Rester barbare

Texte extrait du livre Rester barbare de Louisa Yousfi, paru en 2022 aux éditions la Fabrique.

Dans ce chapitre intitulé « Noir tue Blanche », Louisa Yousfi , journaliste et militante décoloniale, suit la trame du récit de Chester Himes dans lequel Jesse Robinson tue Christina Cummings : « Je suis nègre. Je viens de tuer une
Blanche » écrit-il.

L’autrice se sert de ce drame afin de poser la question suivante : « Comment
ça se fait que nous soyons si immoraux, si violents, si chtarbés sous nos
crânes ? » (p. 31). Pour répondre à cette question, la sociologie avance généralement l’idée selon laquelle l’ « ensauvagement » est le produit d’une intégration qui a échoué ; les indigènes ne seraient barbares que parce qu’ils ne sont pas assez intégrés, pas assez écoutés. Mais Louisa Yousfi refuse ce paternalisme dans lequel la blanchité garde le beau rôle en se posant en sauveur d’indigènes éternellement relégués au statut de victimes. Non, « les barbares ne sont pas des sauvages qu’il aurait fallu moins fouetter, moins humilier, et davantage câliner. » (p. 32).

 

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Yousfi – Rester barbare (livret)

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Le racisme bousille ses victimes pour qu’elles se comportent exactement comme le prédisait le grand récit de l’Empire, comme une altérité brutale et vengeresse, comme des primitifs… Mais la plume de Chester Himes ne se contente jamais de traiter la question. Elle pénètre ses contradictions, devient la contradiction. Sa vérité brûle les yeux. En faisant advenir un meurtre racial à l’endroit de ce qu’il présente comme la résolution d’une logique inévitable, Chester Himes récupère les codes du tragique littéraire pour les appliquer à la question raciale. Ce n’est plus « Vénus tout entière », mais la haine raciale tout entière « à sa proie attachée ». SI la formule permet à Racine de tenir sa Phèdre « responsable mais non coupable » de son péché, Chester Himes s’autorise le même traitement pour son héros, négociant néanmoins une originalité : le destin de Jesse Robinson n’est inscrit dans aucun ciel. Il est le fruit d’un destin immanent. Le racisme est la figure moderne du destin. Et ses victimes, les héros tragiques de notre temps.

Dès lors, quand on veut résumer ce qu’on suppose être « la thèse » de l’œuvre de Chester Himes, on dit : le racisme, en abîmant l’âme de ses victimes, en faisant grossir en elles un monstre furieux, en les ensauvageant, fait advenir la menace qu’il prétend combattre et, par là même, assure sa perpétuation.

Cela est juste. Mais quand on y réfléchit davantage, on réalise que ça ne suffit pas à lui rendre justice. En fait, c’est même indigne de lui et de sa lucidité incendiaire. Pour s’en convaincre définitivement, il suffit d’apercevoir à quel point cette lecture rassure tout le monde. Comme elle fait redescendre la tension d’un cran. Elle est peut-être « originale », voire « audacieuse », mais elle ne rompt avec rien. Elle permet même des passerelles. Ah les passerelles… De l’autre côté de l’une d’entre elles, pas si loin donc, on aperçoit toute une clique de sociologues qui acquiescent. Tous ceux qui travaillent sur la question, comme ils annoncent pudiquement, pour ne pas dire : sur notre laideur. Comment ça se fait que nous soyons si immoraux, si violents, si chtarbés sous nos crânes ? Elle est là, leur foutue question. S’ils se permettent cependant de la poser, c’est qu’ils estiment que la réponse qu’ils apportent ruine tout suspicion de malveillance de leur entreprise. Et cette réponse, il ne manquerait plus qu’ils la lisent, validée et cautionnée par le grand spécialiste des tares de sa propre race : Chester Himes en personne. Nos crapuleries, nos turpitudes, notre prétendue prédisposition à cumuler tous les vices de l’humanité, à céder à nos atavismes belliqueux, à battre ceux que nous aimons, femmes et enfants, à zoner dehors à la recherche du crime, à tirer dans la masse, à lyncher des homos et à cracher sur les juifs, ce ne serait rien qu’une histoire de manque. Toutes ces choses dont nous aurions manqué, toutes ces opportunités qui ne se seraient pas présentées, toute cette reconnaissance dont nous aurions été privés, tout cet amour que nous n’aurions pas reçu. Et leur compassion dégoulinante lorsqu’ils croient ainsi nous rétablir dans notre dignité, lorsqu’ils tremblent d’émotion en déployant le triste récit qu’ils font de nous : nous serions restés à l’âge où l’amour nous a manqué. C’est qu’ils tiennent à comprendre : pourquoi sommes-nous si laids, et eux si beaux ? Est-ce qu’ils se voient poser ainsi la question ? Non, évidemment. Ils ont une langue toute faite pour éviter le miroir. Mais nous qui vivons dans l’inframonde et son infralangue, nous savons les traduire.

Remballez vos larmes. Les barbares ne sont pas des sauvages qu’il aurait fallu moins fouetter, moins humilier, et davantage câliner ; des sauvages que la civilisation aurait laissés de côté. Observez comme ils se croient au sommet de la critique lorsqu’ils défendent cela, lorsqu’ils avancent que nous ne sommes que la somme de nos frustrations, que ce que leur monde n’a pas voulu nous donner. Faussement habiles, ils prétendent nous défendre en plaidant notre vulnérabilité, notre démence, notre irresponsabilité, notre bestialité. Après tout, on ne juge pas un homme et un animal de la même façon, non ? Ils se croient malins comme des avocats, mais nous condamnent comme des juges à demeurer des victimes, leurs victimes, dénuées de sophistication morale et d’épaisseur psychologique. C’est leur grande découverte : notre « ensauvagement », disent-ils, c’est l’intégration qui a échoué. Pour nous sauver de nos monstres, il faudrait mieux nous intégrer, nous laisser enfin asseoir à leur table, et nous traiter avec un soin particulier. Comme des enfants ou des malades. Des petites vies cassées, des réfugiées. Et malheureux barbare celui qui déclinerait l’invitation !

