Texte extrait du livre Rester barbare de Louisa Yousfi, paru en 2022 aux éditions la Fabrique.
Dans ce chapitre intitulé « Noir tue Blanche », Louisa Yousfi , journaliste et militante décoloniale, suit la trame du récit de Chester Himes dans lequel Jesse Robinson tue Christina Cummings : « Je suis nègre. Je viens de tuer une
Blanche » écrit-il.
L’autrice se sert de ce drame afin de poser la question suivante : « Comment
ça se fait que nous soyons si immoraux, si violents, si chtarbés sous nos
crânes ? » (p. 31). Pour répondre à cette question, la sociologie avance généralement l’idée selon laquelle l’ « ensauvagement » est le produit d’une intégration qui a échoué ; les indigènes ne seraient barbares que parce qu’ils ne sont pas assez intégrés, pas assez écoutés. Mais Louisa Yousfi refuse ce paternalisme dans lequel la blanchité garde le beau rôle en se posant en sauveur d’indigènes éternellement relégués au statut de victimes. Non, « les barbares ne sont pas des sauvages qu’il aurait fallu moins fouetter, moins humilier, et davantage câliner. » (p. 32).
Version page par page :
Yousfi – Rester barbare (page par page)
Version livret :
Yousfi – Rester barbare (livret)
Version à lire en ligne :
Le racisme bousille ses victimes pour qu’elles se comportent exactement comme le prédisait le grand récit de l’Empire, comme une altérité brutale et vengeresse, comme des primitifs… Mais la plume de Chester Himes ne se contente jamais de traiter la question. Elle pénètre ses contradictions, devient la contradiction. Sa vérité brûle les yeux. En faisant advenir un meurtre racial à l’endroit de ce qu’il présente comme la résolution d’une logique inévitable, Chester Himes récupère les codes du tragique littéraire pour les appliquer à la question raciale. Ce n’est plus « Vénus tout entière », mais la haine raciale tout entière « à sa proie attachée ». SI la formule permet à Racine de tenir sa Phèdre « responsable mais non coupable » de son péché, Chester Himes s’autorise le même traitement pour son héros, négociant néanmoins une originalité : le destin de Jesse Robinson n’est inscrit dans aucun ciel. Il est le fruit d’un destin immanent. Le racisme est la figure moderne du destin. Et ses victimes, les héros tragiques de notre temps.
Dès lors, quand on veut résumer ce qu’on suppose être « la thèse » de l’œuvre de Chester Himes, on dit : le racisme, en abîmant l’âme de ses victimes, en faisant grossir en elles un monstre furieux, en les ensauvageant, fait advenir la menace qu’il prétend combattre et, par là même, assure sa perpétuation.
Cela est juste. Mais quand on y réfléchit davantage, on réalise que ça ne suffit pas à lui rendre justice. En fait, c’est même indigne de lui et de sa lucidité incendiaire. Pour s’en convaincre définitivement, il suffit d’apercevoir à quel point cette lecture rassure tout le monde. Comme elle fait redescendre la tension d’un cran. Elle est peut-être « originale », voire « audacieuse », mais elle ne rompt avec rien. Elle permet même des passerelles. Ah les passerelles… De l’autre côté de l’une d’entre elles, pas si loin donc, on aperçoit toute une clique de sociologues qui acquiescent. Tous ceux qui travaillent sur la question, comme ils annoncent pudiquement, pour ne pas dire : sur notre laideur. Comment ça se fait que nous soyons si immoraux, si violents, si chtarbés sous nos crânes ? Elle est là, leur foutue question. S’ils se permettent cependant de la poser, c’est qu’ils estiment que la réponse qu’ils apportent ruine tout suspicion de malveillance de leur entreprise. Et cette réponse, il ne manquerait plus qu’ils la lisent, validée et cautionnée par le grand spécialiste des tares de sa propre race : Chester Himes en personne. Nos crapuleries, nos turpitudes, notre prétendue prédisposition à cumuler tous les vices de l’humanité, à céder à nos atavismes belliqueux, à battre ceux que nous aimons, femmes et enfants, à zoner dehors à la recherche du crime, à tirer dans la masse, à lyncher des homos et à cracher sur les juifs, ce ne serait rien qu’une histoire de manque. Toutes ces choses dont nous aurions manqué, toutes ces opportunités qui ne se seraient pas présentées, toute cette reconnaissance dont nous aurions été privés, tout cet amour que nous n’aurions pas reçu. Et leur compassion dégoulinante lorsqu’ils croient ainsi nous rétablir dans notre dignité, lorsqu’ils tremblent d’émotion en déployant le triste récit qu’ils font de nous : nous serions restés à l’âge où l’amour nous a manqué. C’est qu’ils tiennent à comprendre : pourquoi sommes-nous si laids, et eux si beaux ? Est-ce qu’ils se voient poser ainsi la question ? Non, évidemment. Ils ont une langue toute faite pour éviter le miroir. Mais nous qui vivons dans l’inframonde et son infralangue, nous savons les traduire.
