agit de mots étrangers correspondant à des références blanches et qui ignorent les traditions autochtones. Je préfère le terme Sioux « winkte » pour parler des personnes qu’on appelle «m2f» en anglais (homme vers femme) et « kurami » (du Yuma kne’rhame) pour « f2m » (femme vers homme). Bien que ces termes autochtones puissent recouvrir la terminologie utilisée par la société dominante, ils ne lui sont pas identiques car les conceptions autochtones du genre et de l’identité sont très différentes de celles de la culture dominante. » (1)

Définir par leur transidentité les sujets postcoloniaux perçus depuis l’Occident comme non conformes dans le genre, c’est imposer une conception occidentale du genre à des systèmes de genre non occidentaux. Pour analyser ce geste, c’est pourtant moins à une théorie du relativisme culturel qu’à l’histoire coloniale qu’il convient de se rapporter. L’étymologie d’un terme comme « berdache » est significative, comme le rappelle Maud-Yeuse Thomas (2) quand elle se réfère aux travaux de l’historienne Pierrette Desy:

« Le mot berdache, tel qu’on l’emploie en anthropologie, vient du français bardache. Selon le Littré, c’est un terme obscène qui désigne « le mignon ou le giton». Avec les variantes bardash et berdash, il a été repris par les voyageurs français et canadiens pour nommer les homosexuels aborigènes d’Amérique du Nord. L’Occident transforme le two-spirit, cet « esprit double », en berdache homosexuel et le système spirituel des sociétés chamaniques en sociétés de sauvages. L’origine du berdache et de la figure trans sont communes à l’aire occidentale. »

La condition essentielle d’une autodétermination des personnes trans racisées est le refus d’une logique coloniale qui intègre sous une catégorie trans, issue de I’Occident, les sujets postcoloniaux supposés non conformes dans le genre. Cet acte pourrait être qualifié de violence épistémique, concept forgé par Gayatri Spivak pour désigner les dispositifs discursifs mis en place par l’Occident pour marginaliser les voix des sujets postcolonisés. En prétendant décliner leurs concepts à travers toutes les cultures, les intellectuels occidentaux font revêtir les habits de l’universalité à leur situation historique particulière. Il faut néanmoins préciser que le fait trans ne se limite pas à sa définition institutionnelle et juridicomédicale, celle du diagnostic de transsexualisme et de l’état civil, mais s’étend aux discours politiques des militances trans occidentales elles-mêmes. Considérer par exemple que l’existence de situations de non-conformité dans le genre en dehors de l’Occident est une preuve du caractère non naturel de la binarité du genre n’échappe pas à cette critique. (3)

Une réflexion sur la violence épistémique de l’imposition de la catégorie trans dans l’oubli de l’histoire coloniale du genre resterait incomplète si on n’y ajoutait pas le constat que le remplacement des systèmes de genre précoloniaux a eu lieu. Les cultures qui ne s’organisaient pas autour de la bicatégorisation du sexe ont abandonné leurs systèmes de genre sous l’influence de la colonisation. Il serait illusoire de vouloir retrouver intact un système culturel précolonial: les sociétés poscoloniales ont intégré aux pratiques de non-conformité dans le genre des éléments issus de l’histoire occidentale du fait trans, comme la poursuite d’une transition médicale depuis de nombreuses années. (4)

Seul un essentialisme exotisant souhaite trouver des eldorados du genre là où la colonisation a laissé des systèmes de genre complexes, où coexistent des catégorisations pré- et postcoloniales: des femmes transsexuelles et des hijras, des two-spirits et des personnes transgenres.

On voit combien le projet de décoloniser le transféminisme est indissociable d’une réflexion sur l’histoire du genre et du fait trans. Loin de se limiter au récit du rôle déterminant des femmes trans racisées à Stonewall, une militance trans antiraciste décoloniale implique un retour sur la manière dont le système sexe-genre propre à l’Occident est devenu hégémonique.

II- DÉPSYCHOLOGISER

On ne peut parvenir à une compréhension politique de l’expérience trans tant qu’on la confond avec un phénomène psychologique. A ce titre, je crois qu’il faut prendre des distances avec un réseau conceptuel utilisé pour rendre compte du fait trans.

La critique de leur psychologisme n’a pas pour fin de nier le fait que les individus ont un vécu subjectif, mais de ramener l’explicitation de ces vécus à la position sociale. Nulle expérience ne doit être soustraite à une analyse sociale si l’on souhaite rendre compte d’une situation politique et sociale de domination.