[…]

L’ensauvagement est un processus intégrationniste. En quoi cette formule diffère-t-elle fondamentalement des mauvaises plaidoiries qui posent la violence des barbares comme le ravage produit par le système raciste ? Ils diront qu’on chipote comme chaque fois que nous tâchons de parler de notre dignité. Mais la différence est bel et bien de taille. C’est même un contresens. Dire l’ensauvagement est un processus intégrationniste, ce n’est pas sociologiser les raisons d’être de nos monstres intérieurs en remontant la généalogie de toutes nos carences civilisationnelles, c’est dire : nos monstres ne naissent pas à cause d’un manque de vous, ils naissent d’un trop de vous – trop de France, trop d’Empire. Ils naissent à votre contact et c’est à votre contact toujours qu’ils prennent forme et déterminent peu à peu leurs missions (auto)destructrices. C’est pourquoi ni vous ni tout ce que vous proposez comme récit du salut indigène par l’intégration ne peuvent véritablement nous sauver. En fait, rien de ce qui vient de ce monde ne peut nous sauver, pas seulement parce qu’une chose ne peut être le poison et son remède mais parce que ce n’est pas nous qui devons être sauvés. C’est la fameuse histoire du sain d’esprit dans un monde de fous. Quand le monde est malade, ceux qui résistent à ses lois, ce ne sont pas ceux qu’il faut guider, ce sont tous les autres. Au fond du gouffre identitaire que nous inflige la civilisation, nous ne sommes finalement pas les plus à plaindre. On saisit mieux notre chance : nous ça va, mais eux ? Imaginez-vous donc à leur place, les héritiers de l’Empire … Juste quelques secondes. Tous les démons de l’Histoire nous tomberaient d’un seul coup sur la tête. Enfants de nazis ! Enfants de colons ! Enfants d’esclavagistes ! Enfants de génocidaires. Les études culturelles sur leur race – les whites studies – ne parlent que de leurs privilèges. C’est injuste, au fond. Parlons aussi de tout ce dont ils manquent. A commencer par ce manque de valeurs qu’ils érigent encore aujourd’hui comme productions originales : l’humanisme, l’universalisme, la démocratie, la fraternité, la liberté d’expression… On se mettrait presque à comprendre ceux qui préfèrent endosser fièrement le crime. Tenir sa faute, c’est aussi une question d’honneur après tout. Allez savoir ce qui se passe dans leur tête. L’ensauvagement de l’Europe, ce n’est pas qu’un récit, nous rappelle Césaire.

Ah, je les entends débouler ! Ils disent : quand vous êtes laids, c’est le reflet de notre propre laideur mais quand vous êtes beaux, c’est votre beauté rien qu’à vous. La belle affaire !

Quelque part, ils ont raison et je ne peux m’empêcher de sourire en les imaginant nous prendre au mot et s’échauffer pour défendre leur honneur à eux aussi. Ils sont touchants dans leurs manières d’insister. C’est qu’ils tiennent aussi à leur beauté. Ils ne comprennent pas que de cet ego trip décolonial nous éprouvons un besoin d’ordre vital. Nous avons besoin qu’il nous enivre d’orgueil, besoin de notre beauté augmentée, hyperbolisée. Notre besoin de fierté est impossible à rassasier. Ce récit, s’il est coupé aux entournures pour satisfaire ce qu’ils appellent une complaisance communautaire, c’est un mensonge qui dit la vérité. Il faut le laisser coloniser nos cerveaux car il est le seul capable de rivaliser avec les forces narratives de l’Empire. Le seul à porter une lumière pour nos enfants, à poser une direction, un horizon. Le seul qu’il faut suivre. Ni larve ni monstre. « Et ô mon peuple, là-bas, entendez-moi, ils n’aiment pas votre cou dressé bien droit et sans licol. Alors aimez votre cou ; posez la main dessus, honorez-le, caressez-le et tenez-le droit[1]. »

Que les civilisés s’épargnent donc de s’appesantir sur notre sort. C’est nous qui devrions les pleurer. Et c’est nous qui pourrions les sauver. L’inverse n’a jamais eu lieu, d’aucune façon et à aucun moment de l’Histoire. Il y a des nuances ? Allons, depuis quand ils s’intéressent aux nuances ? Depuis qu’elles jouent en leur faveur, forcément. Dans Beloved, Paul D. a une réponse pour eux. Sethe, ancienne esclave, lui raconte qu’une jeune fille blanche « l’a aidée » sur le chemin de son évasion. Paul D. lui coupe alors la parole et la reprend. Ne dis jamais cela, nuance-t-il, c’est elle qu’elle a ainsi sauvée. Ainsi, lorsque les civilisés trahissent leur race en faveur des barbares, c’est leur propre salut qu’ils viennent chercher, leur propre beauté. Et Dieu sait comme elle est belle, leur beauté quand elle apparaît alors ; Dieu sait comme nous savons la reconnaître, et comme nous savons pleurer la mémoire de tous les Fernand Iveton et Maurice Audin. Oui, il existe une histoire de la dignité blanche et, en tant que dignité précisément, elle ne s’agite pas dans tous les sens pour nuancer le récit barbare de la culpabilité blanche. Elle vient éclairer une histoire de maître qui a appris de son esclave le stade supérieur de la dialectique : quand c’est l’esclave lui-même qui a enseigne au maître le sens de la liberté. Pas seulement la sienne, niée et bafouée, mais celle du maître, aliénée dans une relation vouée à la destruction réciproque. Le paradis pour tous ou l’enfer pour tous.

