Portrait du colonisateur de gauche

« J’ai entrepris cet inventaire de la condition du colonisé d’abord pour me comprendre moi-même et identifier ma place au milieu des autres hommes. Ce que j’avais décrit était le lot d’une multitude d’hommes à travers le monde.» (4ème de couverture).

Texte extrait du chapitre II du livre Portrait du colonisateur écrit par Albert MEMMI et publié pour la premiere fois en 1957.

Dans cet extrait, Albert Memmi livre un portrait sans concessions du colonisateur de gauche qui refuse d’admettre la contradiction dans laquelle il baigne en tant que colon. Porteur plus ou moins malgré de lui d’une domination qui ne peut se résoudre autrement que par son départ des terres occupées ou son intégration volontaire au peuple opprimé, ce portrait demeure particulièrement d’actualité au regard des positions de la majorité des partis de gauche qui, au nom du progressisme, véhiculent un paternalisme raciste.

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Le nationalisme et la gauche

Nous touchons là à l’un des chapitres les plus curieux de l’histoire de la gauche contemporaine (si on avait osé l’écrire) et qu’on pourrait intituler le nationalisme et la gauche. L’attitude politique de l’homme de gauche à l’égard du problème colonial en serait un paragraphe; les relations humaines vécues par le colonisateur de gauche, la manière dont il refuse et vit la colonisation en formerait un autre.

Il existe un incontestable malaise de la gauche européenne en face du nationalisme. Le socialisme déja, de vocation s’est voulu, depuis si longtemps internationaliste que cette tradition a semblé definitivement liée à sa doctrine, faire partie de ses principes fondamentaux. Chez les hommes de gauche de ma génération, le mot de nationaliste provoque encore une réaction de méfiance sinon d’hostilite. Lorsque I’U.R.S.S. « patrie internationale» du socialisme, se posa en nation – pour des raisons qu’il serait long d’examiner ici – ses raisons ne parurent guère convaincantes à beaucoup de ses admirateurs les plus dévoués. Dernièrement, on s’en souvient, les gouvernements des peuples menacés par le nazisme ont fait appel, après une brève hésitation, aux ripostes nationales, un peu oubliées. Cette fois. les partis ouvriers, préparés par l’exemple russe, le danger étant imminent, ayant découvert que le sentiment national restait puissant parmi leurs troupes, ont répondu et collaboré à cet appel. Le parti communiste français l’a même repris à son compte et s’est revendiqué comme « parti national » réhabilitant le drapeau tricolore et la Marseillaise. Et c’est encore cette tactique ou ce renouveau qui a prévalu après la guerre, contre l’investissement de ces vieilles nations par la jeune Amérique. Au lieu de se battre au nom de l’idéologie socialiste contre un danger capitaliste, les partis communistes, et une grande partie de la gauche, ont préféré opposer une entité nationale à une autre entité nationale, assimilant assez fâcheusement Américains et capitalistes. De tout cela, il a résulté une gêne certaine dans l’attitude socialiste à l’égard du nationalisme, un flottement dans l’idéologie des partis ouvriers. La réserve des journalistes et des essayistes de gauche devant ce problème est, à cet égard, fort significative. Ils l’envisagent le moins possible; ils n’osent ni le condamner ni l’approuver; ils ne savent comment  ni s’ils veulent l’intégrer, le faire passer dans leur compréhension de l’avenir historique. En un mot, la gauche actuelle est dépaysée devant le nationalisme.

Or, pour de multiples causes, historiques, sociologiques et psychologiques, la lutte des colonisés pour leur libération a pris une physionomie nationale et nationaliste accusée. Si la gauche européenne ne peut qu’approuver, encourager et soutenir cette lutte, comme tout espoir de liberté, elle éprouve une hésitation très profonde, une inquiétude réelle devant la forme nationaliste de ces tentatives de libération. Il y a plus : le renouveau nationaliste des partis ouvriers est surtout une forme pour un même contenu socialiste. Tout se passe comme si la libération sociale, qui reste le but ultime, faisait un avatar à forme nationale plus ou moins durable; simplement les Internationales avaient enterré trop tôt les nations. Or l’homme de gauche n’aperçoit pas toujours avec une évidence suffisante le contenu social prochain de la lutte des colonisés nationalistes. En bref, l’homme de gauche ne retrouve dans la lutte du colonisé, qu’il soutient a priori, ni les moyens traditionnels ni les buts derniers de cette gauche dont il fait partie. Et bien entendu, cette inquiétude, ce dépaysement sont singulièrement aggravés chez le colonisateur de gauche, c’est-à-dire l’homme de gauche qui vit en colonie et fait ménage quotidien avec ce nationalisme.

Prenons un exemple parmi les moyens utilisés dans cette lutte : le terrorisme. On sait que la tradition de gauche condamne le terrorisme et l’assassinat politique. Lorsque les colonisés en vinrent à les employer, l’embarras du colonisateur de gauche fut très grave. Il s’efforce de les détacher de l’action volontaire du colonisé, d’en faire un épiphénomène de sa lutte : ce sont, assure-t-il, des explosions spontanées de masses trop longtemps opprimées, instables, douteux, difficilement controlables par la tête du mouvement. Bien rares furent ceux, même en Europe, qui aperçurent et admirent, osèrent dire que l’ecrasement du colonisé était tel, telle était la disproportion des forces, qu’il en était venu, moralement a tort ou à raison, à utiliser volontairement ces moyens. Le colonisateur de gauche avait beau faire des efforts, certains actes lui parurent incomprenensibles, scandaleux et politiquement absurdes; par exemple la mort d’enfants ou d’étrangers à la lutte, ou même de colonisés qui, sans s’opposer au fond, désapprouvaient tel détail de l’entreprise. Au début, il fut tellement troublé qu’il ne trouvait pas mieux que de nier de tels actes; ils ne pouvaient trouver aucune place, en effet, dans sa perspective du problème. Que ce soit la cruauté de l’oppression qui explique l’aveuglement de la réaction lui parut à peine un argument : il ne peut approuver chez le colonisé ce qu’il combat dans la colonisation, ce pourquoi précisément il condamne la colonisation.

Puis, après avoir soupçonné à chaque fois la nouvelle d’être fausse, il dit, en désespoir de cause, que de tels agissements sont des erreurs, c’est-à-dire qu’ils ne devraient pas faire partie de l’essence du mouvement. Les chefs certainement les désapprouvent, affirme-t-il courageusement. Un journaliste qui a toujours soutenu la cause des colonisés, las d’attendre des condamnations qui ne venaient pas, finit un jour par mettre publiquement en demeure certains chefs de prendre position contre les attentats. Bien entendu. il ne reçut aucune réponse; il n’eut pas la naïveté supplémentaire d’insister.

Devant ce silence, que restait-il à faire? A interpreter. Il se mit à s’expliquer le phénomène, à l’expliquer aux autres, au mieux de son malaise : mais jamais, notons- le, à le justifier. Les chefs, ajoute-t-il maintenant, ne peuvent pas parler, ils ne parleront pas, mais ils n’en pensent pas moins. Il aurait accepté avec soulagement, avec joie, le moindre signe d’intelligence. Et comme ces signes ne peuvent pas venir, il se trouve placé devant une alternative redoutable; ou, assimilant la situation coloniale à n’importe quelle autre, il doit lui appliquer les mêmes schèmes, la juger et juger le colonisé suivant ses valeurs traditionnelles, ou considérer la conjoncture coloniale comme originale et renoncer à ses habitudes de pensée politique, à ses valeurs, c’est-à-dire précisément à ce qui l’a poussé à prendre parti. En somme, ou il ne reconnaît pas le colonisé, ou il ne se reconnaît plus. Cependant, ne pouvant se résoudre à choisir une de ces voies, il reste au carrefour et s’élève dans les airs : il prête aux uns et aux autres des arrière-pensées à sa convenance, reconstruit un colonisé suivant ses voeux; bref il se met à fabuler.

Il n’est pas moins troublé sur l’avenir de cette libération, du moins sur son avenir prochain. Il est fréquent que la future nation, qui se devine, s’affirme déjà par-delà la lutte, se veut religieuse par exemple ou ne révèle aucun souci de la liberté. Là encore il n’y a d’autre issue que de lui supposer une pensée cachée, plus hardie et plus généreuse : dans le fond de leur cœur, tous les combattants lucides et responsables sont autre chose que des théocrates, ont le goût et la vénération de la liberté. C’est la conjoncture qui leur impose de déguiser leurs vrais sentiments; la foi étant trop vive encore chez les masses colonisées, ils doivent en tenir Compte. Ils ne manifestent pas de préoccupations démocratiques ? Obligés d’accepter tous les concours, ils évitent ainsi de heurter les possédants, bourgeois et féodaux.

Cependant les faits indociles ne viennent presque jamais se ranger à la place que leur assignent ses hypothèses; et le malaise du colonisateur de gauche reste vivace, toujours renaissant. Les chefs colonisés ne peuvent pas fronder les sentiments religieux de leurs troupes, il l’a admis, mais de là à s’en servir! Ces proclamations au nom de Dieu, le concept de guerre sainte, par exemple, le dépayse, l’effraye. Est-ce vraiment pure tactique? Comment ne pas constater que la plupart des nations ex-colonisées s’empressent, aussitôt libres, d’inscrire la religion dans leur constitution ? Que leurs polices, leurs juridictions naissantes ne ressemblent guère aux prémisses de la liberté et de la démocratie que le colonisateur de gauche attendait ?

Alors, tremblant au fond de lui-même de se tromper une fois de plus, il reculera encore d’un pas, il fera un pari, sur un avenir un peu plus lointain: plus tard, assurément, il surgira du sein de ces peuples des guides qui exprimeront leurs besoins non mystifiés, qui défendront leurs véritables intérêts, en accord avec les impératifs moraux (et socialistes) de l’histoire. Il était inévitable que seuls les bourgeois et les féodaux, qui ont pu faire quelques études, fournissent des cadres et impriment cette allure au mouvement. Plus tard les colonisés se débarrasseront de la xénophobie et des tentations racistes, que le colonisateur de gauche discerne non sans inquiétude. Réaction inévitable au racisme et à la xénophobie du colonisateur; il faut attendre que disparaissent le colonialisme et les plaies qu’il a laissées dans la chair des colonisés. Plus tard, ils se débarrasseront de l’obscurantisme religieux.

Mais en attendant, sur le sens du combat immediat, le colonisateur de gauche ne peut que rester divisé. Être de gauche, pour lui, ne signifie pas seulement accepter et aider la libération nationale des peuples, mais aussi la démocratie politique et la liberté, la démocratie économique et la justice, le refus de la xénophobie raciste et l’universalité, le progrès matériel et spirituel. Et si toute gauche véritable doit souhaiter et aider la promotion nationale des peuples, c’est aussi, pour ne pas dire surtout, parce que cette promotion signifie tout cela. Si le colonisateur de gauche refuse la colonisation et se refuse comme colonisateur, c’est au nom de cet idéal. Or il découvre qu’il n’y a pas de liaison entre la libération des colonisés et l’application d’un programme de gauche. Mieux encore, quil aide peut-être à la naissance d’un ordre social où il n’y a pas de place pour un homme de gauche en tant que tel, du moins dans un avenir prochain.  II arrive même que pour des raisons diverses – pour se ménager la sympathie de puissances réactionnaires, pour réaliser une union nationale ou par conviction – les mouvements de libération bannissent dès maintenant l’idéologie de la gauche et refusent systématiquement son aide, la mettant ainsi dans un insupportable embarras, la condamnant à la stérilité. Alors, en tant que militant de gauche, le colonisateur se trouve même pratiquement exclu du mouvement de libération coloniale.

L’impossibilité du colonisateur de gauche

Serré d’un peu près, le rôle du colonisateur de gauche s’effrite. Il y a, je le crois, des situations historiques impossibles, celle-là en est une. Sa vie actuelle en colonie est finalement inacceptable par l’idéologie du colonisateur de gauche, et si cette idéologie triomphait elle mettrait en question son existence même. La conséquence rigoureuse de cette prise de conscience serait d’abandonner ce rôle.

Il peut essayer, bien entendu, de composer et toute sa vie sera une longue suite d’accommodements. Les colonisés au milieu desquels il vit ne sont donc pas les siens et ne le seront pas. Tout bien pesé, il ne peut s’identifier à eux et ils ne peuvent l’accepter. « Je suis plus à l’aise avec des Européens colonialistes, m’a avoué un colonisateur de gauche au-delà de tout soupçon, qu’avec n’importe lequel des colonisés. » Il n’envisage pas, s’il l’a jamais envisagé, une telle assimilation ; il manque d’ailleurs de l’imagination nécessaire à une telle révolution. Lorsqu’il lui arrive de rêver à un demain, un état social tout neuf où le colonisé cesserait d’être un colonisé, il n’envisage guère, en revanche, une transformation profonde de sa propre situation et de sa propre personnalité. Dans cet état nouveau, plus harmonieux, il continuera d’être ce qu’il est, avec sa langue préservée et ses traditions culturelles dominantes. Par une contradiction affective qu’il ne voit pas en lui-même ou refuse de voir, il espère continuer à être Européen de droit divin dans un pays qui ne serait plus la chose de l’Europe; mais cette fois du droit divin de l’amour et de la confiance retrouvée. Il ne serait plus protégé et imposé par son armée mais par la fraternité des peuples. Juridiquement, à peine quelques petits changements administratifs, dont il ne devine pas le goût vécu et les conséquences. Sans en avoir une idée législative claire, il espère vaguement faire partie de la future jeune nation mais il se réserve fermement le droit de rester un citoyen de son pays d’origine. Enfin, il accepte que tout change, appelle de ses veux la fin de la colonisation, mais se refuse à envisager que cette révolution puisse entrainer un bouleversement de sa situation et de son être. Car c’est trop demander à l’imagination que d’imaginer sa propre fin, même si c’est pour renaître autre; surtout si, comme le colonisateur, on n’apprécie guère cette renaissance.

