Introduction de la revue Écologie & Politique – Écologies politiques depuis les Outre-mer , dossier coordonné par Malcom Ferdinand et Mélissa Manglou.
Comment penser l’écologie politique depuis les Outre-mer français ? Ces dernières années ont vu émerger dans l’espace médiatique de la France hexagonale, un ensemble d’enjeux et de conflits environnementaux se déroulant dans ces territoires. Des oppositions aux différents projets de « Montagne d’or » en Guyane aux mobilisations contre la pollution au chlordécone aux Antilles (Martinique et Guadeloupe), en passant par les quêtes de justice des Polynésiens face aux conséquences des essais nucléaires et la construction d’un incinérateur à La Réunion, les sujets sont nombreux. Pourtant, ces articles de presse rappellent aussi la marginalisation de ces territoires dans l’imaginaire national français, l’ignorance de leurs sociétés au-delà des clichés exotisants ou catastrophistes, et l’invisibilisation de leurs longues histoires de luttes écologistes. L’intensité de la crise sanitaire liée à la pandémie de la Covid-19 dans les Outre-mer, dont la quatrième vague en Martinique, en Guadeloupe et en Polynésie est sans précédent sur le territoire national, rappelle les conséquences mortelles des inégalités de ressources et d’infrastructures dans ces territoires. Ce texte est l’introduction du dossier de la revue Écologie & Politique qui rassemble des contributions sur quelques-uns des grands enjeux des écologies politiques dans les territoires dits d’« outre-mer».
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Les outre-mer à l’ombre de l’écologie politique française et de l’imaginaire national
Penser l’écologie depuis les Outre-mer français suppose d’abord de se confronter à cette marginalisation. Le constat est sans appel. L’écologie politique « française », ses partis, ses institutions, ses penseurs et contributions théoriques se sont historiquement développés dans un mélange d’ignorance, d’invisibilisation et parfois de condescendance à l’égard des Outre-mer. Un exemple récent parmi tant d’autres concerne la « vague verte » des élections municipales françaises de 2020. Au sein des articles de presse déclamant les noms des villes remportées par Les Verts, Lyon, Strasbourg, Poitiers, Annecy, Besançon, Tours, Colombes, Marseille ou encore Paris, une ville semble oubliée au milieu de cette vague : Pointe-à-Pitre, la « capitale » de la Guadeloupe. Quand bien même elle serait mentionnée, bien peu de cas est fait de la victoire de l’équipe d’Harry Durimel.
Au niveau de la production littéraire, scientifique et académique, la marginalisation des Outre-mer se fait sentir non pas dans les études de cas – abondantes dans les travaux en sciences de la vie et de la Terre – mais dans la considération de ces sociétés, espaces, histoires et traditions comme porteurs de savoirs, de conceptualisations, comme centres depuis lesquels la Terre et le monde sont pensés. Il reste encore possible, en 2019, de publier des livres ayant pour titre L’écologie politique en France sans une seule mention des Outre-mer, et surtout, sans que cette absence ne constitue un problème . Dans les 535 pages des actes du colloque intitulé à dessein Penser l’Anthropocène qui s’est tenu en 2015 à Paris, pas une seule fois le mot « Outre-mer » n’apparaît. Cela est d’autant plus étonnant qu’il existe une importante littérature sur les écologies de ces territoires produite par des écrivains comme Édouard Glissant, Maryse Condé, Aimé Césaire, Patrick Chamoiseau, Chantal Spitz, Titaua Peu, par des chercheurs et enseignants-chercheurs au sein des universités locales, en particulier dans le champ de l’écocritique postcoloniale, mais aussi par des militants écologistes. Les Outre-mer peuvent-ils parler au sein du récit de l’Anthropocène ? Il semblerait que l’« Anthropocène », cette ère géologique nouvelle où les humains incarneraient une force majeure des destructions des écosystèmes, se raconte en France sans les Outremer. Telle est l’une des manifestations de la double fracture coloniale et environnementale de la modernité pointée dans l’ouvrage Une écologie décoloniale. Ce constat n’est pas une condamnation morale ni un procès d’intention aux nombreux contributeurs et contributrices aux pensées et théories de l’écologie en France. Les chercheurs et chercheuses ultramarines héritent aussi de ces contributions – quoique de manière critique. Mais c’est précisément parce qu’il ne s’agit pas d’intentions de quelques individus qu’il y va d’un problème structurel de l’écologie politique en France, touchant tant aux associations et structures politiques qu’à la production de connaissances.