Avant de se rendre à son sort, Jesse Robinson se met sur son trente-et-un. « Un léger sourire flottait sur ses lèvres malgré les larmes qui continuaient à couler[2]. » Jesse Robinson ne pleure pas que pour lui, que pour sa propre perdition ou celle de son peuple. Il pleure aussi pour les Blancs. Plus exactement, il pleure pour tout ce qu’ils perdent. La beauté noire, la beauté indigène, la beauté barbare. « Ça devait finir ainsi. Ils auraient continué à nous abrutir et nous affoler si nous n’étions devenus des êtres humains. Ils ne savent d’ailleurs pas ce qu’ils perdent. Ils gâchent une panacée qui guérirait tous leurs maux[3]. » C’est un immense gâchis. Ça fait mal au bide quand on y pense. Mais les larmes de Jesse glissent sur son sourire. Ce satané sourire de sale gosse qui ne le lâche pas. Il ne peut s’en empêcher. Après son coup de fil aux flics qui viendront bientôt le jeter en taule, on laisse notre héros « amusé ». C’est le dernier mot du roman. Chester Himes veut nous faire « tomber le plomb du derrière[4] ». Toute cette gravité, cette crispation qui fait trembler les mots dès qu’il est question du racisme, ça commence à devenir sérieusement ridicule. Au téléphone, le gars du commissariat fait semblant d’être né hier :

  • Nègre ? Qu’est-ce que c’est que ça ?
  • Mais où as-tu passé ta vie, mon gars, pour ne pas savoir ce qu’est un Nègre[5]?

Ils sont tous nés hier. Les races, ils ne connaissent pas. Les indigènes, pas davantage. Les Nègres et les bougnoules, c’est du chinois. Et devant ces mots que nous avons choisi de dresser pour qu’ils ne nous heurtent plus jamais, eux transpirent et avalent leur salive. Allons, du calme, propose Chester Himes. Faut se détendre un peu. Y a peut-être mort d’homme, mort de peuples, et mort de civilisations entières, mais ça n’empêche pas de rigoler, non ? Et puis, toute cette merde qui nous sert de monde, ce n’est pas grave à ce point si elle finit par sombrer. Pas grave si les Blancs ont raté le coche de leur propre salut. Après tout, est-ce qu’ils méritaient vraiment qu’on les sauve ceux-là ? En attendant de délibérer, la fin, elle, ne cessera de tomber comme un couperet : « Nègre tue Blanche. »

 

[1] Toni Morrison, Beloved, Bourgois, Paris, 2023 (1987), p. 127.

[2] Chester Himes, La fin d’un primitif, Gallimard, Paris, 1956, p. 314.

[3] Ibid., p. 312.

[4] Ibid., p. 315.

[5] Ibid.

L’héritage de l’esclavage: éléments pour une autre approche de la condition de la femme

Texte extrait du livre Femmes, Race et Classe de Angela Davis initialement publié en 1961 et republié aux éditions Zulma en 2022.

Dans ce court extrait, l’autrice met en avant la condition particulière de la femme noire sous l’esclavage et ses possibles conséquences jusqu’à aujourd’hui, sur le rapport au travail domestique et professionel ou encore sur la possibilité de fonder un foyer.

« La mobilisation et l’engagement des femmes pour l’abolition de l’esclavage, la fin de la ségrégation ou les droits civiques – et la part qu’y ont prise les femmes noires – ont été déterminants. Au coeur de cette histoire transparaissent des contradictions encore à l’oeuvre aujourd’hui. Du XIXe siècle à nos jours aux États-Unis, Angela Davis décortique les intérêts confl ictuels et convergents des grands mouvements de libération et d’émancipation. Elle montre comment le patriarcat, le racisme et le capitalisme ont divisé des causes qui auraient pu être communes. » (4eme de couverture)

 

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ll s’est souvent trouvé des gens pour affirmer avec les propriétaires d’esclaves que la famille noire présentait unestructure matrilocale. L’état civil des plantations omettait le nom du père et n’enregistrait que celui de la mère, et danstout le Sud, la législation adopta le principe du « Partus sequitur ventrem » (l’enfant suit la mère). Telle était la volonté des propriétaires, pères de nombreux esclaves. Mais ces lois régissaient-elles également les rapports entre les esclaves ? La plupart des historiens et des sociologues admettent que le refus du maître à reconnaître sa progéniture a provoqué la création d’un ordre matriarcal par les esclaves eux-mêmes.

Une célèbre étude gouvernementale, connue sous le nom de «rapport Moynihan », fut consacrée à la «famille noire» en 1965. Elle affirmait que cette prétendue structure matriarcale justifiait les récents problèmes économiques et sociaux des Noirs.

« En substance, déclarait Daniel Moynihan, on a imposé à la communauté noire une structure matriarcale quila met en marge de la société américaine, qui freine sérieusement l’évolution du groupe et écrase l’homme noir. Cette situation rejaillit sur la plupart des femmes noires. »

D’après cette thèse, l’oppression puiserait sa source au-delà de la discrimination raciale et de ses conséquences (chômage, mauvaises conditions de logement, inefficacité de l’éducation et insuffisance de l’aide médicale). Elle dériveraitd’un  » problème pathologique  » lié à l’absence de suprématie masculine ! La conclusion controversée du rapport Moynihan constituait un appel à l’autorité patriarcale (c’est-à-dire à la suprématie masculine !) dans la famille noire et toute la communauté. Un des défenseurs « libéraux » de Moynihan, le sociologue Lee Rainwater, prit position contre les solutions préconisées dans ce rapport  Rainwater proposa des emplois, le relèvement des salaires et d’autres réformes économiques; il alla même jusqu’à encourager les revendications sociales et les manifestations de soutien aux droits civiques. Pourtant,comme la plupart des sociologues blancs – imités en cela par quelques Noirs-, il reprit à son compte la théorie de l’esclavage destructeur de la famille noire. En conclusion, celle-ci se serait « construite autour de la mère» en privilégiant la relation mère-enfant et aurait «distendu ses liens avec I’homme ».

Aujourd’hui, dit-il, «les hommes n’ont pas souvent de vrai foyer, ils rompent facilement leurs attaches familiales ou sexuelles. Ils vivent dans des habitations délabrées ou dans des meublés; ils passent leur temps dans les bureaux de bienfaisance et refusent d’entrer véritablement dans les seuls “foyers » qu’ils possèdent: celui de leur mère ou de leur amie. »

Ni Moynihan ni Rainwater n’ont inventé la théorie de la décadence interne de la famille esclave. On la doit à E. Franklin Frazier, célèbre sociologue noir des annees 1930 dans The Negro Family, ouvrage publié en 1939. Frazier décrit de manière spectaculaire l’effroyable traumatisme de l’esclavage pour le peuple noir; mais il sous-estime sa résistance en face des inconvénients de ses conséquences sociales. Il se leurre également sur l’esprit d’indépendance et d’autonomie que les femmes noires ont nécessairement acquis. Ainsi, il déplore que « les nécessités économiques et la tradition n’aient jamais conditionné la femme noire à accepter l’autorité masculine ».