On comprend maintenant un des traits les plus décevants du colonisateur de gauche : son inefficacité politique. Elle est d’abord en lui. Elle découle du caractère particulier de son insertion dans la conjonction coloniale. Sa revendication, comparée à celle du colonisé, ou même à celle du colonisateur de droite, est aérienne. Où a-t-on vu d’ailleurs une revendication politique sérieuse – qui ne soit pas une mystification ou une fantaisie qui ne repose sur de solides répondants concrets, que ce soit la masse ou la puissance, l’argent ou la force ? Le colonisateur de droite est cohérent quand il exige le statu quo colonial, ou même quand il réclame cyniquement encore plus de privilèges, encore plus de droits: il défend ses intérêts et son mode de vie, il peut mettre en euvre des forces énormes pour appuyer ses exigences. L’espoir et la volonté du colonisé ne sont pas moins évidents et fondés sur des forces latentes, mal réveillées à elles-mêmnes, mais susceptibles de développements étonnants. Le colonisateur de gauche se refuse à faire partie du groupement de ses compatriotes; en même temps il lui est impossible de faire coincider son destin avec celui du colonisé. Qui est-il politiquement? De qui est-il l’expression, sinon de lui-même, c’est-à-dire d’une force négligeable dans la confrontation ?

Sa volonté politique souffrira d’une faille profonde, celle de sa propre contradiction. Sil essaye de fonder un groupement politique, il n’y intéressera jamais que ses pareils, colonisateurs de gauche déjà ou autres transfuges, ni colonisateurs ni colonisés, eux-mêmes en porte-à-faux. Il ne réussira jamais à attirer la foule des colonisateurs, dont il il heurte trop les intérêts et les sentiments; ni les colonisés, car son groupeme n’en est ni issu ni porté, comme doivent l’être les partis de profonde expression populaire. Qu’il n’essaye pas de prendre quelque initiative, de déclencher une grève, par exemple ; il vérifierait aussitôt son absolue impuissance, son extériorite. Se soumettrait-il à offrir inconditionnellemnent son aide, il ne serait pas assuré pour cela d’avoir prise sur les événements ; elle est le plus souvent refusée et toujours tenue pour négligeable. Au surplus, cet air de gratuité ne fait que mieux souligner son impuissance politique.

Ce hiatus entre son action et celle du colonisé aura des conséquences imprévisibles et le plus souvent insurmontables. Malgré ses efforts pour rejoindre le réel politique de la colonie, il sera constamment déphasé dans son langage comme dans ses manifestations. Tantôt il hésitera ou refusera telle revendication du colonisé, dont il ne comprendra pas d’emblée la signification, ce qui semblera confirmer sa tiédeur. Tantôt, voulant rivaliser avec les nationalistes les moins réalistes, il se livrera à une démagogie verbale, dont les outrances mêmes augmenteront la méfiance du colonisé. Il proposera des explications ténêbreuses et machiavêliques des actes du colonisateur là où le simple jeu de la mécanique colonisatrice aurait suffi. Ou, à l’étonnement agacé du colonisé, il excusera bruyamment ce que ce dernier condamne en lui-même. En somme, refusant le mal, le colonisateur de bonne volonté ne peut jamais atteindre au bien, car le seul choix qui lui soit permis n’est pas entre le bien et le mal, il est entre le mal et le malaise.

Il ne peut manquer enfin de s’interroger sur la portée de ses efforts et de sa voix. Ses accès de fureur verbale ne suscitent que la haine de ses compatriotes et laissent le colonisé indifférent. Le colonisateur de gauche ne détenant pas le pouvoir, ses affirmations et ses promesses n’ont aucune influence sur la vie du colonisé. Il ne peut d’autre part dialoguer avec le colonisé, lui poser des questions ou demander des assurances. II fait partie des oppresseurs et à peine fait-il un geste équivoque, s’oublie-t-il à faire la moindre réserve – et il croit pouvoir se permettre la franchise qu’autorise la bienveillance – le voilà aussitôt suspect. Il admet, par ailleurs, qu’il ne doit pas gêner par des doutes, des interrogations publiques, le colonisé en lutte. Bref, tout lui administre la preuve de son dépaysement, de sa solitude et de son inefficacité. Il découvrira lentement qu’il ne lui reste plus qu’à se taire. Déjà il était obligé de couper ses déclarations de silences suffisants pour ne pas indisposer gravement les autorités de la colonie et être obligé de quitter le pays. Faut-il avouer que ce silence, auquel il s’habitue assez bien, ne lui sera pas un tel déchirement? Qu’il faisait, au contraire, effort pour lutter au nom d’une justice abstraite pour des intérêts qui ne sont pas les siens ? Souvent même exclusifs des siens ?

S’il ne peut supporter ce silence et faire de sa vie un perpétuel compromis, s’il est parmi les meilleurs, il peut finir aussi par quitter la colonie et ses privilèges. Et si son éthique politique lui interdit ce qu’elle considère quelque fois comme un abandon, il fera tant, il frondera les autorités, jusqu’à ce qu’il soit «remis à la disposition de la métropole» suivant le pudique jargon administratif. Cessant d’être un colonisateur, il mettra fin à sa contradiction et a son malaise.

Pour un syndicalisme de quartier

Stratégies de lutte pour le logement face au capitalisme urbain

Article écrit par Par Antonio Delfini, Charles Reveillere et Julien Talpin, paru en septembre 2024 sur le site mouvement.info

Les transformations du capitalisme ont contribué, depuis les années 1980, à la fragmentation des espaces, des statuts et des temps du travail, fragilisant considérablement l’un des foyers d’émergence historique de la contestation du capitalisme : l’usine. Nous faisons l’hypothèse que les mobilisations pour le droit à la ville, notamment celles ancrées dans l’unité de lieu que représente le quartier, peuvent constituer un nouveau front des luttes sociales.

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Radiographie d’une résistance.

Texte extrait du livre Nous sans l’Etat par Yásnaya Elena Aguilar Gil, publié aux éditions Ici-bas en 2024.

 

Dans ce chapitre, Yásnaya Aguilar propose une typologie des différentes formes de résistances possibles aux États-nations modernes depuis la position Mixe qui est la sienne, en rappelant la longue et continue histoire des luttes indigènes dans sa région natale du Oaxaca et dans tout le Mexique. À rebours des assignations et représentations homogénéisantes façonnées par le pouvoir, ce recueil de textes interroge à la source l’« être indigène » et les moyens à sa disposition pour lutter efficacement contre l’Etat. Il s’agira de trouver l’équilibre, toujours sur une ligne de crête, entre récupération pragmatique et rejet protecteur des outils de la modernité.

Mixe: peuple indigène des montagnes du nord-ouest de la région de Oaxaca au Mexique.

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EN TANT QUE PEUPLES INDIGÈNES, nous sommes fiers d’avoir résisté cinq cents ans, avons-nous entendu il y a de cela quelque temps, dans une conférence prononcée au cours d’un congrès international. Une amie s’est tournée vers moi et m’a dit en chuchotant : «Moi, plutôt que fière, je suis surtout lasse de résister.» Nous avons alors décidé de procéder à un exercice d’imagination consistant à envisager des mondes où les motifs qui nous forçaient à résister n’existeraient tout simplement pas. A l’époque, nous ne sommes pas parvenues à grand-chose. Nous avons réalisé que la résistance était un récit qui structurait à la base notre expérience d’habiter le monde en tant que peuples indigènes et qu’à force d’avoir résisté, les scénarios radicalement utopiques avaient déserté nos imaginaires. Mes utopies se heurtaient presque toujours à l’omniprésence des systemes d’oppression : pour ne citer qu’un exemple, je rêvais de changements juridiques, certes radicaux, mais toujours inscrits dans le cadre de l’État. Il m’a alors semblé urgent de reconquérir à la terre de utopies une vallée de possiblites jusque-là inimaginables. Paradoxalement, les tentatives pour imaginer ces scénarios radicaux se transformaient en nouveau type de résistance narrative. J’étais comme prise au piège. J’avais besoin d’imaginer des mondes radicalement différents, car même les récits qui me traversaient parvenaient à brider cette exploration. Je résistais en imaginant ne pas résister, en imaginant ne pas avoir à résister. Je résistais en voulant échapper aux récits de résistance qui s’ajustaient toujours aux systèmes d’oppression. Je comprenais, par exemple, que l’existence d’un drapeau mixe – tricolore, comme le drapeau national -, d’emblèmes propres, d’un hymne ayuujk et d’une cérémonie au cours de laquelle on leur rendait les honneurs constituaient un défi symbolique pour le drapeau tricolore de l’État mexicain, son emblème, son hymne et ses rituels. L’existence de ces symboles ébranlait les fondements mêmes du récit nationaliste mexicain, mais en les imitant, ils en reproduisaient la structure. Et c’est ce récit qui l’emportait : celui d’un monde où les symboles d’une nation, la nation mixe dans ce cas, devaient être des drapeaux, des emblèmes et des hymnes. Existait-il d’autres façons de symboliser? La recherche d’autres solutions devenait alors une réaction, un acte de résistance face à la création de symboles typiques d’une catégorie d’oppression, comme l’est I’État mexicain pour les peuples indigènes. Puisque l’on ne pouvait ignorer l’oppression, on ne pouvait donc pas ignorer la résistance?
Ce type d’exercice m’a permis d’apprécier l’inventaire lexical et les mécanismes grammaticaux que m’offre une langue radicalement différente de celle dans laguelle j’écris ici : la différence entre indigena et mestizo est une opposition que ma langue maternelle, l’ayuujk, également dénomnée mixe, n’enregistre même pas au niveau lexical. Aucun terme ne correspond, de près ou de loin, à ces catégories ; la différence est plutôt liée, ce n’est pas la première fois que je le souligne, au fait d’être ayuujk jä’äy (Mixe) ou akäts (non-Mixe). Elle découpe le monde des identités collectives d’une manière tout à fait différente de celle opérée par les termes indígena et mestizo. J’apprécie le fait que ma langue m’offre de brefs espaces utopiques, lexicaux et grammaticaux, qui ne s’érigent pas nécessairement en réaction à des catégories d’oppression et dans lesquels le monde peut être divisé grâce à des catégories lexicales différentes. Néanmoins, dans le contexte actuel, le fait même de parler ma langue maternelle est déjà un acte de résistance, compte tenu des politiques de castillanisation forcée qui ont été farouchement imposées. Que nous soyons fiers ou las de résister, la résistance façonne les relations et les expériences d’un monde régi par des structures d’oppression profondément imbriquées, entrelacées les unes aux autres. Elle est la preuve indéniable de l’oppression, mais elle est aussi ce qui la nie, ce qui promet sa destruction. A l’heure actuelle, en tant que peuples indigenes, nous résistons au racisme, aux intérêts capitalistes qui nous privent de nos territoires et de nos sources de vie ainsi qu’à l’Etat qui a institué une politique intégrationniste visant a effacer notre existence en tant que nations autres que la nation mexicaine – qu’il a lui-même créée à grands coups de nationalisme.
De quelles manières résistons-nous? Il me semble naif d’essayer de classer les types et modes de résistance des peuples indigènes. En effet, si les systèmes d’oppression sont à ce point imbriqués les uns aux autres qu’il en est presque malhonnête de les analyser séparément, les résistances des peuples se trouvent également entremêlées et créent un réseau complexe qui s’oppose de façon dynamique aux systèmes d’oppression. S’il est donc naif de proposer une classification des luttes indigènes, il n’en demeure pas moins intéressant d’en dégager, à grands traits, les principales formes. C’est l’objet de ces lignes.

La résistance frontale

J’écris ce texte au moment où l’on commémore les cing cents ans de l’arrivée d’Hernán Cortés dans ce que nous appelons aujourd’hui le Mexique. On ne peut qualifier ce débarquement de manière positive. La guerre lui a succédé, puis a commencé l’ordre colonial qui persiste jusqu’à nos jours. Les peuples et nations qui habitaient ces terres ont depuis lors été classifiés, racialisés et enfermés dans les catégories ayant jadis émergé. Avant, il n’y avait pas d’Indiens, mais une multitude de peuples, de nations, de structures sociales aux relations complexes, en constante évolution et reconfiguration. La catégorie indio s’appuie sur des oppositions surgies à cette époque, et étroitement liées à la traite transatlantique : les catégories «espagnol» (et plus tard criollo), negro ainsi que le systeme de castes qui en découle. L’étiquette indio témoigne de cinq cents ans d’oppression et de cinq cents ans de résistance. Cette ambivalence permet de rejeter cette étiquette en tant que catégorie d’oppression au même titre qu elle est revendiquée comme une catégorie de résistance. Il en va de même d’autres catégories issues de l’oppression, qui, lorsqu’elles sont énoncées à partir de celle de l’opprimé, oscillent entre le rejet et la revendication: joto (au Mexique, terme dépréciatif désignant un homme efféminé ou homosexuel), negro, indio.
Face au nouvel ordre établi, les résistances au processus de colonisation étaient des oppositions frontales, et on ne peut pas affirmer que ladite «guerre de Conquête» ait pris fin à un moment donné. Tout au long des trois cents ans de colonie, la résistance violente et les rébellions étaient des phénomènes fréquents. En 1662, la population mixe, qui avait vu son territoire divisé en trois alcaldías mayores sous le gouvernement espagnol, organisa des émeutes et assaillit les sièges des Espagnols depuis lesquels s’exerçait le contrôle territorial. En 1692, l’écrivain Carlos de Sigüenza y Góngora décrivit la grande mutinerie menée par la population indigène à Mexico : « Hé, Mesdames! disaient les Indiennes dans leur langue, nous allons à cette guerre avec joie, et puisque Dieu le veut, que l’on en finisse avec les Espagnols, peu importe que nous mourions sans confession! Cette terre n’est-elle pas la nôtre ? Eh bien, que veulent donc les Espagnols ? » Entre 1734 et 1737, le peuple pericù se souleva sur l’actuel territoire de la la Basse-Californie du Sud pour se libérer des abus des Espagnols. Des noms comme ceux du Maya Jacinto Canek, du Zapotèque Gerónimno Flores ou du Caxcán Francisen Tenamaztle n’occupent pas une place prédominante dans I’histoire officielle qui a choisi de parler du début d’un métissage nécessaire justifiant avant tout la création ultérieure de I’État mexicain. Les personnes à la tête de ces soulèvements furent presque toujours punies de manière particulièrement sévère ; dans de nombreux cas, leurs restes furent dispersés dans des lieux publics pour que le châtiment soit encore plus frappant.