Plusieurs dispositifs théoriques utilisés pour décrire les réalités trans ont pour principe une scission dans la compréhension du genre chez les personnes trans. Il y aurait ainsi une séparation entre l’identité de genre et l’expression de genre, c’est-à-dire entre une forme de conscience personnelle du genre et un aspect externe; ou encore une scission entre le sexe assigné à la naissance et l’identité de genre, c’est-à-dire entre une identité officielle, imposée par l’institution médicale et administrative, et une identité intime. Une personne trans serait alors une personne dont l’identité de genre n’est pas en conformité avec l’expression de genre, ou dont l’identité de genre ne correspond pas au sexe assigné à la naissance. Ces deux régimes de scission ne sont pas identiques. Si on fait la différence entre identité et expression de genre on peut considérer qu’une personne trans peut ne plus être trans si elle parvient, au terme d’une transition, à mettre en adéquation son identité de genre et son expression de genre. A l’inverse, une personne qui effectuerait ce genre de démarche resterait trans dans le second modèle de séparation, parce qu’elle ne peut supprimer son assignation à la naissance à moins de considérer que son assignation n’est que constituée par son état civil. Dans ce cas, ce serait le changement d’état civil qui validerait la sortie d’un statut social trans.

Quelle est la relation entre les deux termes de la séparation? Dans ces deux régimes de séparation, une différence est établie au sein du genre entre ce qui relèverait du ressenti, l’identité, et ce qui relèverait du manifeste, l’expression ou l’assignation.

Ma thèse est que cette division est psychologisante et nuit à une compréhension politique et sociale du fait trans. Dans cette compréhension du genre, le ressenti consisterait en une vérité de l’individu contre une perception sociale, validée par autrui, aussi bien dans le cadre de l’assignation que de l’expression de genre. La construction d’un moi sexué se heurterait ainsi toujours à la contradiction entre une perception interne et une perception externe, dans la dramaturgie urbaine du regard des autres. Cette opposition est de nature libérale: si l’identité de genre doit être reconnue, respectée et défendue, c’est pour préserver le bien-être d’un individu auquel on reconnaît certains droits subjectifs ; mais cette approche n’ouvre aucune perspective au sujet des expériences de domination qui relient les sujets trans comme classe.

En faisant de la psychologie individuelle le modèle de la compréhension du genre, cette division préserve le système sexe-genre lui-même : tant que la défense de l’identité de genre comme droit subjectif est la seule perspective politique, le genre devient un caractère positif, qui correspond à des identités de genre, voire des genres, qui appartiennent aux individus (« c’est mon genre »), et non plus le nom d’un système normatif qui prétend justifier des situations de domination sociale par une physionomie. Les principes de Yogyakarta, adoptés par le Conseil des droits humains des Nations unies en 2007 définissent l’identité de genre de la manière suivante :

« L’identité de genre est comprise comme faisant référence à l’expérience intime et personnelle de son genre vécue par chacun, qu’elle corresponde au sexe assigné à la naissance, y compris la conscience personnelle du corps (qui peut impliquer, si consentie librement, une modification par des moyens médicaux, chirurgicaux ou autres) et de l’apparence ou des fonctions corporelles par d’autres expressions du genre, y compris l’habillement, le discours et les manières de se conduire ». La séparation établie entre l’« expérience intime et personnelle de son genre» et les « expressions du genre » fonde ici la volonté de poursuivre une transition, déclinée entre un plan médical et un plan socioculturel.

Contre une division du genre entre le ressenti et le manifeste, entre I’individuel et le collectif entre l’intime et le public, il me semble crucial de réaffirmer l’unité du genre comme rapport social. Le genre est un rapport social, historiquement constitué, qui régule la division des êtres humains en deux sexes, et qui se traduit par la mise en place de procédures de contrôle et de conformation des corps jugés déviants par rapport à cette bicatégorisation. Une définition de ce type ouvre la possibilité de s’interroger sur les ressorts de l’oppression des personnes trans. On peut ainsi s’interroger sur les raisons de la prévalence importante du virus du VIH-Sida parmi les personnes trans (5). Ou encore sur les conditions d’incarcération des femmes trans racisées, placées dans des lieux de détention pour hommes, où elles sont confrontées au danger permanent d’une agression (7). Ou encore sur les difficultés d’accès à l’emploi, au logement, à l’éducation, à la santé dont sont victimes les personnes trans. Ces différents phénomènes caractérisent la situation d’oppression des personnes trans en tant que classe. Au sein de cette classe, des hiérarchies existent : il est aujourd’hui bien connu que les femmes trans racisées forment la population la plus précarisée au sein de la classe des personnes trans, même si la réalité complexe de cette situation de domination est souvent résumée à quelques statistiques sur les meurtres des femmes trans racisées aux Etats-Unis. Contre une vision qui réduit les femmes trans racisées à des victimes sacrifiées dont le nom sera prononcé le seul Jour du souvenir trans, il s’agit de travailler à la mesure effective de la situation de domination des femmes trans racisées et de soutenir les projets militants qui luttent contre leur précarisation: missions de prévention du VIH-Sida, notamment auprès des travailleuses du sexe, procédure de changement d’état civil libre et gratuit sur simple déclaration, mais aussi procédure d’accueil des personnes sans papiers/migrantes, organisation de visites en prison. C’est au prix de ce changement de perspective, qui se constitue dans le refus du psychologisme et de I’individualisme libéral, que peut se réaliser le passage d’une auto-identification à une autodétermination des personnes trans. L’autodétermination est une lutte : celle du développement d’une conscience de classe contre la domination du genre. Encore faut-il préciser les conditions de ce développement: comment faire entendre la parole des personnes trans sur leur propre situation de domination? Comment passer de l’expérience vécue à la politisation de l’expérience?