La marginalisation des Outre-mer dans l’imaginaire national comporte aussi l’inconvénient de masquer certaines frontières par rapport à d’autres, et par conséquent de masquer certaines relations. Contrairement aux Allemands, aux Suisses, aux Espagnols ou Italiens, les Brésiliens, les Surinamiens, les Comoriens, les Vanuatais, les Fidjiens ne sont pas perçus comme des voisins de la France avec qui la Terre est habitée. Tel est le message envoyé par les autorités françaises à Mayotte dans les traitements souvent déshumanisants infligés aux Comoriens à travers les politiques de « décasage ». Tels sont les enjeux des immigrations brésilienne et surinamienne en Guyane, et haïtienne en Guadeloupe et en Martinique. Penser l’écologie depuis les Outre-mer suppose de penser l’écologie au mitan de ces frontières géographiques et politiques où, suivant le fétichisme de bouts de papiers collés entre eux, est violemment décidé qui a droit à une vie digne, à la reconnaissance d’une commune humanité, et qui est déshumanisé et rejeté par-dessus bord du navire-monde.
Cette habitude de l’absence des Outre-mer est inconséquente pour au moins deux raisons. D’abord, en marginalisant au sein des arènes écologistes les Outre-mer et par là les histoires coloniales de la France et du monde, on oublie que l’écologie doit beaucoup à ce que Richard Grove a appelé, non sans euphémisme, « la rencontre européenne avec les tropiques ». La décimation irréversible de certains écosystèmes insulaires par l’exploitation coloniale européenne dans les îles Canaries, à Maurice et à Sainte-Hélène fut l’occasion de prises de conscience pour des scientifiques et des administrateurs de ces colonies . Les premières politiques de protection de l’environnement servirent alors à protéger les intérêts économiques et politiques établis comme celles mises en place par Pierre Poivre à l’île Maurice au xviiie siècle ou par John Muir aux États-Unis au xixe siècle, ou encore servirent à légitimer l’expansion coloniale à l’instar de la colonisation française du Maghreb au début du xixe siècle . On s’empêche alors de penser les articulations nécessaires entre dégradation de l’environnement, colonisation, racisme, esclavage et capitalisme, comme bien d’autres l’ont déjà proposé dont Carolyn Merchant, Terry Jones et plus généralement le courant de la justice environnementale. C’est en réponse à cette absence que se font entendre des propositions d’écologie décoloniale.
Par ailleurs, cette absence se révèle aussi inconséquente au vu de l’importance écologique de ces territoires. Les Outre-mer représentent 97 % de l’espace maritime français et 10 % des récifs coralliens de la planète, et abritent 97 % des 20 000 espèces endémiques recensées en France. Plus encore, situés dans les latitudes tropicales, ces territoires, leurs habitants humains et non humains, sont particulièrement exposés et vulnérables aux conséquences du réchauffement climatique, en particulier la montée des eaux. L’inconséquence persiste dès lors que ce contenu écologique des Outre-mer continue à être présenté comme un ensemble de trophées environnementaux exotiques de la « France » sans pour autant reconnaître les voix et les dignités de celles et ceux qui habitent ces terres et ces mers. Malgré cette importance écologique, cette commune citoyenneté et ces histoires multiséculaires qui lient ces trois océans à l’Hexagone, il faut bien constater que les treize territoires des Outre-mer français et leurs habitants perdurent à l’ombre de l’imaginaire politique de la France. Ceux-ci n’apparaissent à l’écran des habitants de l’Hexagone qu’en cas de mouvement social majeur, d’alerte sur une prétendue criminalité hors norme ou lors de catastrophes environnementales à l’image des cyclones Irma et Maria de 2017. Ce sont pourtant d’autres voix et genèses du souci écologique, d’autres conceptualisations, d’autres pensées et donc d’autres acteurs de l’écologie politique française et du monde qui restent assignés à l’ombre.