Les révoltes indiennes ont jalonné l’histoire nationale depuis la création de l’État, en 1810 : la guerre des Castes au Yucatán (1847-1901), la dénommée rébellion Chamula au Chiapas en 1869 et la guerre Yaqui dans l’Etat de Sonora (1870-1880) en sont quelques exemples. L’État n’en a pas été moins violent dans sa manière d’étouffer et de punir ces rébellions qui s’opposaient au système d’oppression établi. On peut retracer ces résistances armées jusqu’au très récent soulèvement de I’EZLN en 1994.
Ces modes de résistance interrogent la définition même du terme : une insurrection armée qui prétend subvertir l’ordre établi de la manière la plus directe possible peut-elle être simplement qualifiée de résistance? Malgré le poids des terribles répressions déployées contre les révoltes indiennes, les soulèvements continuent de tendre vers la lutte armée dans un affrontement direct avec les structures oppressives – une lutte qui, en cas de combat frontal, réprime brutalement et sévèrement, à la manière coloniale. Dans la lave chaude de la résistance quotidienne, les rébellions et la confrontation ouverte sont un bouillonnement débordant, brûlant, aussi éphémère soit-il. Aujourd‘hui, que l’on fasse ou non usage de la force ou des armes, on est en danger : toute résistance, ouverte et frontale, aussi pacifique soit-elle, met en péril la vie même. Un affrontement direct avec l’Etat, l’entreprise minière ou l’armée pour résister à la dépossession implique de risquer son corps. Au cours de la dernière décennie, plus de 83 personnes indigènes ont été assassinées pour avoir défendu leurs territoires, sans compter celles qui ont été harcelées, enlevées, emprisonnées, torturées ou disparues.

La résistance insoupçonnée

Continuer d’exister dans un système oppresseur qui oeuvre à votre disparition, c’est déjà résister. Pour y parvenir, on peut avoir l’air de capituler et utiliser les structures imposées pour les subvertir et en faire des moyens de résistance. Le démantèlement progressif de nombreuses structures sociopolitiques du monde mésoaméricain, notamment dans I’Etat de Oaxaca, a vu émerger une structure qui semblait-être l’acceptation d’une institution introduite par les colonisateurs : le cabildo. Les peuples de la Sierra Norte en particulier se sont peu à peu approprié ces éléments tout en créant et en renforçant l’un des systèmes de résistance les plus importants à ce jour : la communalité, baptisée et décrite en détail par l’anthropologue mixe Floriberto Díaz et l’anthropologue zapotèque Jaime Luna.
Dans ces communautés, l’assemblée générale est la plus haute autorité où siègent les habitants qui possèdent la terre de manière communale et pour qui la gestion de la vie en commun s’effectue par le biais d’un soutien mutuel consacré. À Oaxaca, et notamment dans certaines communautés de la Sierra Norte, on peut observer l’articulation entre les catégories de l’État et celles des résistances insérées dans le système auquel elles s’opposent : les autorités communautaires élues en assemblée sont également des autorités municipales. Elles participent à la fois d’une unité de gouvernement local et d’un niveau de gouvernement reconnu par la Constitution de I’État mexicain. Cette situation suscite un fonctionnement différent pour ce type d’entité : il n’existe pas de partis politiques en lice pour le pouvoir et donc pas de campagnes électorales ; les fonctionnaires du municipio sont également des autorités communautaires qui ne perçoivent aucun salaire en échange de leur mandat et répondent de leurs actes directement devant l’assemblée. Le fait de chercher activement à faire partie du cabildo suscite en général des suspicions et est sanctionné socialemnent. Ces entités possèdent leur propre système normatif, qui diffère de celui des autres municipios du pays. Le noyau de résistance que représente la communauté a subverti la structure du cabildo colonial pour se fondre dans la figure étatique du municipio et résister à partir de là. Cette double articulation en cabildo traditionnel – qui répond à la communauté – et en ayuntamiento municipal – qui semble dans le même temps répondre à I’Etat – permet une résistance constante au sein du système, mais elle l’expose par là même à des dynamiques officielles. D’un côté, elle offre une marge de manoeuvre puisqu’en tant que communauté indigène dotée de son propre système normatif, elle contrôle l’institution municipale, mais de l’autre, elle subit les pressions auxquelles est soumise cette dernière. Dans d’autres régions du pays, de nombreuses communautés indigènes appartiennent à des municipios dotés de chefs-lieux mestizos qui élisent leurs fonctionnaires via le système de partis politiques et qui perpétuent très souvent de manière acharnée le colonialisme d’État dans les communautés indiennes. Dans de nombreux villages de la Sierra de Oaxaca, c’est la communauté qui est devenue municipio.
Cette stratégie visant à éviter la confrontation directe présente en général des aspects très intéressants puisqu’elle reprend à son avantage des éléments imposés par l’ordre colonial et par l’État. Au fil de l’histoire, elle a été utilisée pour faire face aux attaques contre la propriété foncière communale, pour ne citer qu’une des formes les plus frontales. Dans le cadre des lois de Réforme du XIXe siècle au Mexique, la loi Lerdo* entraînait la confiscation des terres communales qui appartenaient principalement à des communautés indigènes. Dans de nombreux cas, plusieurs communautés ont mis en place des mesures pour faire mine de se conformer aux nouvelles dispositions. Elles ont ensuite racheté leurs terres sous forme de petites propriétés aux confins du territoire afin de les y préserver en tant que terres communales. Le contrôle exercé par l’État sur les finances des communautés-municipio de Oaxaca est censé être absolu (par le biais du contrôle fiscal), mais ces dernières conservent certaines de leurs ressources économiques hors de sa portée grâce à différents mécanismes qui leur permettent de garder leur autonomie. Les stratégies qui supposent l’approbation simulée face à l’État sont très courantes dans différents champs de la résistance des communautés ; elles les protègent des représailles que pourrait entraîner une confrontation directe où le rapport de force ne leur serait pas favorable. Ce stratagème, qui implique d’outrepasser en feignant de respecter, a été I’une des stratégies de résistance les plus importantes, durables et efficaces. La négociation constante de ce qui est accepté, la recherche de stratégies visant à éviter l’obéissance à ce qui suppose pour nous un affront demandent énormément de créativité et un effort soutenu qui ont porté leurs fruits. Cette façon de résister explique dans une large mesure la pérennité des peuples dans un pays qui s’efforce depuis des siècles de nous intégrer et de faire disparaitre nos organisations sociopolitiques, nos territoires, nos langues, nos cultures et nos modes de vie. Cependant, il subsiste toujours un doute quant aux effets que cette négociation constante peut avoir sur les peuples indigènes ; dans quelle mesure, lorsqu’ils adoptent certains éléments du système oppresseur, ces derniers n’affectent-ils pas leurs propres structures? Lorsque les circonstances le justifient, ce type de résistance peut s’avérer ouvert et déclaré, notamment lorsque l’intégrité du territoire est menacée. Cela explique pourquoi, lorsqu’il ne restait plus d’autre recours, les femmes de Magdalena Teitipac, une petite ville de la vallée de Oaxaca, ont affronté la société minière qui empoisonnait leurs terres en s’interposant physiquement pour empêcher les machines de pénétrer dans leur communauté.

La résistance par l’inclusion

Plus récemment, l’une des stratégies les plus notables a consisté à s’insérer dans le cadre légal de I’État et de là, à activer ses mécanismes pour le forcer à respecter les peuples indigènes. L’activisme judiciaire a réussi à transformer certaines lois, traités et amendements de la Constitution mexicaine en de véritables moyens de défense des peuples et des territoires. Mais ces processus soulèvent également des questions. En quoi impliquent-ils un renforcement de l’appareil d’État? Jusqu’à quel point ces mesures doivent elles être envisagées comme un mécanisme nécessaire sans que la reconnaissance juridique ne devienne le seul horizon possible qui sacrifie d’autres utopies, plus radicales ? Parfois, les systèmes de validation de la structure oppressive admettent et célèbrent l’inclusion de certains individus. Le cas de Yalitza Aparicio – protagoniste du film Roma et nommée pour I’Oscar de la meilleure actrice – et la reconnaissance que cette nomination suppose au sein du système de production cinématographique occidental peuvent être lus de façon ambivalente, comme toute résistance : l’inclusion ouvre en effet d’un côté des débats nécessaires qui n’auraient pas lieu autrement dans des cercles privilégiés, et de l’autre elle fixe dans les imaginaires l’idée que les systèmes de validation qui comptent le plus sont ceux de la culture oppressive qui exclut systématiquement, tout en se montrant ponctuellement inclusive. L’inclusion individuelle semble suggérer que ces systèmes fermés de validation peuvent évoluer, qu’ils peuvent être démontés à l’aide des micros et des projecteurs qu’ils proposent, mais elle semble également affirmer que les systèmes de validation non occidentaux sont inexistants ou peu pertinents. La résistance implique donc aussi le maintien et la création de systèmes de validation alternatifs. Le tapage causé par l’inclusion individuelle dans les systèmes de validation occidentaux masque l’exclusion collective sur laquelle ils se fondent, et c’est en cela qu’elle est dangereuse. S’insérer dans le système oppresseur pour mieux résister comporte toujours le risque que le sujet soit instrumentalisé pour légitimer ce système. Les résistances politiques, culturelles, linguistiques de tout autre type peuvent être menées via la confrontation, l’assentiment apparent ou l’inclusion, mais il est certain qu’elles n’ont jamais lieu de manière univoque.

Les résistances sont complexes, elles se tissent et s’exercent à la fois de façons contradictoires, dynamiques, créatives, très souvent spontanées. Notre existence en tant que peuples autochtones est déjà une résistance. Dans un monde idéal, la résistance n’existe pas, car les oppressions qui la motivent n’existent pas non plus.
Dans un monde idéal, elles n’ont jamais existé. C’est ce que nous tentons d’imaginer, en profondeur. Et cela aussi, c’est résister.

 

*Loi Lerdo: après la promulgation de la Constitution de 1857, le président Benito Juárez a impulsé les lois de Réforme qui ont entériné la séparation de l’église et de l’état. La loi Lerdo fait partie de ces politiques de desamortissement et a exigé l’individualisation des propriétés indiennes.

Les fondements politico-économiques du fémonationalisme

Texte de de Sara Farris, extrait du livre , « Pour un féminisme de la totalité » paru aux éditions Amsterdam en 2017.

Ce texte a été raccourci (certaines notes de bas de page aussi) car il est important pour nous de proposer des courts passages, l’article est disponible en intégralité sur contretemps.

Bien que le concept de fémonationalisme soit peu usité en France, il fait écho aux nombreux débats sur l’instrumentalisation de la rhétorique de l’égalité entre hommes et femmes à des fins racistes. Cette notion pourrait bien prendre une actualité à l’heure où le discours « paternaliste » envers les femmes voilées qu’évoque Farris dans son article se mue en actes et en violences racistes. Dans cet article, Sara Farris propose d’éclairer le phénomène fémonationaliste à travers les transformations de la place des migrant-e-s sur le marché du travail globalisé et les nouvelles différenciations entre hommes et femmes immigré-e-s.

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Introduction

Le Premier Monde endosse le rôle traditionnellement dévolu à l’homme dans la famille – gâté, doté de tous les droits, incapable de cuisiner, de nettoyer ou de trouver ses chaussettes. Les pays pauvres se comportent comme la femme traditionnelle – patiente, nourricière et effacée. Une division des tâches que les féministes critiquaient lorsqu’elle était « locale » mais qui, maintenant, métaphoriquement, est devenue globale1.

Cette représentation de la relation entre le Premier Monde et le Tiers Monde en termes de division sexuelle du travail dans le cadre du foyer ne devrait pas être comprise comme une simple métaphore des relations de pouvoir et du développement inégal engendré par la mondialisation néolibérale. Elle devrait plutôt être analysée littéralement : les pays pauvres fournissent de plus en plus  de « nounous » et de domestiques qui travaillent dans les pays riches. A l’échelle mondiale, les femmes représentent la moitié de la population migrante, comme l’indiquent Morrison, Schiff et Sjoeblom, auteurs du premier rapport de la Banque Mondiale sur la migration internationale des femmes2. La hausse dramatique des flux de migration féminine est due en grande partie à la demande croissante de travailleurs dans le secteur des soins, notamment en Europe. Néanmoins, l’image de l’immigrant en tant que Gastarbeiter [travailleur invité] masculin, qui fut diffusé dans les années 1950 et 1960, n’a pas été remplacée par l’image de l’immigré comme femme domestique. Au contraire, lorsque les migrantes sont mentionnées, elles sont dépeintes en tant qu’objets orientalistes, voilés et opprimés. Le débat public sur le rôle de la migration et sur le statut de l’Europe contemporaine en tant que « laboratoire multiculturel » a bel et bien été dominé par une stratégie discursive insidieuse qui a tendance à obscurcir l’importance de ces femmes en tant que travailleuses domestiques et les représente plutôt comme victimes de leur propre « culture ».