La controverse suscitée par le rapport Moynihan et les doutes émis par son auteur sur la thèse de Frazier ont conduit Herbert Gutman à entreprendre certaines recherches sur la famille esclave. Environ dix ans plus tard, en 1976, il publiaun ouvrage remarquable, The Black Family in Slavery and Freedom. L’enquête de Gutman révèle l’existence d’une famille prospère et florissante par des documents authentiques. Il ne découvrit pas L’horrible cellule matriarcale, mais une famille unie, avec une femme, un mari, des enfants et souvent d’autres membres, ainsi qu’un parent adoptif.

S’opposant aux conclusions économétriques hasardeuses de Fogel et Engerman, convaincus que l’esclavage n’avait pratiquement pas affecté les familles, Gutman affirme qu’un grand nombre d’entre elles ont été démantelées. Ce démembrement, causé par la vente indifférenciée du mari, de la femme ou des enfants, porte la terrifiante marque de I’esclavage nord-américain. Par ailleurs, Gutman souligne que les liens d’amour et d’amitié, les affinités culturelles qui régissent les rapports familiaux et surtout le désir irrépressible de cohésion, ont permis à la famille de survivre à cette violence dévastatrices.

S’appuyant sur des lettres, des documents (comme les états civils des naissances, retrouvés dans les plantations avec mention du nom des parents) Gutman démontre que les esclaves se conformaient fidèlement aux lois de la famille et que ces mêmes lois différaient de celles des familles blanches. Les mariages tabou, l’attribution des noms et les meurs sexuelles – qui concernaient incidemment les relations extraconjugales – séparaient les esclaves de leurs maîtres.En essayant quotidiennement de sauvegarder l’autonomie de leur vie familiale, les esclaves faisaient preuve de dons extraordinaires et parvenaient à humaniser un environnement étudié pour les transformer en sous-hommes.

« Tous les jours, les choix des esclaves (engagement marital à long terme, acceptation ou refus du nom paternel pour un enfant, mariage avec une femme dont les enfants ne portaient pas le nom paternel, attribution à un nouveau-né du nom du père, d’une tante, d’un oncle ou d’un grand-parent, divorce en cas de mariage manqué) respectaient les apparences tout en niant la pratique de l’idéologie dominante qui faisait de I’esclave un éternel « enfant » ou un « sauvage » réprimé [..]. Les structures et les liens familiaux, la nature des communautés élargies qui se développaient depuis ces liens originels montraient aux enfants que leurs parents n’étaient pas considérés comme des êtres humains. »

Malheureusement, Gutman n’a pas essayé d’analyser le rôle des femmes dans la famille esclave. En démontrant qu’il existait une vie familiale complexe où chacun avait sa place, Gutman a sapé l’un des principaux fondements de la théorie matriarcale. Mais il n’a pas réfuté nommément l’autre these qui affirme l’existence d’une famille bicéphale et la domination de la femme noire sur son mari. Par ailleurs, comme le confirment ses propres recherches, la vie sociale des esclaves était calquée sur la famille. Le rôle des femmes à l’intérieur de la famille déterminait largement leur statut social dans la communauté.

La plupart des universitaires prétendent que la vie familiale des esclaves mettait la femme en position de supériorité, même lorsque le père était présent. Pour Stanley Elkins, le rôle de la mère « était beaucoup plus important que celui du père. Elle contrôlait la vie familiale, l’entretien de la maison. la préparation des repas et l’éducation des enfants, que les maîtres laissaient à la charge de la famille esclave ». L’emploi systématique du terme «boy » pour désigner I’esclave, exprimait, selon Elkins, I’incapacité du maître à assumer ses responsabilités paternelles. Kenneth Stamp pousse encore ce raisonnement :

« Dans sa structure type, la famille esclave était matriarcale, car le rôle de la mère était beaucoup plus important que celui du père. Dans sa sphère d’influence, toute famille supposait des responsabilités qui étaient traditionnellement l’apanage des femmes: le ménage, les repas, la couture et l’éducation des enfants. Le mari était tout au plus l’auxiliaire de sa femme, son compagnon et son partenaire sexuel. On le considérait souvent comme le bien de son épouse (le Tom de Mary), au même titre que la case où vivait la famille ».

Il est vrai que la vie domestique prenait une place trop grande dans la vie sociale des esclaves, car c’était la seule dimension humaine qui leur fût accordée. Ainsi, contrairement aux femmes blanches, les femmes noires n’étaient pas infériorisées par les tâches domestiques. Sans doute cela tient-il aussi au fait qu’elles travaillaient autant que leur mari. On ne pouvait les considérer comme de simples « ménagères ». En déduire qu’elles dominaient leur mari est pourtant une déformation de la réalité.

Dans l’essai que j’ai écrit en 1971  avec le peu de moyens dont je disposais dans ma cellule, j’ai défini ainsi la fonction domestique de l’esclave:

« Obsédée par I’idée de subvenir aux besoins des hommes et des enfants de son entourage [..], elle accomplissait le seul travail communautaire que l’oppresseur ne pouvait directement s’approprier. Elle ne trouvait aucune compensation à son travail dans les champs : il n’etait pas utile aux esclaves. Seul le travail domestique avait un sens pour le groupe […] C’est précisément en accomplissant ces corvées qui sont depuis longtemps l’expression de l’infériorité féminine dans la société que la femme noire enchainée a progressé vers une certaine autonomie réservée à son usage et à celui des hommes. Alors qu’elle était particulièrement opprimée en tant que femme, elle devint le centre de la communauté esclave. Elle jouait donc un rôle essentiel dans la survie du groupe. »

Depuis, j’ai compris que le caractère particulier du travail domestique et sa position centrale pour les hommes et les femmes asservis dépassaient le cadre des activités exclusivement féminines. Les hommes avaient d’importantes responsabilités domestiques et n’étaient donc pas, comme le veut Kenneth Stampp, de simples auxiliaires. Tandis que les femmes faisaient la cuisine ou cousaient par exemple, les hommes cultivaient le jardin (ignames, mais, ou autres légumes) et chassaient (le gibier, les lapins et les opossum complétaient agréablement un régime peu varié). Ce partage des travaux domestiques ne semble pas pas hiérarchisé: les tâches accomplies par les hommes n’étaient ni supérieures, ni inférieures à celles des femmes. Elles étaient toutes nécessaires. Selon toute vraisemblance, cette division du travail n’était pas très rigoureuse car il arrivait aux hommes de travailler dans la case, lorsque les femmes s’occupaient du jardin et se joignaient parfois aux chasseurs.