III. S’ORGANISER

L’idée selon laquelle ce sont les dominé.e.s qui sont les plus aptes à rendre compte de leur situation de domination, et que leur parole doit être privilégiée sur celles des dominants, est un principe important dans la construction historique des luttes marxistes et féministes. Dans Histoire et conscience de classe (1923), Lukács expliquait que le prolétariat est héritier d’un certain point de vue sur le monde social qui lui donne un privilėge épistémologique. Percevoir d’autres réalités que celles de la culture bourgeoise permet selon lui de construire une représentation plus juste de la réalité. Le courant féministe de l’épistémologie du point de vue a repris et développé cette idée en soulignant sa double dimension critique et constructive (8). Tout discours situé doit interroger les conditions matérielles et sociales dans lesquelles il s’énonce, ce qui appelle une réflexivité critique accrue de la part des chercheur.e.s sur leur propre position de domination. L’introduction de points de vue marginalisés peut transformer la manière dont les objets sont construits et atteindre un niveau plus élevé d’objectivité. Dans Les Subalternes peuvent-elles parler ?, Spivak définit la subalternité comme l’impossibilité de se faire entendre pour les femmes des Suds, du fait de dominations tant matérielles qu’épistémiques. Surexploitées dans la division internationale du travail, n’ayant pas accès au consumérisme, ni aux institutions de production et de diffusion des savoirs, les subalternes ne sont ni sujets dans les discours impériaux hégémoniques, ni dans les discours patriarcaux locaux.

 » La trace de la différence sexuelle, dans l’espace du parcours effacé du sujet subalterne, est doublement effacée. La question n’est pas celle de la participation féminine à l’insurrection, ni des règles de base de la division sexuelle du travail, pour lesquelles on dispose de « preuves ». Elle est plutôt que la construction idéologique du genre, en tant que, à la fois, objet de l’historiographie coloniale et sujet d’insurrection, préserve la domination masculine. Si dans le contexte de la production coloniale, les subalternes n’ont pas d’histoire et ne peuvent pas parler, les subalternes en tant que femmes sont encore plus profondément dans l’ombre. » (9)

Les subalternes ne voient s’ouvrir à elles que des régimes d’expression imparfaits : comment faire écouter une parole postcoloniale, qui se heurte à l’effacement de sa propre histoire par la violence épistémique de l’impérialisme, et qui est aussi occultée par les récits locaux de l’insurrection. L’accent mis sur la construction idéologique du genre qui prend ici une importance primordiale suggère un rapprochement. Les sujets trans racisé.e·s semblent partager cette position paradoxale : soit leur situation est résumée, depuis une position universaliste, à une série de faits statistiques déconnectés de la « construction idéologique du genre » qui les structure, soit la lutte prend la forme d’une réflexion sur des systèmes de genre précoloniaux désormais inaccessibles. Si les personnes trans racisées ne peuvent parler en leur propre nom, alors leur vécu sera ignoré et on se repliera sur des caractères matériels de l’oppression au mieux, sur des discours misérabilistes au pire.