Le « fémonationalisme », compris comme la mobilisation contemporaine des idées féministes par les partis nationalistes et les gouvernements néolibéraux sous la bannière de la guerre contre le patriarcat supposé de l’Islam en particulier, et des migrants du Tiers monde en général, constitue la stratégie discursive complexe que cet article vise à déconstruire.

De récents discours sur le multiculturalisme et l’intégration des migrants, en particulier quand ils prennent pour objet les musulmans, ont été fortement marqués par l’exigence imposée à ces migrants de s’adapter à la culture occidentale et à ses valeurs. Il importe de noter qu’un élément essentiel dans l’éventail de ces valeurs est l’égalité des genres3. La mobilisation, ou plutôt l’instrumentalisation, de la notion d’égalité entre hommes et femmes, à la fois par les partis nationalistes et xénophobes et par les gouvernements néolibéraux, constitue un des plus importants aspects qui caractérise la conjoncture politique actuelle, particulièrement en Europe.

En gardant ces perspectives historiques en mémoire, je vise dans cette intervention à étendre la critique de l’instrumentalisation actuelle des « thèmes féministes » au-delà des termes largement « culturalistes » qui ont été prépondérants dans les débats récents. En particulier, j’espère ouvrir une discussion à propos de la dimension politico-économique de ces procédés, qui me semble avoir été soit négligée, soit insuffisamment analysée. Je vais donc analyser les diverses tentatives d’utilisation du « genre » dans les discussions contemporaines sur l’intégration des migrants et surtout des musulman-e-s à travers certains outils conceptuels offerts par les remarques de Marx dans Le Capital sur « l’armée de réserve de travailleurs » et leur actualisation.

 

Qu’est-ce que le fémonationalisme ?

Pour analyser l’économie politique des discours sur l’égalité de genre sous-tendus par les sentiments anti-musulmans et anti-immigrés des partis nationalistes, de certaines féministes et des gouvernements néo-libéraux, je propose d’employer le concept de « fémonationalisme ». Ce terme s’inspire jusqu’à un certain point de la notion d’ « homonationalisme » de Jasbir Puar. Puar utilise cette notion pour identifier la « tactique discursive qui éloigne les homosexuels américains des autres races et des autres sexualités, mettant au premier plan une collusion entre l’homosexualité et le nationalisme américain qui est généré à la fois par les rhétoriques nationales d’inclusion patriotique et par les homosexuels eux-mêmes »9. Cette collusion se forge dans l’opposition au terrorisme (islamique), considéré comme homophobe et ennemi de la civilisation américaine.

De la même façon, le fémonationalisme décrit les tentatives des partis européens de droite (entre autres) d’intégrer les idéaux féministes dans des campagnes anti-immigrés et anti-Islam. Cependant, le concept de fémonationalisme n’implique pas de « collusion » ou  d’alliance délibérée entre les féministes et les nationalistes, et n’attribue pas non plus les rhétoriques patriotiques nationales à un agent indistinct comme l’Europe ou à une entité supposée que constitueraient les gouvernements européens. D’une part, malgré le fait que certaines intellectuelles féministes européennes bien connues ont soutenu des propos contre l’Islam et ont appelé à l’interdiction du voile, leurs raisons sont entièrement différentes de celles qui animent les partis nationalistes. D’autre part, malgré la montée des différentes formes de patriotisme, j’utilise la notion de nationalisme pour indiquer l’idéologie déployée explicitement par les partis de droite en Europe et de manière plus sélective par les gouvernements néo-libéraux ; cette idéologie allie chauvinisme, mythe d’une parenté ethnique commune et xénophobie.

Derrière la supercherie des nouvelles expéditions missionnaires qui sont représentées comme philanthropiques – ou plutôt « phylogénistes » – ces auteurs détectent d’importantes traces de projets néo-colonialiste et assimilationnistes. De plus, des notions telles que le « fondamentalisme des Lumières »11 et l’« humanisme séculaire »12 ont suggéré que les héritages des Lumières et de la sécularisation des sociétés posés comme  « la fondation de la culture de l’Europe de l’ouest »13 sont employés d’une manière fondamentaliste14. Ainsi donc, ces auteurs soulignent combien, derrière les revendications « phylogénistes », le fondamentalisme séculaire occidental, qui n’est pas très différent dans ce contexte du fondamentalisme religieux, vise à redéfinir les rôles de genre.

La dimension « genrée » de l’intégration

Une des modalités principale selon laquelle le « fondamentalisme occidental des Lumières » essaye d’imposer son idée de l’égalité des genres et de la libération des femmes aux immigrantes non-occidentales et musulmanes, passe par l’idée que leur adoption du mode de vie féminin occidental faciliterait non seulement leur propre intégration dans la société occidentale, mais aussi l’intégration de leur communauté d’appartenance. Dans cette perspective, les femmes sont perçues comme les « vecteurs de l’intégration »15, sur un mode proche de l’assimilation. Il est nécessaire, pourtant, d’analyser les manières spécifiques dont les appels à une telle intégration/assimilation sont adressés différemment aux hommes et aux femmes des communautés migrantes.

Les discours concernant l’intégration des migrants, qu’il s’agisse de ceux des partis nationalistes-xénophobes ou de ceux, plus traditionnels, diffusés par les médias, s’appuient sur une analyse genrée. Dans ces témoignages, ce sont les hommes, et non les femmes, qui créent des problèmes dans le processus d’intégration, et ce de plusieurs manières16. Premièrement, les hommes sont perçus comme des obstacles réels à « l’intégration sociale et culturelle », représentant un danger culturel pour l’Europe entière. Même lorsque  la femme voilée semble perçue comme un danger culturel, lorsqu’elle refuse d’enlever le hijab et donc de s’adapter aux normes culturelles sécularisées, elle est représentée comme le faisant non pas par choix personnel – puisque les musulmanes, dans ce cas, se voient refuser tout libre-arbitre – mais parce qu’elle est opprimée par les hommes. Deuxièmement, et sans doute plus important encore, les hommes et les femmes sont perçus de manière différente et souvent opposée quant à leur « intégration économique ». Les slogans xénophobes-nationalistes qui défendent le « travail pour les nationaux »  devraient être lus comme : « le travail pour les hommes nationaux ».

Une analyse plus approfondie des différences entre les migrants et les migrantes, musulmans et non-musulmans, dans l’arène économique européenne nous permettra d’éclairer certaines des raisons politico-économiques de la « sympathie fourbe » des mouvements nationalistes européens envers les revendications féministes.

 

La particularité des travailleuses migrantes

La moitié de la population migrante actuelle dans le monde occidental est constituée de femmes17. En Europe, par exemple, des estimations révèlent que les femmes constituent un peu plus de la moitié du stock de migrants dans l’Europe des 2718. Un grand nombre de migrantes, musulmanes ou non, sont employées dans une seule branche de l’économie, à savoir le secteur domestique et des soins (care). L’augmentation de la  participation des femmes « nationales » dans l’économie « productive » après la Seconde Guerre Mondiale, le déclin du taux de natalité et la hausse du nombre de personnes âgées, couplés à l’érosion, l’insuffisance ou simplement la non-existence de services de soins publics et abordables, ont eu comme résultat la marchandisation de la prétendue main-d’œuvre « reproductive », qui est surtout fournie par les migrantes. La demande de main-d’œuvre dans ce secteur a tant augmenté durant les dix dernières années qu’elle est maintenant considérée comme la raison principale, derrière la féminisation, de la migration19.

Pour pouvoir comprendre l’ « exception » que représentent les immigrées dans l’Europe contemporaine, qui ne semblent pas constituer un danger d’ordre économique ou culturel,  – en d’autre termes, afin de déchiffrer une des justifications sur laquelle s’appuie le fémonationalisme – nous devons  observer de plus près le secteur des soins et le secteur domestique.

 N’étant plus perçues comme celles qui volent le travail ou profitent des aides sociales, les femmes migrantes sont les « domestiques » qui aident à maintenir le bien-être des familles et des individus européens. Elles sont les fournisseurs de travail et d’intérêts, celles qui, en aidant les femmes européennes à défaire les genres en se substituant à elles dans le foyer, permettent à ces femmes « nationales » de devenir des travailleuses sur le marché du travail « productif ». De plus, elles sont celles qui contribuent à l’éducation des enfants et aux soins physiques et émotionnels des personnes âgées, fournissant ainsi un état de bien-être, de moins en moins pris en charge par l’Etat.

 

Une armée de travailleurs réguliers appelée les femmes migrantes

La main-d’œuvre féminine migrante semble donc ne pas être cantonnée dans la position d’une sorte d’« armée de réserve », constamment menacée par le chômage et  l’expulsion et utilisée de façon à maintenir une discipline salariale, mais mise dans une  situation d’« armée régulière de main-d’œuvre extrêmement bon marché ». En un certain sens, cette idée semble aller à l’encontre du soi-disant « débat sur le travail domestique » engagé par les féministes à la fin des années 1970 et 198033. Dans ce contexte, le concept d’armée de réserve de travailleurs était utilisé de façon à expliquer les distorsions salariales structurelles et les conditions de travail et de contrats précaires des femmes qui, à l’époque, entraient de façon croissante sur le marché du travail34. Comme Floya Anthias l’a souligné, c’était devenu « une chose courante que de représenter les femmes en tant qu’armée de réserve de travailleurs »35, particulièrement dans les discussions féministes marxistes.

La contradiction entre ces deux approches est, cependant, plus apparente que réelle puisque l’unité d’analyse à laquelle les deux concepts sont appliqués – armée de réserve et armée régulière – est différente. Tandis que les féministes qui débattaient du concept d’armée de réserve dans les années 1970 et 1980 faisaient référence aux femmes en tant que salariées extra-domestiques, je propose d’utiliser la notion d’armée régulière pour décrire ce qui arrive aux femmes migrantes engagées dans la marchandisation du travail reproductif. Ce changement de point de vue nous permet de voir non seulement que le secteur économique est différencié de façon interne, mais aussi que les femmes auxquelles les deux concepts font référence n’appartiennent pas à une même féminité, supposée homogène et universelle. Elles vivent plutôt dans des mondes aux expériences diverses, fortement marquées par des différences sociales et raciales.

Dans la mesure où les femmes employées dans le secteur des soins domestiques sont des immigrées venant essentiellement du Tiers Monde et des anciens pays d’Europe de l’Est, le terme le plus approprié pour comprendre leurs conditions de travail n’est ni l’abstraction indéterminée du travail salarié en général ni celui du travail des femmes en particulier, mais plutôt l’abstraction déterminée du travail d’immigrées. Le travail des migrants en Europe contemporaine et dans les sociétés occidentales est organisé selon des formes bien spécifiques : c’est du « travail en mouvement », en raison du développement inégal provoqué par ce que David Harvey appelle l’« accumulation par dépossession » ; c’est aussi du « travail jetable » avec un statut économique et politique distinct36. Cependant, dans le monde des travailleurs migrants, il semble que le travail des femmes migrantes obéisse à ses propres règles. D’une part, il obéit aux « règles » liées au genre et au contrat sexuel au sein du ménage37, qui établit que les femmes sont toujours en charge de la reproduction et des soins. D’autre part, il suit les « règles » du « contrat racial »38, selon lequel les minorités ethniques et les « gens de couleur » (people of color) sont toujours ceux qui effectuent les tâches les moins désirables et les moins valorisées de la société. Les femmes migrantes composent ainsi les rangs de cette armée régulière de travailleurs reproductifs qui est la fondation de toute collectivité, car c’est cette « activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde inclut nos corps, nos individualités, et notre environnement »39.

 

Conclusion

Le rôle « utile » que les travailleuses migrantes jouent dans la restructuration contemporaine des régimes de bien-être, et la féminisation de secteurs clés dans l’économie des services, bénéficient d’une certaine indulgence des gouvernements néo-libéraux et de la compassion trompeuse des partis nationalistes envers les femmes migrantes, comparativement aux hommes migrants. Nous pourrions constater qu’en plus d’être extrêmement utiles en tant que « travailleuses reproductives », les femmes migrantes sont aussi des « organismes reproductifs » dont le taux de natalité est plus du double de celui des femmes autochtones40. Malgré des tentatives de « rétablir l’avantage démographique national »41 – telles que Judith Butler les présente – comme on le voit depuis quelques années dans certains pays de l’UE, des appels à l’assimilation adressés aux femmes migrantes – musulmanes ou non-musulmanes – signalent le rôle spécifique qu’elles jouent dans la société contemporaine européenne. Dans la mesure où elles sont considérées comme les corps utiles aux  générations futures, en tant que mères jouant un rôle crucial dans le processus de transmission des « valeur sociétales », en tant que remplaçantes des femmes nationales dans le secteur reproductif, mais aussi en tant qu’épouses potentielles pour les hommes européens, les femmes migrantes semblent devenir les cibles d’une campagne de bienveillance trompeuse dans laquelle elles sont «  nécessaires » en tant que travailleuses, « tolérées » en tant que migrantes et « encouragées » à se conformer aux valeurs occidentales en tant que femmes.

Deux autres éléments doivent être évoqués brièvement. Considérer le placement spécifique des femmes sur le marché économique est important pour une critique du fémonationalisme, non seulement quant au rôle des femmes en tant que productrices et reproductrices, mais aussi quand nous les considérons comme consommatrices et même comme marchandises.

Les femmes migrantes, cependant, sont aussi des marchandises, puisque l’on exige d’elles qu’elles se comportent conformément aux valeurs supposées des femmes occidentales émancipées. Ici, en considérant le fémonationalisme contemporain comme une construction idéologique éclairant les processus de marchandisation des femmes non-européennes, je considère que nous avons besoin de poursuivre la logique proposée par Alain Badiou il y a quelques années. Après le vote de la loi contre le hijab dans les écoles publiques en France – une loi qui a concentré le débat sur l’équation entre l’Islam et l’oppression des femmes –, le philosophe français l’avait définie comme « une loi capitaliste pure ». Pour que la féminité opère sous le capitalisme, le corps féminin doit être exposé pour pouvoir circuler « sous un paradigme marchand »43. Une fille musulmane doit donc montrer « ce qu’elle a à vendre ». En d’autres mots, elle doit accepter et soutenir activement sa propre marchandisation. L’insistance sur le dévoilement des musulmanes en Europe combine donc à la fois le rêve durable des hommes occidentaux de « découvrir » la femme de leurs ennemis, ou des colonisés, ainsi que la demande d’en finir avec l’incongruité du corps féminin caché en tant qu’exception à la règle générale selon laquelle elles devraient circuler comme des « valeurs franches »44.