Remballez vos larmes. Les barbares ne sont pas des sauvages qu’il aurait fallu moins fouetter, moins humilier, et davantage câliner ; des sauvages que la civilisation aurait laissés de côté. Observez comme ils se croient au sommet de la critique lorsqu’ils défendent cela, lorsqu’ils avancent que nous ne sommes que la somme de nos frustrations, que ce que leur monde n’a pas voulu nous donner. Faussement habiles, ils prétendent nous défendre en plaidant notre vulnérabilité, notre démence, notre irresponsabilité, notre bestialité. Après tout, on ne juge pas un homme et un animal de la même façon, non ? Ils se croient malins comme des avocats, mais nous condamnent comme des juges à demeurer des victimes, leurs victimes, dénuées de sophistication morale et d’épaisseur psychologique. C’est leur grande découverte : notre « ensauvagement », disent-ils, c’est l’intégration qui a échoué. Pour nous sauver de nos monstres, il faudrait mieux nous intégrer, nous laisser enfin asseoir à leur table, et nous traiter avec un soin particulier. Comme des enfants ou des malades. Des petites vies cassées, des réfugiées. Et malheureux barbare celui qui déclinerait l’invitation !
[…]
L’ensauvagement est un processus intégrationniste. En quoi cette formule diffère-t-elle fondamentalement des mauvaises plaidoiries qui posent la violence des barbares comme le ravage produit par le système raciste ? Ils diront qu’on chipote comme chaque fois que nous tâchons de parler de notre dignité. Mais la différence est bel et bien de taille. C’est même un contresens. Dire l’ensauvagement est un processus intégrationniste, ce n’est pas sociologiser les raisons d’être de nos monstres intérieurs en remontant la généalogie de toutes nos carences civilisationnelles, c’est dire : nos monstres ne naissent pas à cause d’un manque de vous, ils naissent d’un trop de vous – trop de France, trop d’Empire. Ils naissent à votre contact et c’est à votre contact toujours qu’ils prennent forme et déterminent peu à peu leurs missions (auto)destructrices. C’est pourquoi ni vous ni tout ce que vous proposez comme récit du salut indigène par l’intégration ne peuvent véritablement nous sauver. En fait, rien de ce qui vient de ce monde ne peut nous sauver, pas seulement parce qu’une chose ne peut être le poison et son remède mais parce que ce n’est pas nous qui devons être sauvés. C’est la fameuse histoire du sain d’esprit dans un monde de fous. Quand le monde est malade, ceux qui résistent à ses lois, ce ne sont pas ceux qu’il faut guider, ce sont tous les autres. Au fond du gouffre identitaire que nous inflige la civilisation, nous ne sommes finalement pas les plus à plaindre. On saisit mieux notre chance : nous ça va, mais eux ? Imaginez-vous donc à leur place, les héritiers de l’Empire … Juste quelques secondes. Tous les démons de l’Histoire nous tomberaient d’un seul coup sur la tête. Enfants de nazis ! Enfants de colons ! Enfants d’esclavagistes ! Enfants de génocidaires. Les études culturelles sur leur race – les whites studies – ne parlent que de leurs privilèges. C’est injuste, au fond. Parlons aussi de tout ce dont ils manquent. A commencer par ce manque de valeurs qu’ils érigent encore aujourd’hui comme productions originales : l’humanisme, l’universalisme, la démocratie, la fraternité, la liberté d’expression… On se mettrait presque à comprendre ceux qui préfèrent endosser fièrement le crime. Tenir sa faute, c’est aussi une question d’honneur après tout. Allez savoir ce qui se passe dans leur tête. L’ensauvagement de l’Europe, ce n’est pas qu’un récit, nous rappelle Césaire.
Ah, je les entends débouler ! Ils disent : quand vous êtes laids, c’est le reflet de notre propre laideur mais quand vous êtes beaux, c’est votre beauté rien qu’à vous. La belle affaire !