Ces difficultés mettent en lumière la nécessité de bénéficier de structures adéquates à l’autonomisation d’une militance trans décoloniale. Si les personnes trans racisées ne peuvent accéder à la lutte qu’à la condition de représenter une « identité marginalisée » ou d’apporter des critiques visant à accroître l’objectivité de discours qui ne les concernent pas, il ne leur est pas possible d’accéder à une politisation de leur expérience. Contre cette vision qui réduit les personnes trans racisées à un rôle de consultation, il convient de prendre la mesure de la double violence épistémique qui les vise. Les personnes trans comme les personnes racisées ont éte historiquement constituées comme des objets de science par l’impérialisme occidental : la médecine, la biologie, la psychiatrie, la science coloniale, l’ethnologie ont été les responsables de cette objectivation. La réalisation de l’autonomie des personnes trans racisées ne pourra s’effectuer qu’en renversant ce geste : loin de se limiter à une simple critique académique, la remise en question de l’hégémonie de ces disciplines sur le fait trans et la parole postcoloniale constitue aussi une lutte politique, dans la mesure où elle constitue un front de revendications collectives. Par exemple, la lutte pour la dépsychiatrisation des personnes est une lutte indissociablement théorique et pratique contre la réduction du fait trans au diagnostic de transsexualisme: il s’agit tout autant de s’affranchir de certains concepts et discours transphobes de l’institution psychiatrique que de refuser l’expertise d’un psychiatre dans une démarche légale de changement d’état civil. Pour rendre possible la parole des personnes trans racisées, il faut la libérer des structures d’objectivation qui la réduisent au sujet d’étude ou au témoignage.

De manière symétrique, les femmes trans racisées tendent à être définies comme les sujets par excellence de la lutte révolutionnaire parce qu’elles représentent les «identités les plus marginalisées» aux yeux d’un militantisme libéral. Cette approche, qui prétend défendre l’empowerment des personnes trans racisées, n’est bien souvent qu’un vœu pieux. En cantonnant les femmes trans racisées, soit à la fonction de victimes sacrificielles, soit à une identité esthétisée de «queen», on fait mine de les considérer comme des sujets-en-lutte, quand bien même ces approches ne les considèrent jamais comme de véritables sujets politiques. Contre ces constructions idéologiques qui nous réduisent à des cautions militantes dans une représentation dont les règles nous échappent, il s’agit de dénoncer la fétichisation d’une position sociale au service de son instrumentalisation. La critique théorique et pratique de l’objectivation du discours scientifique et de la fausse subjectivation du libéralisme politique sont un commencement possible de la lutte transféministe décoloniale.

 

NOTES

1. « lt is common for white people to refer to these people as « berdache » if they have male genitalia, and as « amazons », if they have female genitalia, but these termes are offensive, being foreign terms that depend upon white standards of reference, and which ignore Native traditions. I prefer to use the Sioux word « winkte » for those people who are described in Enqlish as m2f (male to female) and kurami » (from the Yuma kwe’rhame) for people whoTZm (female to male). However, while these Native terms Overlap in meaning with terminology used by the dominant Society, they are not ídentical because Native concepts gender and identity differ in significant ways from the dominant culture », Gary Bowen. « An entire rainbow of Possibilities » in Leslie Feinbera. Trans Liberation: Beyond Pink or Blue, Boston, Beacon Press, 1998, p. 65.

2.  Maud-Yeuse Thomas, « Regard pour une socioanthropologie du fait trans », Miroir/miroirs, hors-série n’2, décembre 2014, p. 40.

3. « Le saviez-vous ? Notre système de genre binaire femme-homme n’est pas universel. Il a existé et il existe encore aujourd’hui des cultures qui reconnaissent plus que deux genres » pouvait-on ainsi lire sur un tract du cortege non-binaire de l’édition 2016 de l’Existrans, marche des personnes trans et intersexes à Paris.

4. Il n’est évidemment pas question ici de prétendre que le fait trans est une création de l’institution médicale via le diagnostic de transsexualisme, mais de souligner que l’hormonothérapie féminisante masculinisante est une pratique historiquement liée à l’aire occidentale.

5. Selon la Conférence annuelle sur les rétrovirus et les infections opportunistes (enquête INSERM de 2010), l’épidémie du VIH Sida est importante chez les personnes trans MtF. La prévalence va de 10,9 % pour des MtF nées à l’étranger, 17,2 % pour les MtF ayant été en situation de prostitution et 36,4 % pour les MtF nées à l’étranger et ayant été en situation de prostitution. Selon les chiffres de la Santé publique, sur la période 2012-2016, 46 cas de VIH ont été déclarés chez des personnes trans, dont 40 femmes. La plupart sont nées à l’étranger dont 26 sur le continent américain, essentiellement en Amérique latine. 61 % ont ete diagnostiquées en Ile-de-France. 5 cas de contamination ont concerné des hommes trans ou autres personnes Ft.

6. Voir par exemple le brochure  femmes trans en prison

8. Voir par exemple Nancy Hartsock, « The feminist standpoint : developping the ground for specific feminist historical materialism » in Linda Nicholson, The Second Wave: a Reader in Feminist Theory, New York, Routledge, 1997, p. 216-240.

9. Gayatri Chakravorty Spivak, Les Subalternes peuvent-elles parler ?, trad. fr. Jérôme Vidal, Paris, , Amsterdam, 2009.