La montée en puissance du fémonationalisme doit être enfin conçue comme symptomatique de la position distincte des femmes occidentales et non-occidentales dans la chaine matérielle de production et de reproduction économique et politique au sens large. Les tentatives d’appropriation par les discours nationalistes-xénophobes des idéaux féministes d’égalité et de liberté ont émergé de la reconfiguration spécifique du marché du travail, de la migration et des mouvements de la force de travail produits par les dynamiques de la globalisation néo-libérale des trente dernières années. Se confronter au fémonationalisme nécessite donc non seulement un travail de réfutation idéologique, mais aussi une analyse concrète de ses fondements politico-économiques.

 

Références
1 Barbara Ehrenreich et Russell Arlie Hochschild, eds, Global Woman: Nannies, Maids, and Sex Workers in The New Economy, (2003), 11-12. Traduction par Mercedes Limon, disponible sur http://www.enjeux-internationaux.org/articles/num17/EI17_P32-33.pdf
2 Schiff, Maurice, Andrew R. Morrison et Mirja Sjoeblom, The International Migration of Women, (2007).
3 Cf. Hester Eisenstein, Feminism Seduced: How Global Elites Use Women’s Labor and Ideas to Exploit the World, (2009); Liz Fekete, “Enlightened Fundamentalism? Immigration, Feminism and the Right,” Race and Class, 48 (2006); Sherene H. Razack, Casting Out: The Eviction of Muslims from Western Law and Politics, (2008); Joan W. Scott, The Politics of the Veil (2007); Anna C. Korteweg, “The Murder of Theo van Gogh: Gender, Religion, and the Struggle over Immigrant Integration in the Netherlands,” dans Migration, Citizenship, Ethnos: Incorporation Regimes in Germany, Western Europe and North America, ed. Michal Y. Bodemann et Yurdakul Gökçe (2006).
4 Leila Ahmed, “Feminism, Colonialism and Islamophobia. Treacherous Sympathy with Muslim Women”, Qantara.de, 18 Août 2011, consulté le 24 Août 2011, http://en.qantara.de/Treacherous-Sympathy-with-Muslim-Women/16963c17398i1p9/index.html
5 Gayatri Chakravorty Spivak, “Can The Subaltern Speak?”, dans Marxism and the Interpretation of Culture, ed. Cary Nelson et Lawrence Grossberg (1988), traduction française, Les subalternes peuvent-elles parler ?, Editions Amsterdam, Paris, 2009.
6 Pour un apercu de ces débats voir Eleonore Kofman et al. (eds) Gender and International Migration in Europe: Employment, Welfare and Politics (2000).
7 Helma Lutz, “The Limits of European-ness: Immigrant women in Fortress Europe” Feminist Review, N. 57, Automne (1997), 96.
8 Lutz, “The Limits of European-ness”, p. 97.
9 Jasbir K. Puar, Terrorist Assemblages: Homonationalism in Queer Times, (2007), 39.
10 Sherene H. Razack, Casting Out: The Eviction of Muslims from Western Law and Politics (2008); Birgit Sauer, “Headscarf Regimes in Europe: Diversity Policies at the Intersection of Gender, Culture and Religion,” Comparative European Politics, 7 (2009).
11 Fekete, “Enlightened Fundamentalism?”.
12 Saba Mahmood, “Feminist Theory, Embodiment, and the Docile Agent: Some Reflections on the Egyptian Islamic Revival,” Cultural Anthropology, 16 (2001).
13 Fekete “Enlightened Fundamentalism?”. 8.
14 Pour une explication des caractéristiques « intolérantes » du sécularisme et de sa relation avec le droit des femmes, voir en particulier Scott, The Politics of the Veil et Joan W. Scott, “Sexularism” (Article présenté au Robert Schuman Centre for Advanced Studies, à la conférence annuelle d’Ursula Hirschman sur le Genre et l’Europe, 2009).
15 Eleanore Kofman et al., Gender and International Migration in Europe: Employment, Welfare and Politics, (2000) ; Sara R. Farris et al., La straniera. Informazioni, sito-bibliografie e ragionamenti su razzismo e sessismo, (2009).
16 Ce traitement différentiel des migrants et des migrantes dans les medias européens a été souligné dans plusieurs études. Par exemple, pour l’Allemagne et la France voyez respectivement  Paul Scheibelhofer, “Die Lokalisierung des Globalen Patriarchen: Zur diskursiven Produktion des „türkisch-muslimischen Mannes“ in Deutschland,” Mann wird man. Geschlechtliche Identitäten im Spannungsfeld von Migration und Islam, ed. Lydia Potts and Jan Kühnemund, (2008);. et Thomas Deltombe et Mathieu Rigouste, « L’ennemi intérieur: la construction médiatique de la figure de l’ “Arabe” », in La fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage coloniale, Pascal Blanchard et al. (2005).
17 Cf. Jorgen Carling, “Gender Dimension of International Migration,” Global Migration Perspectives, 35 (2005) ; Sara R. Farris, “Interregional Migration: The Challenge for Gender and Development,” Development, 53 (2010).
18 Ronald Ayres et Tamsin Barbe, “Statistical Analysis of Female Migration and Labor Market Integration in the EU,” Document de Travail du Integration of Female Immigrants in Labor Market and Society, (2006).
19 Helma Lutz, ed., Migration and Domestic Work. A European Perspective on a Global Theme, (2008); Saskia Sassen, “Globalization or Denationalization?”, Review of International Political Economy, 10 (2003).
20 Cf. Veronica Beechey, 1988, “Rethinking the Definition of Work,” dans Feminization of the Labor Force: Paradoxes and Promises, ed. Jane Jenson et al., (1988).
21 Lutz, Migration and Domestic Work, 1.
22 Lutz, Migration and Domestic Work, 48.
23 Pour une discussion sur le travail affectif voir en particulier, Michael Hardt, “Affective Labor”, Boundary2, 26 (1999); A.M. Ducey, H. Gautney, D. Wetzel, “Regulating Affective Labor Communication Skills Training in the Health Care Industry,” The Sociology of Job Training. Research in the Sociology of Work, 12 (2003).
24 Silvia Federici, “The Reproduction of Labor-Power in the Global Economy, Marxist Theory and the Unfinished Feminist Revolution,” Globalizations, 3 (2006), 13.
25 Karl Marx, Capital, in Marx Engels Collected Works Volume 35 (1996), 623.
26 Emanuele Pavolini et Costanzo Ranci, “Restructuring the Welfare State: Reforms in Long-Term Care in Western European countries”, Journal of European Social Policy, 18 (2008).
27 Ibrahim Awad, “The Global Economic Crisis and Migrant Workers: Impact and Response,” International Labor Office, International Migration Programme, Geneva: ILO, (2009), 43.
28 Fiona Williams et Anna Gavanas, “The Intersection of Child Care Regimes and Migration Regimes: a Three-Country Study,” dans Migration and Domestic Work. A European Perspective on a Global Theme, ed. Helma Lutz, (2008), 14.
29 Cf. Clare Ungerson, “Commodified Care Work in European Labor Markets,” European Societies, 5 (2003); Pavolini and Ranci, “Restructuring the Welfare State”.
30 Cf. Sabrina Marchetti, “Che senso ha parlare di badanti?”, dernière consultation le 10 Juin 2011, http://www.zeroviolenzadonne.it/index.php?option=com_content&view=article&id=12069:che-senso-ha-parlare-di-badanti&catid=34&Itemid=54.
31 Helma Lutz et Ewa Palenga-Moellenback, “Care Work Migration in Germany: Semi-Compliance and Complicity,” Social Policy & Society, 9 (2010).
32 Lutz and Palenga-Moellenback, “Care Work Migration in Germany”, 426.
33 Pour un apercu de ce débat, voir Lise Vogel, “Domestic Labour Debate”, Historical Materialism, 16 (2008).
34 Veronica Beechey, “Some Notes on Female Wage Labour,” Capital and Class, 3 (1977); Floya Anthias, “Women and the Reserve Army of Labour: A Critique of Veronica Beechey,” Capital and Class, 4 (1980).
35 Anthias, “Women and the Reserve Army”, 50.
36 Par exemple, voir la thèse de Mezzadra “autonomy of migrations”, Sandro Mezzadra, “Capitalisme, migration et luttes Sociales. Notes préliminaires pour une théorie de l’autonomie des migrations,” Multitudes, 19 (2004).
37 Carole Pateman, The Sexual Contract, (1988).
38 Charles W. Mills, The Racial Contract, (2007).
39 Joan Tronto, Moral Boundaries: A Political Argument for an Ethic of Care, (1993), 103. Traduction disponible sur http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index.php?ean13=9782707157119
40 Cf. Charles Westoff et Thomas Frejka, “Religiousness and Fertility Among European Muslims,” Population and Development Review, 33 (2007).
41 Cf. Judith Butler, “Feminism Should not Resign in the Face of such Instrumentalization”.
42 Hester Eisenstein, Feminism Seduced, 195.
43 Alain Badiou, “Derrière la Loi foulardière, la peur,” Le Monde, 24 février (2004).
44 Franz Fanon, “Algeria Unveiled,”dans The New Left Reader, ed. Carl Oglesby (1969), 167. Version originale disponible sur http://www.comiteactionpalestine.org/modules/news/article.php?storyid=172

Rester barbare

Texte extrait du livre Rester barbare de Louisa Yousfi, paru en 2022 aux éditions la Fabrique.

Dans ce chapitre intitulé « Noir tue Blanche », Louisa Yousfi , journaliste et militante décoloniale, suit la trame du récit de Chester Himes dans lequel Jesse Robinson tue Christina Cummings :« Je suis nègre. Je viens de tuer une Blanche » écrit-il.

L’autrice se sert de ce drame afin de poser la question suivante : « Comment ça se fait que nous soyons si immoraux, si violents, si chtarbés sous nos crânes ? » (p. 31). Pour répondre à cette question, la sociologie avance généralement l’idée selon laquelle l’«ensauvagement» est le produit d’une intégration qui a échoué ; les indigènes ne seraient barbares que parce qu’ils ne sont pas assez intégrés, pas assez écoutés. Mais Louisa Yousfi refuse ce paternalisme dans lequel la blanchité garde le beau rôle en se posant en sauveur d’indigènes éternellement relégués au statut de victimes. Non, « les barbares ne sont pas des sauvages qu’il aurait fallu moins fouetter, moins humilier, et davantage câliner. » (p. 32).

 

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Le racisme bousille ses victimes pour qu’elles se comportent exactement comme le prédisait le grand récit de l’Empire, comme une altérité brutale et vengeresse, comme des primitifs… Mais la plume de Chester Himes ne se contente jamais de traiter la question. Elle pénètre ses contradictions, devient la contradiction. Sa vérité brûle les yeux. En faisant advenir un meurtre racial à l’endroit de ce qu’il présente comme la résolution d’une logique inévitable, Chester Himes récupère les codes du tragique littéraire pour les appliquer à la question raciale. Ce n’est plus « Vénus tout entière », mais la haine raciale tout entière « à sa proie attachée ». SI la formule permet à Racine de tenir sa Phèdre « responsable mais non coupable » de son péché, Chester Himes s’autorise le même traitement pour son héros, négociant néanmoins une originalité : le destin de Jesse Robinson n’est inscrit dans aucun ciel. Il est le fruit d’un destin immanent. Le racisme est la figure moderne du destin. Et ses victimes, les héros tragiques de notre temps.

Dès lors, quand on veut résumer ce qu’on suppose être « la thèse » de l’œuvre de Chester Himes, on dit : le racisme, en abîmant l’âme de ses victimes, en faisant grossir en elles un monstre furieux, en les ensauvageant, fait advenir la menace qu’il prétend combattre et, par là même, assure sa perpétuation.

Cela est juste. Mais quand on y réfléchit davantage, on réalise que ça ne suffit pas à lui rendre justice. En fait, c’est même indigne de lui et de sa lucidité incendiaire. Pour s’en convaincre définitivement, il suffit d’apercevoir à quel point cette lecture rassure tout le monde. Comme elle fait redescendre la tension d’un cran. Elle est peut-être « originale », voire « audacieuse », mais elle ne rompt avec rien. Elle permet même des passerelles. Ah les passerelles… De l’autre côté de l’une d’entre elles, pas si loin donc, on aperçoit toute une clique de sociologues qui acquiescent. Tous ceux qui travaillent sur la question, comme ils annoncent pudiquement, pour ne pas dire : sur notre laideur. Comment ça se fait que nous soyons si immoraux, si violents, si chtarbés sous nos crânes ? Elle est là, leur foutue question. S’ils se permettent cependant de la poser, c’est qu’ils estiment que la réponse qu’ils apportent ruine tout suspicion de malveillance de leur entreprise. Et cette réponse, il ne manquerait plus qu’ils la lisent, validée et cautionnée par le grand spécialiste des tares de sa propre race : Chester Himes en personne. Nos crapuleries, nos turpitudes, notre prétendue prédisposition à cumuler tous les vices de l’humanité, à céder à nos atavismes belliqueux, à battre ceux que nous aimons, femmes et enfants, à zoner dehors à la recherche du crime, à tirer dans la masse, à lyncher des homos et à cracher sur les juifs, ce ne serait rien qu’une histoire de manque. Toutes ces choses dont nous aurions manqué, toutes ces opportunités qui ne se seraient pas présentées, toute cette reconnaissance dont nous aurions été privés, tout cet amour que nous n’aurions pas reçu. Et leur compassion dégoulinante lorsqu’ils croient ainsi nous rétablir dans notre dignité, lorsqu’ils tremblent d’émotion en déployant le triste récit qu’ils font de nous : nous serions restés à l’âge où l’amour nous a manqué. C’est qu’ils tiennent à comprendre : pourquoi sommes-nous si laids, et eux si beaux ? Est-ce qu’ils se voient poser ainsi la question ? Non, évidemment. Ils ont une langue toute faite pour éviter le miroir. Mais nous qui vivons dans l’inframonde et son infralangue, nous savons les traduire.