L’égalité des sexes était un élément essentiel de la vie domestique chez les esclaves. Le travail qui profitait aux serviteurs et non à la gloire du maître s’accomplissait de manière indifférenciée. Dans les limites de la famille et de la vie communautaire, les Noirs réussirent une chose prodigieuse. Ils transformèrent l’égalité «négative », née d’une égalité dans l’oppression, en égalitarisme positif dans leurs rapports sociaux.Quoique l’argument majeur d’Eugène Genovese dans Roll, Jordan, Roll soit contestable (selon lui, les Noirs acceptaient le paternalisme lié à l’esclavage), il présente une analyse succincte mais pénétrante de leur vie familiale.

« L’histoire des femmes mariées mérite qu’on s’y arrête. Il serait faux d’affirmer que l’homme n’était qu’un invité dans la maison. Un examen de la situation réelle des maris et des pères révèle la complexité étonnante de leurs rapportsavec les femmes; l’attitude de ces dernières devant le travail ménager (la cuisine en particulier) et devant leur propre féminité contredit la croyance populaire. En effet, il est généralement admis que les femmes causent inconsciemment la ruine de leur mari en régnant sur leur maison, en protégeant leurs enfants et en s’arrogeant des responsabilités masculines. »

Bien qu’on puisse le soupçonner de phallocratie quand il affirme que la condition masculine et féminine repose surun concept immuable, il reconnaît clairement que «ce qui est généralement défini comme un pouvoir féminin débilitant ressemble davantage à une égalité sexuelle inconnue des Blancs et peut-être même des Noirs de la génération d’après-guerre».Le point le plus intéressant que Genovese ait soulevé sans le developper montre comment les femmes ont souventdéfendu leur mari contre un système qui tentait de les avilir. Nombre d’entre elles, peut-être la majorité, dit-il, ont compris qu’en rabaissant les hommes, on les humiliait aussi. De plus, « elles voulaient que leurs fils deviennent des hommes et savaient parfaitement qu’il leur fallait l’exemple d’un homme fort pour réussir ».

Leurs garçons avaient besoin de modèles masculins forts, et leurs filles de modèles féminins forts.

Si les femmes noires portaient le terrible poids de l’égalité dans l’oppression, si elles jouissaient de l’égalité chez elles, elles la revendiquaient aussi en défiant I’institution inhumaine de l’esclavage. Elles résistaient aux agressions sexuelles des Blancs, défendaient leur famille et participaient aux grèves et aux révoltes. Comme le souligne Herbert Aptheker dans un ouvrage d’avant-garde, American Negro Slave Revolts, elles empoisonnaient leur maître, commettaient des actes de sabotage et, comme leur mari, rejoignaient des communautés marronnes pour s’enfuir vers le Nord et la liberté. Elles ont raconté à quelles brimades Ies soumettaient les gardiens ; on peut donc savoir que celle qui acceptait passivement son sort d’esclave était l’exception et non la règle.

De la violence

Texte extrait du livre Les damnés de la terre de Frantz Fanon, initialement paru en 1961 et republié en 2002 aux éditions la Découverte.

Frantz Fanon se rend en Algérie à partir de 1954 où il soutient la résistance nationaliste en tant que psychiatre. Il écrit donc Les damnés de la terre en pleine guerre d’Algérie pour dénoncer et rendre visible les effets psychologiques du processus de colonisation sur le colonisé et le colon lui-même.

Dans le premier chapitre intitulé « De la violence » dont est extrait ce texte, Fanon décrit comment le niveau de violence dans les colonies est fixé par le colon. Selon lui, le colonisé, aussi bien que le colon, sait que le langage de la violence est le seul qui puisse faire bouger les choses : « Aux colonies, les hécatombes […] indiquent qu’entre oppresseurs et opprimés tout se résout par la force » (p. 71). Il ne faudrait pas y voir une glorification de la violence pour autant car Fanon prend soin de rappeler combien la lutte pour la survie est destructrice pour la conscience du colonisé tout au long de son livre (c’est d’ailleurs l’objet du chapitre 5 « Guerre coloniale et trouble mentaux »). Ce texte est une description de la manière dont les relations entre le colon et le colonisé sont structurées par la violence inscrite dans le processus (dé)colonial.

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Mais revenons au combat singulier du colonisé et du colon. Il s’agit, on le voit, de la lutte armée franche. Les exemples historiques sont : l’Indochine, l’Indonésie, et, bien sûr, l’Afrique du Nord. Mais ce qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est qu’elle aurait pu éclater n’importe où, en Guinée comme en Somalie, et encore aujourd’hui elle peut éclater partout où le colonialisme entend encore durer, en Angola par exemple. L’existence de la lutte armée indique que le peuple décide de ne faire confiance qu’aux moyens violents. Lui à qui on n’a jamais cessé de dire qu’il ne comprenait que le langage de la force, décide de s’exprimer par la force. En fait, depuis toujours, le colon lui a signifié le chemin qui devait être le sien, s’il voulait se libérer. L’argument que choisit le colonisé lui a été indiqué par le colon et, par un ironique retour des choses, c’est le colonisé qui, maintenant, affirme que le colonialiste ne comprend que la force. Le régime colonial tire sa légitimité de la force et à aucun moment n’essaie de ruser avec cette nature des choses. Chaque statue, celle de Faidherbe ou de Lyautey, de Bugeaud ou du sergent Blandan, tous ces conquistadors juchés sur le sol colonial n’arrêtent pas de signifier une seule et même chose : « Nous sommes ici par la force des baïonnettes… » On complète aisément. Pendant la phase insurrectionnelle, chaque colon raisonne à partir d’une arithmétique précise. Cette logique n’étonne pas les autres colons mais il est important de dire qu’elle n’étonne pas non plus les colonisés. Et d’abord, l’affirmation de principe : « C’est eux ou nous » ne constitue pas un paradoxe, puisque le colonialisme, avons-nous vu, est justement l’organisation d’un monde manichéiste, d’un monde compartimenté. Et quand, préconisant des moyens précis, le colon demande à chaque représentant de la minorité qui opprime de descendre 30 ou 100 ou 200 indigènes, il s’aperçoit que personne n’est indigné et qu’à l’extrême tout le problème et de savoir si on peut faire ça d’un seul coup ou par étapes.