Quelque part, ils ont raison et je ne peux m’empêcher de sourire en les imaginant nous prendre au mot et s’échauffer pour défendre leur honneur à eux aussi. Ils sont touchants dans leurs manières d’insister. C’est qu’ils tiennent aussi à leur beauté. Ils ne comprennent pas que de cet ego trip décolonial nous éprouvons un besoin d’ordre vital. Nous avons besoin qu’il nous enivre d’orgueil, besoin de notre beauté augmentée, hyperbolisée. Notre besoin de fierté est impossible à rassasier. Ce récit, s’il est coupé aux entournures pour satisfaire ce qu’ils appellent une complaisance communautaire, c’est un mensonge qui dit la vérité. Il faut le laisser coloniser nos cerveaux car il est le seul capable de rivaliser avec les forces narratives de l’Empire. Le seul à porter une lumière pour nos enfants, à poser une direction, un horizon. Le seul qu’il faut suivre. Ni larve ni monstre. « Et ô mon peuple, là-bas, entendez-moi, ils n’aiment pas votre cou dressé bien droit et sans licol. Alors aimez votre cou ; posez la main dessus, honorez-le, caressez-le et tenez-le droit[1]. »
Que les civilisés s’épargnent donc de s’appesantir sur notre sort. C’est nous qui devrions les pleurer. Et c’est nous qui pourrions les sauver. L’inverse n’a jamais eu lieu, d’aucune façon et à aucun moment de l’Histoire. Il y a des nuances ? Allons, depuis quand ils s’intéressent aux nuances ? Depuis qu’elles jouent en leur faveur, forcément. Dans Beloved, Paul D. a une réponse pour eux. Sethe, ancienne esclave, lui raconte qu’une jeune fille blanche « l’a aidée » sur le chemin de son évasion. Paul D. lui coupe alors la parole et la reprend. Ne dis jamais cela, nuance-t-il, c’est elle qu’elle a ainsi sauvée. Ainsi, lorsque les civilisés trahissent leur race en faveur des barbares, c’est leur propre salut qu’ils viennent chercher, leur propre beauté. Et Dieu sait comme elle est belle, leur beauté quand elle apparaît alors ; Dieu sait comme nous savons la reconnaître, et comme nous savons pleurer la mémoire de tous les Fernand Iveton et Maurice Audin. Oui, il existe une histoire de la dignité blanche et, en tant que dignité précisément, elle ne s’agite pas dans tous les sens pour nuancer le récit barbare de la culpabilité blanche. Elle vient éclairer une histoire de maître qui a appris de son esclave le stade supérieur de la dialectique : quand c’est l’esclave lui-même qui a enseigne au maître le sens de la liberté. Pas seulement la sienne, niée et bafouée, mais celle du maître, aliénée dans une relation vouée à la destruction réciproque. Le paradis pour tous ou l’enfer pour tous.
Avant de se rendre à son sort, Jesse Robinson se met sur son trente-et-un. « Un léger sourire flottait sur ses lèvres malgré les larmes qui continuaient à couler[2]. » Jesse Robinson ne pleure pas que pour lui, que pour sa propre perdition ou celle de son peuple. Il pleure aussi pour les Blancs. Plus exactement, il pleure pour tout ce qu’ils perdent. La beauté noire, la beauté indigène, la beauté barbare. « Ça devait finir ainsi. Ils auraient continué à nous abrutir et nous affoler si nous n’étions devenus des êtres humains. Ils ne savent d’ailleurs pas ce qu’ils perdent. Ils gâchent une panacée qui guérirait tous leurs maux[3]. » C’est un immense gâchis. Ça fait mal au bide quand on y pense. Mais les larmes de Jesse glissent sur son sourire. Ce satané sourire de sale gosse qui ne le lâche pas. Il ne peut s’en empêcher. Après son coup de fil aux flics qui viendront bientôt le jeter en taule, on laisse notre héros « amusé ». C’est le dernier mot du roman. Chester Himes veut nous faire « tomber le plomb du derrière[4] ». Toute cette gravité, cette crispation qui fait trembler les mots dès qu’il est question du racisme, ça commence à devenir sérieusement ridicule. Au téléphone, le gars du commissariat fait semblant d’être né hier :
- Nègre ? Qu’est-ce que c’est que ça ?
- Mais où as-tu passé ta vie, mon gars, pour ne pas savoir ce qu’est un Nègre[5]?
Ils sont tous nés hier. Les races, ils ne connaissent pas. Les indigènes, pas davantage. Les Nègres et les bougnoules, c’est du chinois. Et devant ces mots que nous avons choisi de dresser pour qu’ils ne nous heurtent plus jamais, eux transpirent et avalent leur salive. Allons, du calme, propose Chester Himes. Faut se détendre un peu. Y a peut-être mort d’homme, mort de peuples, et mort de civilisations entières, mais ça n’empêche pas de rigoler, non ? Et puis, toute cette merde qui nous sert de monde, ce n’est pas grave à ce point si elle finit par sombrer. Pas grave si les Blancs ont raté le coche de leur propre salut. Après tout, est-ce qu’ils méritaient vraiment qu’on les sauve ceux-là ? En attendant de délibérer, la fin, elle, ne cessera de tomber comme un couperet : « Nègre tue Blanche. »
[1] Toni Morrison, Beloved, Bourgois, Paris, 2023 (1987), p. 127.
[2] Chester Himes, La fin d’un primitif, Gallimard, Paris, 1956, p. 314.
[3] Ibid., p. 312.
[4] Ibid., p. 315.
[5] Ibid.