Remballez vos larmes. Les barbares ne sont pas des sauvages qu’il aurait fallu moins fouetter, moins humilier, et davantage câliner ; des sauvages que la civilisation aurait laissés de côté. Observez comme ils se croient au sommet de la critique lorsqu’ils défendent cela, lorsqu’ils avancent que nous ne sommes que la somme de nos frustrations, que ce que leur monde n’a pas voulu nous donner. Faussement habiles, ils prétendent nous défendre en plaidant notre vulnérabilité, notre démence, notre irresponsabilité, notre bestialité. Après tout, on ne juge pas un homme et un animal de la même façon, non ? Ils se croient malins comme des avocats, mais nous condamnent comme des juges à demeurer des victimes, leurs victimes, dénuées de sophistication morale et d’épaisseur psychologique. C’est leur grande découverte : notre « ensauvagement », disent-ils, c’est l’intégration qui a échoué. Pour nous sauver de nos monstres, il faudrait mieux nous intégrer, nous laisser enfin asseoir à leur table, et nous traiter avec un soin particulier. Comme des enfants ou des malades. Des petites vies cassées, des réfugiées. Et malheureux barbare celui qui déclinerait l’invitation !

[…]

L’ensauvagement est un processus intégrationniste. En quoi cette formule diffère-t-elle fondamentalement des mauvaises plaidoiries qui posent la violence des barbares comme le ravage produit par le système raciste ? Ils diront qu’on chipote comme chaque fois que nous tâchons de parler de notre dignité. Mais la différence est bel et bien de taille. C’est même un contresens. Dire l’ensauvagement est un processus intégrationniste, ce n’est pas sociologiser les raisons d’être de nos monstres intérieurs en remontant la généalogie de toutes nos carences civilisationnelles, c’est dire : nos monstres ne naissent pas à cause d’un manque de vous, ils naissent d’un trop de vous – trop de France, trop d’Empire. Ils naissent à votre contact et c’est à votre contact toujours qu’ils prennent forme et déterminent peu à peu leurs missions (auto)destructrices. C’est pourquoi ni vous ni tout ce que vous proposez comme récit du salut indigène par l’intégration ne peuvent véritablement nous sauver. En fait, rien de ce qui vient de ce monde ne peut nous sauver, pas seulement parce qu’une chose ne peut être le poison et son remède mais parce que ce n’est pas nous qui devons être sauvés. C’est la fameuse histoire du sain d’esprit dans un monde de fous. Quand le monde est malade, ceux qui résistent à ses lois, ce ne sont pas ceux qu’il faut guider, ce sont tous les autres. Au fond du gouffre identitaire que nous inflige la civilisation, nous ne sommes finalement pas les plus à plaindre. On saisit mieux notre chance : nous ça va, mais eux ? Imaginez-vous donc à leur place, les héritiers de l’Empire … Juste quelques secondes. Tous les démons de l’Histoire nous tomberaient d’un seul coup sur la tête. Enfants de nazis ! Enfants de colons ! Enfants d’esclavagistes ! Enfants de génocidaires. Les études culturelles sur leur race – les whites studies – ne parlent que de leurs privilèges. C’est injuste, au fond. Parlons aussi de tout ce dont ils manquent. A commencer par ce manque de valeurs qu’ils érigent encore aujourd’hui comme productions originales : l’humanisme, l’universalisme, la démocratie, la fraternité, la liberté d’expression… On se mettrait presque à comprendre ceux qui préfèrent endosser fièrement le crime. Tenir sa faute, c’est aussi une question d’honneur après tout. Allez savoir ce qui se passe dans leur tête. L’ensauvagement de l’Europe, ce n’est pas qu’un récit, nous rappelle Césaire.

Ah, je les entends débouler ! Ils disent : quand vous êtes laids, c’est le reflet de notre propre laideur mais quand vous êtes beaux, c’est votre beauté rien qu’à vous. La belle affaire !

Quelque part, ils ont raison et je ne peux m’empêcher de sourire en les imaginant nous prendre au mot et s’échauffer pour défendre leur honneur à eux aussi. Ils sont touchants dans leurs manières d’insister. C’est qu’ils tiennent aussi à leur beauté. Ils ne comprennent pas que de cet ego trip décolonial nous éprouvons un besoin d’ordre vital. Nous avons besoin qu’il nous enivre d’orgueil, besoin de notre beauté augmentée, hyperbolisée. Notre besoin de fierté est impossible à rassasier. Ce récit, s’il est coupé aux entournures pour satisfaire ce qu’ils appellent une complaisance communautaire, c’est un mensonge qui dit la vérité. Il faut le laisser coloniser nos cerveaux car il est le seul capable de rivaliser avec les forces narratives de l’Empire. Le seul à porter une lumière pour nos enfants, à poser une direction, un horizon. Le seul qu’il faut suivre. Ni larve ni monstre. « Et ô mon peuple, là-bas, entendez-moi, ils n’aiment pas votre cou dressé bien droit et sans licol. Alors aimez votre cou ; posez la main dessus, honorez-le, caressez-le et tenez-le droit[1]. »

Que les civilisés s’épargnent donc de s’appesantir sur notre sort. C’est nous qui devrions les pleurer. Et c’est nous qui pourrions les sauver. L’inverse n’a jamais eu lieu, d’aucune façon et à aucun moment de l’Histoire. Il y a des nuances ? Allons, depuis quand ils s’intéressent aux nuances ? Depuis qu’elles jouent en leur faveur, forcément. Dans Beloved, Paul D. a une réponse pour eux. Sethe, ancienne esclave, lui raconte qu’une jeune fille blanche « l’a aidée » sur le chemin de son évasion. Paul D. lui coupe alors la parole et la reprend. Ne dis jamais cela, nuance-t-il, c’est elle qu’elle a ainsi sauvée. Ainsi, lorsque les civilisés trahissent leur race en faveur des barbares, c’est leur propre salut qu’ils viennent chercher, leur propre beauté. Et Dieu sait comme elle est belle, leur beauté quand elle apparaît alors ; Dieu sait comme nous savons la reconnaître, et comme nous savons pleurer la mémoire de tous les Fernand Iveton et Maurice Audin. Oui, il existe une histoire de la dignité blanche et, en tant que dignité précisément, elle ne s’agite pas dans tous les sens pour nuancer le récit barbare de la culpabilité blanche. Elle vient éclairer une histoire de maître qui a appris de son esclave le stade supérieur de la dialectique : quand c’est l’esclave lui-même qui a enseigne au maître le sens de la liberté. Pas seulement la sienne, niée et bafouée, mais celle du maître, aliénée dans une relation vouée à la destruction réciproque. Le paradis pour tous ou l’enfer pour tous.

Avant de se rendre à son sort, Jesse Robinson se met sur son trente-et-un. « Un léger sourire flottait sur ses lèvres malgré les larmes qui continuaient à couler[2]. » Jesse Robinson ne pleure pas que pour lui, que pour sa propre perdition ou celle de son peuple. Il pleure aussi pour les Blancs. Plus exactement, il pleure pour tout ce qu’ils perdent. La beauté noire, la beauté indigène, la beauté barbare. « Ça devait finir ainsi. Ils auraient continué à nous abrutir et nous affoler si nous n’étions devenus des êtres humains. Ils ne savent d’ailleurs pas ce qu’ils perdent. Ils gâchent une panacée qui guérirait tous leurs maux[3]. » C’est un immense gâchis. Ça fait mal au bide quand on y pense. Mais les larmes de Jesse glissent sur son sourire. Ce satané sourire de sale gosse qui ne le lâche pas. Il ne peut s’en empêcher. Après son coup de fil aux flics qui viendront bientôt le jeter en taule, on laisse notre héros « amusé ». C’est le dernier mot du roman. Chester Himes veut nous faire « tomber le plomb du derrière[4] ». Toute cette gravité, cette crispation qui fait trembler les mots dès qu’il est question du racisme, ça commence à devenir sérieusement ridicule. Au téléphone, le gars du commissariat fait semblant d’être né hier :

  • Nègre ? Qu’est-ce que c’est que ça ?
  • Mais où as-tu passé ta vie, mon gars, pour ne pas savoir ce qu’est un Nègre[5]?

Ils sont tous nés hier. Les races, ils ne connaissent pas. Les indigènes, pas davantage. Les Nègres et les bougnoules, c’est du chinois. Et devant ces mots que nous avons choisi de dresser pour qu’ils ne nous heurtent plus jamais, eux transpirent et avalent leur salive. Allons, du calme, propose Chester Himes. Faut se détendre un peu. Y a peut-être mort d’homme, mort de peuples, et mort de civilisations entières, mais ça n’empêche pas de rigoler, non ? Et puis, toute cette merde qui nous sert de monde, ce n’est pas grave à ce point si elle finit par sombrer. Pas grave si les Blancs ont raté le coche de leur propre salut. Après tout, est-ce qu’ils méritaient vraiment qu’on les sauve ceux-là ? En attendant de délibérer, la fin, elle, ne cessera de tomber comme un couperet : « Nègre tue Blanche. »

 

[1] Toni Morrison, Beloved, Bourgois, Paris, 2023 (1987), p. 127.

[2] Chester Himes, La fin d’un primitif, Gallimard, Paris, 1956, p. 314.

[3] Ibid., p. 312.

[4] Ibid., p. 315.

[5] Ibid.

L’héritage de l’esclavage: éléments pour une autre approche de la condition de la femme

Texte extrait du livre Femmes, Race et Classe de Angela Davis initialement publié en 1961 et republié aux éditions Zulma en 2022.

Dans ce court extrait, l’autrice met en avant la condition particulière de la femme noire sous l’esclavage et ses possibles conséquences jusqu’à aujourd’hui, sur le rapport au travail domestique et professionel ou encore sur la possibilité de fonder un foyer.

« La mobilisation et l’engagement des femmes pour l’abolition de l’esclavage, la fin de la ségrégation ou les droits civiques – et la part qu’y ont prise les femmes noires – ont été déterminants. Au coeur de cette histoire transparaissent des contradictions encore à l’oeuvre aujourd’hui. Du XIXe siècle à nos jours aux États-Unis, Angela Davis décortique les intérêts confl ictuels et convergents des grands mouvements de libération et d’émancipation. Elle montre comment le patriarcat, le racisme et le capitalisme ont divisé des causes qui auraient pu être communes. » (4eme de couverture)

 

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Conditions de la femme sous l’esclavage – page par page

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Condition de la femme sous l’esclavage – livret

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ll s’est souvent trouvé des gens pour affirmer avec les propriétaires d’esclaves que la famille noire présentait une structure matrilocale. L’état civil des plantations omettait le nom du père et n’enregistrait que celui de la mère, et dans tout le Sud, la législation adopta le principe du « Partus sequitur ventrem » (l’enfant suit la mère). Telle était la volonté des propriétaires, pères de nombreux esclaves. Mais ces lois régissaient-elles également les rapports entre les esclaves ? La plupart des historiens et des sociologues admettent que le refus du maître à reconnaître sa progéniture a provoqué la création d’un ordre matriarcal par les esclaves eux-mêmes.

Une célèbre étude gouvernementale, connue sous le nom de «rapport Moynihan », fut consacrée à la «famille noire» en 1965. Elle affirmait que cette prétendue structure matriarcale justifiait les récents problèmes économiques et sociaux des Noirs.

« En substance, déclarait Daniel Moynihan, on a imposé à la communauté noire une structure matriarcale qui la met en marge de la société américaine, qui freine sérieusement l’évolution du groupe et écrase l’homme noir. Cette situation rejaillit sur la plupart des femmes noires. »

D’après cette thèse, l’oppression puiserait sa source au-delà de la discrimination raciale et de ses conséquences (chômage, mauvaises conditions de logement, inefficacité de l’éducation et insuffisance de l’aide médicale). Elle dériverait d’un  » problème pathologique  » lié à l’absence de suprématie masculine ! La conclusion controversée du rapport Moynihan constituait un appel à l’autorité patriarcale (c’est-à-dire à la suprématie masculine !) dans la famille noire et toute la communauté. Un des défenseurs « libéraux » de Moynihan, le sociologue Lee Rainwater, prit position contre les solutions préconisées dans ce rapport  Rainwater proposa des emplois, le relèvement des salaires et d’autres réformes économiques; il alla même jusqu’à encourager les revendications sociales et les manifestations de soutien aux droits civiques. Pourtant,comme la plupart des sociologues blancs – imités en cela par quelques Noirs-, il reprit à son compte la théorie de l’esclavage destructeur de la famille noire. En conclusion, celle-ci se serait « construite autour de la mère» en privilégiant la relation mère-enfant et aurait «distendu ses liens avec I’homme ».