Ce raisonnement qui prévoit très arithmétiquement la disparition du peuple colonisé ne bouleverse pas le colonisé d’indignation morale. Il a toujours su que ses rencontres avec le colon se dérouleraient dans un champ clos. Aussi le colonisé ne perd-il pas son temps en lamentations et ne cherche-t-il presque jamais à ce qu’on lui rende justice dans le cadre colonial. En fait, si l’argumentation du colon trouve le colonisé inébranlable, c’est que ce dernier a pratiquement posé le problème de sa libération en des termes identiques : « Constituons-nous en groupes de deux cents ou de cinq cents et que chaque groupe s’occupe d’un colon. » C’est dans cette disposition d’esprit réciproque que chacun des protagonistes commence la lutte.

Pour le colonisé, cette violence représente la praxis absolue. Aussi le militant est-il celui qui travaille. Les questions posées au militant par l’organisation portent la marque de cette vision des choses : « Où as-tu travaillé ? Avec qui ? Qu’as-tu fait ? » Le groupe exige que chaque individu réalise un acte irréversible. En Algérie, par exemple, où la presque totalité des hommes qui ont appelé le peuple à la lutte nationale étaient condamnés à mort ou recherchés Par la police française, la confiance était proportionnelle au caractère désespéré de chaque cas. Un nouveau militant était sûr quand il ne pouvait plus rentrer dans le système colonial. Ce mécanisme aurait, paraît-il, existé au Kenya chez les Mau-Mau qui exigeaient que chaque membre du [83] groupe frappât la victime. Chacun était donc personnellement responsable de la mort de cette victime. Travailler, c’est travailler à la mort du colon. La violence assumée permet à la fois aux égarés et aux proscrits du groupe de revenir, de retrouver leur place, de réintégrer. La violence est ainsi comprise comme la médiation royale. L’homme colonisé se libère dans et par la violence. Cette praxis illumine l’agent parce qu’elle lui indique les moyens et la fin. La poésie de Césaire prend dans la perspective précise de la violence une signification prophétique. Il est bon de rappeler l’une des pages les plus décisives de sa tragédie où le Rebelle (tiens !) s’explique :

LE REBELLE (dur)

Mon nom : offensé ; mon prénom : humilié ; mon état : révolté ; mon âge : l’âge de la pierre.

LA MÈRE

Ma race : la race humaine. Ma religion : la fraternité…

LE REBELLE

Ma race ; la race tombée. Ma religion… mais ce n’est pas vous qui la préparerez avec votre désarmement… c’est moi avec ma révolte et mes pauvres poings serrés et ma tête hirsute.

(Très calme.)

Je me souviens d’un jour de novembre ; il n’avait pas six mois et le maître est entré dans la case fuligineuse comme une lune rousse, et il tâtait ses petits membres musclés, c’était un très bon maître, il promenait d’une caresse ses doigts gros sur son petit visage plein de fossettes. Ses yeux bleus riaient et sa bouche le taquinait de choses sucrées : ce sera une bonne pièce, dit-il en me regardant, et il disait d’autres choses aimables, le maître, qu’il fallait s’y prendre très tôt, que ce n’était pas trop de vingt ans pour faire un bon chrétien et un bon esclave, bon sujet et bien dévoué, un bon garde-chiourme de commandeur, oeil vif et le bras ferme. Et cet homme spéculait sur le berceau de mon fils un berceau de garde-chiourme. Nous rampâmes coutelas au poing…

LA MÈRE

Hélas tu mourras.

LE REBELLE

Tué… je l’ai tué de mes propres mains… Oui : de mort féconde et plantureuse… c’était la nuit. Nous rampâmes parmi les cannes à sucre. Les coutelas riaient aux étoiles, mais on se moquait des étoiles. Les cannes à sucre nous balafraient le visage de ruisseaux de lames vertes.

LA MÈRE

J’avais rêvé d’un fils pour fermer les yeux de sa mère.

LE REBELLE

J’ai choisi d’ouvrir sur un autre soleil les yeux de mon fils.

LA MÈRE

…O mon fils… de mort mauvaise et pernicieuse.

LE REBELLE

Mère, de mort vivace et somptueuse.

LA MÈRE

pour avoir trop haï

LE REBELLE

pour avoir trop aimé.

LA MÈRE

Épargne-moi, j’étouffe de tes liens. Je saigne de tes blessures.

LE REBELLE

Et le monde ne m’épargne pas… Il n’y a pas dans le monde un pauvre type lynché, un pauvre homme torturé, en qui je ne sois assassiné et humilié.

LA MÈRE

Dieu du ciel, délivre-le.

LE REBELLE

Mon cœur tu ne me délivreras pas de mes souvenirs… C’était un soir de novembre…

Et subitement des clameurs éclairèrent le silence,

Nous avions bondi, nous, les esclaves ; nous, le fumier : nous, les bêtes au sabot de patience.

Nous courions comme des forcenés ; les coups de feu éclatèrent… Nous frappions. La sueur et le sang nous faisaient une fraîcheur. Nous frappions parmi les cris et les cris devinrent plus stridents et une grande clameur s’éleva vers l’est, c’étaient les communs qui brûlaient et la flamme flaqua douce sur nos joues.

Alors ce fut l’assaut donné à la maison du maître.

On tirait des fenêtres.

Nous forçâmes les portes.