Aujourd’hui, dit-il, «les hommes n’ont pas souvent de vrai foyer, ils rompent facilement leurs attaches familiales ou sexuelles. Ils vivent dans des habitations délabrées ou dans des meublés; ils passent leur temps dans les bureaux de bienfaisance et refusent d’entrer véritablement dans les seuls “foyers » qu’ils possèdent: celui de leur mère ou de leur amie. »

Ni Moynihan ni Rainwater n’ont inventé la théorie de la décadence interne de la famille esclave. On la doit à E. Franklin Frazier, célèbre sociologue noir des années 1930 dans The Negro Family, ouvrage publié en 1939. Frazier décrit de manière spectaculaire l’effroyable traumatisme de l’esclavage pour le peuple noir; mais il sous-estime sa résistance en face des inconvénients de ses conséquences sociales. Il se leurre également sur l’esprit d’indépendance et d’autonomie que les femmes noires ont nécessairement acquis. Ainsi, il déplore que « les nécessités économiques et la tradition n’aient jamais conditionné la femme noire à accepter l’autorité masculine ».

La controverse suscitée par le rapport Moynihan et les doutes émis par son auteur sur la thèse de Frazier ont conduit Herbert Gutman à entreprendre certaines recherches sur la famille esclave. Environ dix ans plus tard, en 1976, il publia un ouvrage remarquable, The Black Family in Slavery and Freedom. L’enquête de Gutman révèle l’existence d’une famille prospère et florissante par des documents authentiques. Il ne découvrit pas L’horrible cellule matriarcale, mais une famille unie, avec une femme, un mari, des enfants et souvent d’autres membres, ainsi qu’un parent adoptif.

S’opposant aux conclusions économétriques hasardeuses de Fogel et Engerman, convaincus que l’esclavage n’avait pratiquement pas affecté les familles, Gutman affirme qu’un grand nombre d’entre elles ont été démantelées. Ce démembrement, causé par la vente indifférenciée du mari, de la femme ou des enfants, porte la terrifiante marque de I’esclavage nord-américain. Par ailleurs, Gutman souligne que les liens d’amour et d’amitié, les affinités culturelles qui régissent les rapports familiaux et surtout le désir irrépressible de cohésion, ont permis à la famille de survivre à cette violence dévastatrice.

S’appuyant sur des lettres, des documents (comme les états civils des naissances, retrouvés dans les plantations avec mention du nom des parents) Gutman démontre que les esclaves se conformaient fidèlement aux lois de la famille et que ces mêmes lois différaient de celles des familles blanches. Les mariages tabous, l’attribution des noms et les moeurs sexuelles – qui concernaient incidemment les relations extraconjugales – séparaient les esclaves de leurs maîtres.En essayant quotidiennement de sauvegarder l’autonomie de leur vie familiale, les esclaves faisaient preuve de dons extraordinaires et parvenaient à humaniser un environnement étudié pour les transformer en sous-hommes.

« Tous les jours, les choix des esclaves (engagement marital à long terme, acceptation ou refus du nom paternel pour un enfant, mariage avec une femme dont les enfants ne portaient pas le nom paternel, attribution à un nouveau-né du nom du père, d’une tante, d’un oncle ou d’un grand-parent, divorce en cas de mariage manqué) respectaient les apparences tout en niant la pratique de l’idéologie dominante qui faisait de I’esclave un éternel « enfant » ou un « sauvage » réprimé [..]. Les structures et les liens familiaux, la nature des communautés élargies qui se développaient depuis ces liens originels montraient aux enfants que leurs parents n’étaient pas considérés comme des êtres humains. »

Malheureusement, Gutman n’a pas essayé d’analyser le rôle des femmes dans la famille esclave. En démontrant qu’il existait une vie familiale complexe où chacun avait sa place, Gutman a sapé l’un des principaux fondements de la théorie matriarcale. Mais il n’a pas réfuté nommément l’autre thèse qui affirme l’existence d’une famille bicéphale et la domination de la femme noire sur son mari. Par ailleurs, comme le confirment ses propres recherches, la vie sociale des esclaves était calquée sur la famille. Le rôle des femmes à l’intérieur de la famille déterminait largement leur statut social dans la communauté.

La plupart des universitaires prétendent que la vie familiale des esclaves mettait la femme en position de supériorité, même lorsque le père était présent. Pour Stanley Elkins, le rôle de la mère « était beaucoup plus important que celui du père. Elle contrôlait la vie familiale, l’entretien de la maison. la préparation des repas et l’éducation des enfants, que les maîtres laissaient à la charge de la famille esclave ». L’emploi systématique du terme «boy » pour désigner I’esclave, exprimait, selon Elkins, I’incapacité du maître à assumer ses responsabilités paternelles. Kenneth Stamp pousse encore ce raisonnement :

« Dans sa structure-type, la famille esclave était matriarcale, car le rôle de la mère était beaucoup plus important que celui du père. Dans sa sphère d’influence, toute famille supposait des responsabilités qui étaient traditionnellement l’apanage des femmes: le ménage, les repas, la couture et l’éducation des enfants. Le mari était tout au plus l’auxiliaire de sa femme, son compagnon et son partenaire sexuel. On le considérait souvent comme le bien de son épouse (le Tom de Mary), au même titre que la case où vivait la famille ».

Il est vrai que la vie domestique prenait une place trop grande dans la vie sociale des esclaves, car c’était la seule dimension humaine qui leur fût accordée. Ainsi, contrairement aux femmes blanches, les femmes noires n’étaient pas infériorisées par les tâches domestiques. Sans doute cela tient-il aussi au fait qu’elles travaillaient autant que leur mari. On ne pouvait les considérer comme de simples « ménagères ». En déduire qu’elles dominaient leur mari est pourtant une déformation de la réalité.

Dans l’essai que j’ai écrit en 1971  avec le peu de moyens dont je disposais dans ma cellule, j’ai défini ainsi la fonction domestique de l’esclave:

« Obsédée par I’idée de subvenir aux besoins des hommes et des enfants de son entourage [..], elle accomplissait le seul travail communautaire que l’oppresseur ne pouvait directement s’approprier. Elle ne trouvait aucune compensation à son travail dans les champs : il n’était pas utile aux esclaves. Seul le travail domestique avait un sens pour le groupe […] C’est précisément en accomplissant ces corvées qui sont depuis longtemps l’expression de l’infériorité féminine dans la société que la femme noire enchainée a progressé vers une certaine autonomie réservée à son usage et à celui des hommes. Alors qu’elle était particulièrement opprimée en tant que femme, elle devint le centre de la communauté esclave. Elle jouait donc un rôle essentiel dans la survie du groupe. »

Depuis, j’ai compris que le caractère particulier du travail domestique et sa position centrale pour les hommes et les femmes asservis dépassaient le cadre des activités exclusivement féminines. Les hommes avaient d’importantes responsabilités domestiques et n’étaient donc pas, comme le veut Kenneth Stampp, de simples auxiliaires. Tandis que les femmes faisaient la cuisine ou cousaient par exemple, les hommes cultivaient le jardin (ignames, mais, ou autres légumes) et chassaient (le gibier, les lapins et les opossums complétaient agréablement un régime peu varié). Ce partage des travaux domestiques ne semble pas hiérarchisé: les tâches accomplies par les hommes n’étaient ni supérieures, ni inférieures à celles des femmes. Elles étaient toutes nécessaires. Selon toute vraisemblance, cette division du travail n’était pas très rigoureuse car il arrivait aux hommes de travailler dans la case, lorsque les femmes s’occupaient du jardin et se joignaient parfois aux chasseurs.

L’égalité des sexes était un élément essentiel de la vie domestique chez les esclaves. Le travail qui profitait aux serviteurs et non à la gloire du maître s’accomplissait de manière indifférenciée. Dans les limites de la famille et de la vie communautaire, les Noirs réussirent une chose prodigieuse. Ils transformèrent l’égalité «négative », née d’une égalité dans l’oppression, en égalitarisme positif dans leurs rapports sociaux.Quoique l’argument majeur d’Eugène Genovese dans Roll, Jordan, Roll soit contestable (selon lui, les Noirs acceptaient le paternalisme lié à l’esclavage), il présente une analyse succincte mais pénétrante de leur vie familiale.

« L’histoire des femmes mariées mérite qu’on s’y arrête. Il serait faux d’affirmer que l’homme n’était qu’un invité dans la maison. Un examen de la situation réelle des maris et des pères révèle la complexité étonnante de leurs rapports avec les femmes; l’attitude de ces dernières devant le travail ménager (la cuisine en particulier) et devant leur propre féminité contredit la croyance populaire. En effet, il est généralement admis que les femmes causent inconsciemment la ruine de leur mari en régnant sur leur maison, en protégeant leurs enfants et en s’arrogeant des responsabilités masculines. »

Bien qu’on puisse le soupçonner de phallocratie quand il affirme que la condition masculine et féminine repose sur un concept immuable, il reconnaît clairement que « ce qui est généralement défini comme un pouvoir féminin débilitant ressemble davantage à une égalité sexuelle inconnue des Blancs et peut-être même des Noirs de la génération d’après-guerre ». Le point le plus intéressant que Genovese ait soulevé sans le développer montre comment les femmes ont souvent défendu leur mari contre un système qui tentait de les avilir. Nombre d’entre elles, peut-être la majorité, dit-il, ont compris qu’en rabaissant les hommes, on les humiliait aussi. De plus, « elles voulaient que leurs fils deviennent des hommes et savaient parfaitement qu’il leur fallait l’exemple d’un homme fort pour réussir ».

Leurs garçons avaient besoin de modèles masculins forts, et leurs filles de modèles féminins forts.

Si les femmes noires portaient le terrible poids de l’égalité dans l’oppression, si elles jouissaient de l’égalité chez elles, elles la revendiquaient aussi en défiant I’institution inhumaine de l’esclavage. Elles résistaient aux agressions sexuelles des Blancs, défendaient leurs familles et participaient aux grèves et aux révoltes. Comme le souligne Herbert Aptheker dans un ouvrage d’avant-garde, American Negro Slave Revolts, elles empoisonnaient leur maître, commettaient des actes de sabotage et, comme leur mari, rejoignaient des communautés marronnes pour s’enfuir vers le Nord et la liberté. Elles ont raconté à quelles brimades Ies soumettaient les gardiens ; on peut donc savoir que celle qui acceptait passivement son sort d’esclave était l’exception et non la règle.

De la violence

Texte extrait du livre Les damnés de la terre de Frantz Fanon, initialement paru en 1961 et republié en 2002 aux éditions la Découverte.

Frantz Fanon se rend en Algérie à partir de 1954 où il soutient la résistance nationaliste en tant que psychiatre. Il écrit donc Les damnés de la terre en pleine guerre d’Algérie pour dénoncer et rendre visible les effets psychologiques du processus de colonisation sur le colonisé et le colon lui-même.

Dans le premier chapitre intitulé « De la violence » dont est extrait ce texte, Fanon décrit comment le niveau de violence dans les colonies est fixé par le colon. Selon lui, le colonisé, aussi bien que le colon, sait que le langage de la violence est le seul qui puisse faire bouger les choses : « Aux colonies, les hécatombes […] indiquent qu’entre oppresseurs et opprimés tout se résout par la force » (p. 71). Il ne faudrait pas y voir une glorification de la violence pour autant car Fanon prend soin de rappeler combien la lutte pour la survie est destructrice pour la conscience du colonisé tout au long de son livre (c’est d’ailleurs l’objet du chapitre 5 « Guerre coloniale et trouble mentaux »). Ce texte est une description de la manière dont les relations entre le colon et le colonisé sont structurées par la violence inscrite dans le processus (dé)colonial.

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Frantz Fanon – De la violence (livret)

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Mais revenons au combat singulier du colonisé et du colon. Il s’agit, on le voit, de la lutte armée franche. Les exemples historiques sont : l’Indochine, l’Indonésie, et, bien sûr, l’Afrique du Nord. Mais ce qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est qu’elle aurait pu éclater n’importe où, en Guinée comme en Somalie, et encore aujourd’hui elle peut éclater partout où le colonialisme entend encore durer, en Angola par exemple. L’existence de la lutte armée indique que le peuple décide de ne faire confiance qu’aux moyens violents. Lui à qui on n’a jamais cessé de dire qu’il ne comprenait que le langage de la force, décide de s’exprimer par la force. En fait, depuis toujours, le colon lui a signifié le chemin qui devait être le sien, s’il voulait se libérer. L’argument que choisit le colonisé lui a été indiqué par le colon et, par un ironique retour des choses, c’est le colonisé qui, maintenant, affirme que le colonialiste ne comprend que la force. Le régime colonial tire sa légitimité de la force et à aucun moment n’essaie de ruser avec cette nature des choses. Chaque statue, celle de Faidherbe ou de Lyautey, de Bugeaud ou du sergent Blandan, tous ces conquistadors juchés sur le sol colonial n’arrêtent pas de signifier une seule et même chose : « Nous sommes ici par la force des baïonnettes… » On complète aisément. Pendant la phase insurrectionnelle, chaque colon raisonne à partir d’une arithmétique précise. Cette logique n’étonne pas les autres colons mais il est important de dire qu’elle n’étonne pas non plus les colonisés. Et d’abord, l’affirmation de principe : « C’est eux ou nous » ne constitue pas un paradoxe, puisque le colonialisme, avons-nous vu, est justement l’organisation d’un monde manichéiste, d’un monde compartimenté. Et quand, préconisant des moyens précis, le colon demande à chaque représentant de la minorité qui opprime de descendre 30 ou 100 ou 200 indigènes, il s’aperçoit que personne n’est indigné et qu’à l’extrême tout le problème et de savoir si on peut faire ça d’un seul coup ou par étapes.

Ce raisonnement qui prévoit très arithmétiquement la disparition du peuple colonisé ne bouleverse pas le colonisé d’indignation morale. Il a toujours su que ses rencontres avec le colon se dérouleraient dans un champ clos. Aussi le colonisé ne perd-il pas son temps en lamentations et ne cherche-t-il presque jamais à ce qu’on lui rende justice dans le cadre colonial. En fait, si l’argumentation du colon trouve le colonisé inébranlable, c’est que ce dernier a pratiquement posé le problème de sa libération en des termes identiques : « Constituons-nous en groupes de deux cents ou de cinq cents et que chaque groupe s’occupe d’un colon. » C’est dans cette disposition d’esprit réciproque que chacun des protagonistes commence la lutte.