La chambre du maître était grande ouverte. La chambre du maître était brillamment éclairée, et le maître était là très calme… et les nôtres s’arrêtèrent… c’était le maître… J’entrai. C’est toi, me dit-il, très calme… C’était moi, c’était bien moi, lui disais-je, le bon esclave, le fidèle esclave, l’esclave esclave, et soudain ses yeux furent deux ravets apeurés les jours de pluie… je frappai, le sang gicla : c’est le seul baptême dont je me souvienne aujourd’hui[1].

On comprend que dans cette atmosphère la quotidienneté devienne tout simplement impossible. On ne peut plus être fellah, souteneur ou alcoolique comme avant. La violence du régime colonial et la contre-violence du colonisé s’équilibrent et se répondent dans une homogénéité réciproque extraordinaire. Ce règne de la violence sera d’autant plus terrible que le peuplement métropolitain sera important. Le développement de la violence au sein du peuple colonisé sera proportionnel à la violence exercée par le régime colonial contesté. Les gouvernements métropolitains sont dans la première phase de cette période insurrectionnelle, esclaves des colons. Ces colons menacent à la fois les colonisés et leurs gouvernements. Ils utiliseront contre les uns et les autres les mêmes méthodes. L’assassinat du maire d’Évian, dans son mécanisme et ses motivations, s’identifie à l’assassinat d’Ali Boumendjel. Pour les colons, l’alternative n’est pas entre une Algérie algérienne et une Algérie française mais entre une Algérie indépendante et une Algérie coloniale. Tout le reste est littérature ou tentative de trahison. La logique du colon est implacable et l’on n’est désarçonné par la contre-logique déchiffrée dans la conduite du colonisé que dans la mesure où l’on n’a pas préalablement mis au jour les mécanismes de pensée du colon. Dès lors que le colonisé choisit la contreviolence, les représailles policières appellent mécaniquement les représailles des forces nationales. Il n’y a pas cependant équivalence des résultats, car les mitraillages par avion ou les canonnades de la flotte dépassent en horreur et en importance les réponses du colonisé. Ce va-et-vient de la terreur démystifie définitivement les plus aliénés des colonisés. Ils constatent en effet sur le terrain que tous les discours sur l’égalité de la personne humaine entassés les uns sur les autres ne masquent pas cette banalité qui veut que les sept Français tués ou blessés au col de Sakamody soulèvent l’indignation des consciences civilisées tandis que « comptent pour du beurre » la mise à sac des douars Guergour, de la dechra Djerah, le massacre des populations qui avaient précisément motivé l’embuscade. Terreur, contre-terreur, violence, contre-violence… Voilà ce qu’enregistrent dans l’amertume les observateurs quand ils décrivent le cercle de la haine, si manifeste et si tenace en Algérie.

Dans les luttes armées, il y a ce qu’on pourrait appeler le point de non-retour. C’est presque toujours la répression énorme englobant tous les secteurs du peuple colonisé qui le réalise. Ce point fut atteint en Algérie en 1955 avec les 12 000 victimes de Philippeville et en 1956 avec l’installation par Lacoste des milices urbaines et rurales. Alors il devint clair pour tout le monde et même pour les colons que « ça ne pouvait plus recommencer » comme avant. Toutefois, le peuple colonisé ne tient pas de comptabilité. Il enregistre les vides énormes faits dans ses rangs comme une sorte de mal nécessaire. Puisque aussi bien il a décidé de répondre par la violence, il en admet toutes les conséquences. Seulement il exige qu’on ne lui demande pas non plus de tenir de comptabilité pour les autres. À la formule « Tous les indigènes sont pareils », le colonisé répond : « Tous les colons sont pareils. » Le colonisé, quand on le torture, qu’on lui tue sa femme ou qu’on la viole, ne va se plaindre à personne. Le gouvernement qui opprime pourra bien nommer chaque jour des commissions d’enquête et d’information. Aux yeux du colonisé, ces commissions n’existent pas. Et, de fait, bientôt sept ans de crimes en Algérie et pas un Français qui ait été traduit devant une cour de justice française pour le meurtre d’un Algérien. En Indochine, à Madagascar, aux colonies, l’indigène a toujours su qu’il n’y avait rien à attendre de l’autre bord. Le travail du colon est de rendre impossibles jusqu’aux rêves de liberté du colonisé. Le travail du colonisé est d’imaginer toutes les combinaisons éventuelles pour anéantir le colon. Sur le plan du raisonnement, le manichéisme du colon produit un manichéisme du colonisé. À la théorie de « l’indigène mal absolu » répond la théorie du « colon mal absolu. »

 

[1] Aimé Césaire, Les Armes miraculeuses (Et les chiens se taisaient), Gallimard, p. 133 à 137.

De colons à Indigènes

Cette bande-dessinée de Solomon Brager a initialement été publiée par Jewish Currents, le 13 octobre 2021, et traduite de l’anglais par des membres du collectif juif décolonial Tsedek!.

Le sionisme, qu’il soit de tendance messianique ou libérale, a toujours reposé sur l’affirmation que les Juif·ves sont les véritables souverain·es de la Terre d’Israël, «de retour» chez elles et eux après un exil de 2000 ans. Cette idée a été, et est utilisée, afin de justifier l’instauration d’un régime suprémaciste juif en Palestine. Elle fait de la dépossession des Palestinien·nes, par laquelle le sionisme se concrétise, une condition de l’émancipation des Juif·ves. En creux, elle fait des Palestinien·nes les véritables colons de la Palestine, car si les Juif·ves y sont sur leur terre, et si la création d’Israël est le résulat d’un projet de décolonisation, que sont les Palestinien·nes si ce n’est des étranger·es, des envahisseur·ses ? Pour comprendre comment cette formidable inversion s’est construite, notamment dans des espaces qui se revendiquent de l’antiracisme et de la lutte contre l’antisémitisme, nous publions avec son autorisation la traduction d’une bande-dessinée de l’historien et illustrateur Solomon Brager. Si l’histoire de la racialisation des Juif·ves états-unien·nes ou de leur dilution dans la blanchité diffère de celle des Juif·ves français·es, marquée par la Shoah et la colonisation du Maghreb, nous jugeons néanmoins qu’elle permet d’éclairer notre contexte, et de nous armer face à ceux qui à gauche drapent un discours de guerre dans une rhétorique de paix. (Collectif Tsedek!)

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Le mur d’acier (les arabes et nous)

Texte brochuré par des copaines de Lyon sur la question palestinienne depuis le 7 octobre 2023.

Contact: sumud69@protonmail.com

 

Vladimir Jabotinski est une sorte de père spirituel de la droite israélienne et l’une des plus importantes figures du sionisme. Il a fondé le Parti révisionniste en 1925, dont le Likoud est l ’héritier direct. Il avait pour secrétaire Bension Nethanyahou, le père de l’actuel premier ministre israélien.

Le 4 novembre 1923 (il y a tout juste cent ans) Jabotinski publiait ce texte édifiant, étonnant de clarté et d’honnêteté quant à la vérité du projet sioniste. Il nous semble qu’il doit être lu et diff usé massivement aujourd’hui, notamment parce qu’il bat en brèche une série d’idées fausses et très répandues sur la façon dont a pu s’imposer ce qui s’appelle aujourd’hui « État d’Israël ». L’auteur ne laisse aucun doute sur les intentions du sionisme dès cette époque. Il le formule explicitement comme un projet de colonisation et de spoliation, comparable aux autres entreprises coloniales européennes. Certains passages sont en contradiction flagrante avec le récit hégémonique israélien, de droite comme de gauche, tel qu’il s’impose encore aujourd’hui en France et en Occident. C’est peut-être pour cette raison que « Le mur de fer » était, jusqu’à il y a peu, assez diffi cile à trouver sur Internet… Il fut publié pour la première fois en russe sous le titre « O Zheleznoi Stene in Rassvyet », puis en anglais dans le Jewish Herald (Afrique du Sud) du 26 novembre 1937. Une édition française est parue en 2022, à l ’initiative de l ’essayiste néo-conservateur Pierre Lurçat qui a dirigé la branche étudiante du Betar (mouvement de jeunesse de la droite sioniste, fondé par Jabotinski, et dont la branche française a commis de nombreuses agressions racistes (allant jusqu’à des appels au « meurtre des Arabes ») contre des personnes accusées d’antisionisme ou de soutien à la Palestine. Par ailleurs, le titre est tragiquement prémonitoire, quand on pense au mur de séparation érigé par le gouvernement Sharon en Cisjordanie, à celui qui entoure la bande de Gaza depuis 2021 (qui n’a pas empêché pour autant l’attaque du 7 octobre 2023) mais aussi à tous les murs, matériels ou immatériels, qui morcellent la Palestine et font le quotidien de la vie sous occupation israélienne.

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Le Hamas veut parler au nom des Palestinien.nes

Texte brochuré par des copaines de Lyon sur la question palestinienne depuis le 7 octobre 2023.

Contact: sumud69@protonmail.com

La chercheuse Leila Surat retrace, dans une tribune au « Monde », l’évolution du mouvement depuis 2013, notamment depuis l’arrivée au pouvoir de Yahya Sinwar en 2017, qui a fait taire les voix dissidentes à Gaza et modifié la stratégie du groupe pour épouser un environnement palestinien prêt à se soulever.

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Un spectre hante le monde, celui de la Palestine

Texte brochuré par des copaines de Lyon sur la question palestinienne depuis le 7 octobre 2023.

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Le bombardement militaire de Gaza s’accompagne d’un bombardement médiatique qui vise à paralyser les consciences, à empêcher toute opposition nette aux crimes de l ’occupation et à la tentative de génocide assumée du gouvernement israélien.

 

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La résistance comme thérapie

Texte brochuré par des copaines de Lyon sur la question palestinienne depuis le 7 octobre 2023.

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Difficile de ne pas rester focalisé sur l’actualité, compte-tenu de ce qui se passe en ce moment à Gaza. Mais un présent rythmé par des tweets à  flux tendu ne produit le plus souvent que l’abattement, la résignation ou une indifférence plus ou moins coupable. Certes, la folie criminelle de l’État israélien a franchi de nouveaux seuils, dépassant l’horreur des bombardements meurtriers qui se poursuivent et s’intensifient. Inutile de s’engager dans une vaine guerre des mots pour comprendre ce que prépare un pouvoir étatique et militaire qui, juste après les avoir qualifiées « d’animaux humains », prive les deux millions et demi de personnes qu’il enferme d’eau potable, de carburant, d’électricité, puis leur coupe l’accès à Internet et aux autres moyens de communiquer avec l’extérieur.

Tout cela ne doit pas faire oublier que rien n’a commencé le 7 octobre 2023. Comme chaque fois que la question palestinienne réapparaît dans le champ médiatique, il faut être attentif à la fois à la singularité du moment et aux processus longs. Dans l’ordinaire de l’occupation, la Nakba, la « catastrophe » ou le « désastre », se comprend d’abord comme le fait que les choses continuent comme avant.

Cette interview de la psychiatre et psychothérapeute palestinienne Samah Jabr, qui date du soulèvement de mai 2021, peut contribuer à expliquer cet aspect. Les déclencheurs de cette séquence (expulsions d’un quartier de Jérusalem-est, interdictions pour les Palestiniens d’accéder à la vieille ville et à la mosquée d’Al-Aqsa) révèlent des implications plus profondes qui rappellent que « la Nakba n’est pas un événement historique passé, mais un processus qui se poursuit depuis plus de 70 ans ».

 

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Pourquoi la Palestine ?

Texte brochuré par des copaines de Lyon sur la question palestinienne depuis le 7 octobre 2023.

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« L’homme de ce temps a le cœur dur (on pense aux absences de réactions devant les souffrances dans certaines parties du monde, ou parfois dans nos rues) et la tripe sensible (on pense aux réactions devant une photo, devant le malheur des animaux). Comme après le déluge, la terre appartiendra peut-être demain aux monstres mous. »
Georges Bernanos, Les grands cimetières sous la lune

« Une atmosphère policière recouvre la Terre, qui prétend réguler la vie et dont le trait commun est désormais celui de faire des humains une espèce générale en danger. »
Josep Rafanell i Orra, Fragmenter le monde

 

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