Pour le colonisé, cette violence représente la praxis absolue. Aussi le militant est-il celui qui travaille. Les questions posées au militant par l’organisation portent la marque de cette vision des choses : « Où as-tu travaillé ? Avec qui ? Qu’as-tu fait ? » Le groupe exige que chaque individu réalise un acte irréversible. En Algérie, par exemple, où la presque totalité des hommes qui ont appelé le peuple à la lutte nationale étaient condamnés à mort ou recherchés Par la police française, la confiance était proportionnelle au caractère désespéré de chaque cas. Un nouveau militant était sûr quand il ne pouvait plus rentrer dans le système colonial. Ce mécanisme aurait, paraît-il, existé au Kenya chez les Mau-Mau qui exigeaient que chaque membre du [83] groupe frappât la victime. Chacun était donc personnellement responsable de la mort de cette victime. Travailler, c’est travailler à la mort du colon. La violence assumée permet à la fois aux égarés et aux proscrits du groupe de revenir, de retrouver leur place, de réintégrer. La violence est ainsi comprise comme la médiation royale. L’homme colonisé se libère dans et par la violence. Cette praxis illumine l’agent parce qu’elle lui indique les moyens et la fin. La poésie de Césaire prend dans la perspective précise de la violence une signification prophétique. Il est bon de rappeler l’une des pages les plus décisives de sa tragédie où le Rebelle (tiens !) s’explique :

LE REBELLE (dur)

Mon nom : offensé ; mon prénom : humilié ; mon état : révolté ; mon âge : l’âge de la pierre.

LA MÈRE

Ma race : la race humaine. Ma religion : la fraternité…

LE REBELLE

Ma race ; la race tombée. Ma religion… mais ce n’est pas vous qui la préparerez avec votre désarmement… c’est moi avec ma révolte et mes pauvres poings serrés et ma tête hirsute.

(Très calme.)

Je me souviens d’un jour de novembre ; il n’avait pas six mois et le maître est entré dans la case fuligineuse comme une lune rousse, et il tâtait ses petits membres musclés, c’était un très bon maître, il promenait d’une caresse ses doigts gros sur son petit visage plein de fossettes. Ses yeux bleus riaient et sa bouche le taquinait de choses sucrées : ce sera une bonne pièce, dit-il en me regardant, et il disait d’autres choses aimables, le maître, qu’il fallait s’y prendre très tôt, que ce n’était pas trop de vingt ans pour faire un bon chrétien et un bon esclave, bon sujet et bien dévoué, un bon garde-chiourme de commandeur, oeil vif et le bras ferme. Et cet homme spéculait sur le berceau de mon fils un berceau de garde-chiourme. Nous rampâmes coutelas au poing…

LA MÈRE

Hélas tu mourras.

LE REBELLE

Tué… je l’ai tué de mes propres mains… Oui : de mort féconde et plantureuse… c’était la nuit. Nous rampâmes parmi les cannes à sucre. Les coutelas riaient aux étoiles, mais on se moquait des étoiles. Les cannes à sucre nous balafraient le visage de ruisseaux de lames vertes.

LA MÈRE

J’avais rêvé d’un fils pour fermer les yeux de sa mère.

LE REBELLE

J’ai choisi d’ouvrir sur un autre soleil les yeux de mon fils.

LA MÈRE

…O mon fils… de mort mauvaise et pernicieuse.

LE REBELLE

Mère, de mort vivace et somptueuse.

LA MÈRE

pour avoir trop haï

LE REBELLE

pour avoir trop aimé.

LA MÈRE

Épargne-moi, j’étouffe de tes liens. Je saigne de tes blessures.

LE REBELLE

Et le monde ne m’épargne pas… Il n’y a pas dans le monde un pauvre type lynché, un pauvre homme torturé, en qui je ne sois assassiné et humilié.

LA MÈRE

Dieu du ciel, délivre-le.

LE REBELLE

Mon cœur tu ne me délivreras pas de mes souvenirs… C’était un soir de novembre…

Et subitement des clameurs éclairèrent le silence,

Nous avions bondi, nous, les esclaves ; nous, le fumier : nous, les bêtes au sabot de patience.

Nous courions comme des forcenés ; les coups de feu éclatèrent… Nous frappions. La sueur et le sang nous faisaient une fraîcheur. Nous frappions parmi les cris et les cris devinrent plus stridents et une grande clameur s’éleva vers l’est, c’étaient les communs qui brûlaient et la flamme flaqua douce sur nos joues.

Alors ce fut l’assaut donné à la maison du maître.

On tirait des fenêtres.

Nous forçâmes les portes.

La chambre du maître était grande ouverte. La chambre du maître était brillamment éclairée, et le maître était là très calme… et les nôtres s’arrêtèrent… c’était le maître… J’entrai. C’est toi, me dit-il, très calme… C’était moi, c’était bien moi, lui disais-je, le bon esclave, le fidèle esclave, l’esclave esclave, et soudain ses yeux furent deux ravets apeurés les jours de pluie… je frappai, le sang gicla : c’est le seul baptême dont je me souvienne aujourd’hui[1].

On comprend que dans cette atmosphère la quotidienneté devienne tout simplement impossible. On ne peut plus être fellah, souteneur ou alcoolique comme avant. La violence du régime colonial et la contre-violence du colonisé s’équilibrent et se répondent dans une homogénéité réciproque extraordinaire. Ce règne de la violence sera d’autant plus terrible que le peuplement métropolitain sera important. Le développement de la violence au sein du peuple colonisé sera proportionnel à la violence exercée par le régime colonial contesté. Les gouvernements métropolitains sont dans la première phase de cette période insurrectionnelle, esclaves des colons. Ces colons menacent à la fois les colonisés et leurs gouvernements. Ils utiliseront contre les uns et les autres les mêmes méthodes. L’assassinat du maire d’Évian, dans son mécanisme et ses motivations, s’identifie à l’assassinat d’Ali Boumendjel. Pour les colons, l’alternative n’est pas entre une Algérie algérienne et une Algérie française mais entre une Algérie indépendante et une Algérie coloniale. Tout le reste est littérature ou tentative de trahison. La logique du colon est implacable et l’on n’est désarçonné par la contre-logique déchiffrée dans la conduite du colonisé que dans la mesure où l’on n’a pas préalablement mis au jour les mécanismes de pensée du colon. Dès lors que le colonisé choisit la contreviolence, les représailles policières appellent mécaniquement les représailles des forces nationales. Il n’y a pas cependant équivalence des résultats, car les mitraillages par avion ou les canonnades de la flotte dépassent en horreur et en importance les réponses du colonisé. Ce va-et-vient de la terreur démystifie définitivement les plus aliénés des colonisés. Ils constatent en effet sur le terrain que tous les discours sur l’égalité de la personne humaine entassés les uns sur les autres ne masquent pas cette banalité qui veut que les sept Français tués ou blessés au col de Sakamody soulèvent l’indignation des consciences civilisées tandis que « comptent pour du beurre » la mise à sac des douars Guergour, de la dechra Djerah, le massacre des populations qui avaient précisément motivé l’embuscade. Terreur, contre-terreur, violence, contre-violence… Voilà ce qu’enregistrent dans l’amertume les observateurs quand ils décrivent le cercle de la haine, si manifeste et si tenace en Algérie.

Dans les luttes armées, il y a ce qu’on pourrait appeler le point de non-retour. C’est presque toujours la répression énorme englobant tous les secteurs du peuple colonisé qui le réalise. Ce point fut atteint en Algérie en 1955 avec les 12 000 victimes de Philippeville et en 1956 avec l’installation par Lacoste des milices urbaines et rurales. Alors il devint clair pour tout le monde et même pour les colons que « ça ne pouvait plus recommencer » comme avant. Toutefois, le peuple colonisé ne tient pas de comptabilité. Il enregistre les vides énormes faits dans ses rangs comme une sorte de mal nécessaire. Puisque aussi bien il a décidé de répondre par la violence, il en admet toutes les conséquences. Seulement il exige qu’on ne lui demande pas non plus de tenir de comptabilité pour les autres. À la formule « Tous les indigènes sont pareils », le colonisé répond : « Tous les colons sont pareils. » Le colonisé, quand on le torture, qu’on lui tue sa femme ou qu’on la viole, ne va se plaindre à personne. Le gouvernement qui opprime pourra bien nommer chaque jour des commissions d’enquête et d’information. Aux yeux du colonisé, ces commissions n’existent pas. Et, de fait, bientôt sept ans de crimes en Algérie et pas un Français qui ait été traduit devant une cour de justice française pour le meurtre d’un Algérien. En Indochine, à Madagascar, aux colonies, l’indigène a toujours su qu’il n’y avait rien à attendre de l’autre bord. Le travail du colon est de rendre impossibles jusqu’aux rêves de liberté du colonisé. Le travail du colonisé est d’imaginer toutes les combinaisons éventuelles pour anéantir le colon. Sur le plan du raisonnement, le manichéisme du colon produit un manichéisme du colonisé. À la théorie de « l’indigène mal absolu » répond la théorie du « colon mal absolu. »

 

[1] Aimé Césaire, Les Armes miraculeuses (Et les chiens se taisaient), Gallimard, p. 133 à 137.

De colons à Indigènes

Cette bande-dessinée de Solomon Brager a initialement été publiée par Jewish Currents, le 13 octobre 2021, et traduite de l’anglais par des membres du collectif juif décolonial Tsedek!.

Le sionisme, qu’il soit de tendance messianique ou libérale, a toujours reposé sur l’affirmation que les Juif·ves sont les véritables souverain·es de la Terre d’Israël, «de retour» chez elles et eux après un exil de 2000 ans. Cette idée a été, et est utilisée, afin de justifier l’instauration d’un régime suprémaciste juif en Palestine. Elle fait de la dépossession des Palestinien·nes, par laquelle le sionisme se concrétise, une condition de l’émancipation des Juif·ves. En creux, elle fait des Palestinien·nes les véritables colons de la Palestine, car si les Juif·ves y sont sur leur terre, et si la création d’Israël est le résulat d’un projet de décolonisation, que sont les Palestinien·nes si ce n’est des étranger·es, des envahisseur·ses ? Pour comprendre comment cette formidable inversion s’est construite, notamment dans des espaces qui se revendiquent de l’antiracisme et de la lutte contre l’antisémitisme, nous publions avec son autorisation la traduction d’une bande-dessinée de l’historien et illustrateur Solomon Brager. Si l’histoire de la racialisation des Juif·ves états-unien·nes ou de leur dilution dans la blanchité diffère de celle des Juif·ves français·es, marquée par la Shoah et la colonisation du Maghreb, nous jugeons néanmoins qu’elle permet d’éclairer notre contexte, et de nous armer face à ceux qui à gauche drapent un discours de guerre dans une rhétorique de paix. (Collectif Tsedek!)

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De colons a indigenes – page par page

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Le mur d’acier (les arabes et nous)

Texte brochuré par des copaines de Lyon sur la question palestinienne depuis le 7 octobre 2023.

Contact: sumud69@protonmail.com

 

Vladimir Jabotinski est une sorte de père spirituel de la droite israélienne et l’une des plus importantes figures du sionisme. Il a fondé le Parti révisionniste en 1925, dont le Likoud est l ’héritier direct. Il avait pour secrétaire Bension Nethanyahou, le père de l’actuel premier ministre israélien.

Le 4 novembre 1923 (il y a tout juste cent ans) Jabotinski publiait ce texte édifiant, étonnant de clarté et d’honnêteté quant à la vérité du projet sioniste. Il nous semble qu’il doit être lu et diff usé massivement aujourd’hui, notamment parce qu’il bat en brèche une série d’idées fausses et très répandues sur la façon dont a pu s’imposer ce qui s’appelle aujourd’hui « État d’Israël ». L’auteur ne laisse aucun doute sur les intentions du sionisme dès cette époque. Il le formule explicitement comme un projet de colonisation et de spoliation, comparable aux autres entreprises coloniales européennes. Certains passages sont en contradiction flagrante avec le récit hégémonique israélien, de droite comme de gauche, tel qu’il s’impose encore aujourd’hui en France et en Occident. C’est peut-être pour cette raison que « Le mur de fer » était, jusqu’à il y a peu, assez diffi cile à trouver sur Internet… Il fut publié pour la première fois en russe sous le titre « O Zheleznoi Stene in Rassvyet », puis en anglais dans le Jewish Herald (Afrique du Sud) du 26 novembre 1937. Une édition française est parue en 2022, à l ’initiative de l ’essayiste néo-conservateur Pierre Lurçat qui a dirigé la branche étudiante du Betar (mouvement de jeunesse de la droite sioniste, fondé par Jabotinski, et dont la branche française a commis de nombreuses agressions racistes (allant jusqu’à des appels au « meurtre des Arabes ») contre des personnes accusées d’antisionisme ou de soutien à la Palestine. Par ailleurs, le titre est tragiquement prémonitoire, quand on pense au mur de séparation érigé par le gouvernement Sharon en Cisjordanie, à celui qui entoure la bande de Gaza depuis 2021 (qui n’a pas empêché pour autant l’attaque du 7 octobre 2023) mais aussi à tous les murs, matériels ou immatériels, qui morcellent la Palestine et font le quotidien de la vie sous occupation israélienne.

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Le Hamas veut parler au nom des Palestinien.nes

Texte brochuré par des copaines de Lyon sur la question palestinienne depuis le 7 octobre 2023.

Contact: sumud69@protonmail.com

La chercheuse Leila Surat retrace, dans une tribune au « Monde », l’évolution du mouvement depuis 2013, notamment depuis l’arrivée au pouvoir de Yahya Sinwar en 2017, qui a fait taire les voix dissidentes à Gaza et modifié la stratégie du groupe pour épouser un environnement palestinien prêt à se soulever.

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