Par-delà cette inconséquence politique et scientifique, l’absence des Outre-mer de l’écologie française témoigne surtout de la prégnance d’un imaginaire national de la France qui glisse sous le tapis son passé colonial, esclavagiste et impérial, c’est-à-dire ces histoires dont les Outre-mer et leurs habitants constituent les témoins vivants. Vue sous cet angle, l’écologie politique ne ferait pas exception dans un climat général où les universitaires, collectifs et associations qui abordent les questions décoloniales ou l’antiracisme sont présentés comme des menaces à la République. Certaines associations écologistes et certains journalistes voient même la critique décoloniale comme un obstacle à la mobilisation écologiste. Or, la nécessaire reconnaissance des Outre-mer, de leurs habitants, de leurs acteurs tout autant que de leurs écosystèmes, dessine une autre proposition : on ne saurait penser l’écologie française de manière cohérente et proposer des politiques adéquates face aux enjeux écologiques sans un changement radical d’imaginaire de la France, ni sans une refonte collective de son récit national au sein de l’« Anthropocène ».
C’est dans cette perspective que nous avons proposé un dossier à une revue historique dans l’Hexagone, non spécialiste des Outre-mer, marquant une étape dans une approche décentrée de l’écologie en France. Rappelons aussitôt qu’il serait illusoire d’imaginer qu’un seul numéro d’une seule revue suffirait à pallier une absence de plusieurs décennies et conduirait à une décolonisation en acte de la question écologique en France, ou même permettrait d’aborder en profondeur tous les enjeux et pensées écologiques des Outre-mer. Il s’agit néanmoins d’un point de départ d’un chemin qu’entend suivre l’Observatoire Terre-Monde
Que sont les outre-mer ?
Si le terme « outre-mer » ne porte pas la marque du pluriel, il s’agit bien d’une pluralité de territoires, de sociétés, de langues, d’écosystèmes, de climats et de statuts. Les Outre-mer français sont composés de treize territoires répartis dans trois océans et comportant au moins 2,4 millions de citoyens français. Du côté de l’Atlantique, on trouve la Guyane sur le continent sud-américain, la Martinique, la Guadeloupe, Saint-Barthélemy et Saint-Martin dans le bassin caribéen, et Saint-Pierre-et-Miquelon au large du Canada. L’océan Indien abrite La Réunion et Mayotte tandis que la Polynésie, la Nouvelle-Calédonie et Wallis-et-Futuna se trouvent dans l’océan Pacifique. S’ajoutent aussi les territoires inhabités que sont les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF), dont la Terre-Adélie dans l’Antarctique et Clipperton dans le Pacifique. Si tous ces territoires font partie de la France et leurs habitants y sont français au même titre que ceux de l’Hexagone, on note des différences statutaires définies par la Constitution française. D’un côté, les départements et régions d’outre-mer ou DROM (Martinique, Guadeloupe, Mayotte, La Réunion et Guyane), dont les statuts sont définis par l’article 73 de la Constitution et répondent au principe d’identité législative. Cela signifie que « les lois et règlements y sont applicables de plein droit », bien que des adaptations peuvent être prévues dans certains cas. Au niveau européen, et depuis le traité de Maastricht de 1992, les DROM sont reconnus comme des parties intégrantes de l’Union européenne, désignées « régions ultrapériphériques ». Il en résulte que l’acquis communautaire, les lois, obligations et traités rassemblant les États européens sont aussi applicables dans ces territoires. Ils font partie du marché unique européen en utilisant l’euro comme monnaie et élisent des représentants au Parlement européen. Cependant, ils ne font pas partie de l’espace Schengen.
D’un autre côté se trouvent les collectivités d’outre-mer ou COM (Saint Barthélemy, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon, La Polynésie, Walliset-Futuna) dont les statuts sont définis par l’article 74 de la Constitution et répondent au principe d’un régime législatif spécial « qui tient compte des intérêts propres de chacune d’elles au sein de la République ». Cela signifie qu’en dehors de certains domaines (la nationalité, les droits civiques, les libertés publiques, l’État et la capacité des personnes, la justice, le droit pénal, la politique étrangère, la défense, la sécurité et l’ordre public), la monnaie, le crédit et les changes ainsi que le droit électoral, les lois et les règlements nationaux n’y sont pas appliqués systématiquement. Ces territoires bénéficient d’une certaine autonomie concernant par exemple la fiscalité ou les réglementations liées à l’usage des produits phytosanitaires. Il en va de même dans les rapports avec l’Union européenne. Depuis le traité de Rome de 1957, les COM sont désignées comme des « pays et territoires d’outre-mer ». Bien que ces territoires fassent partie d’États membres de l’Union européenne, les COM ne font pas partie de l’Union européenne. L’acquis communautaire ne s’y applique pas. Néanmoins, leurs citoyens sont des citoyens européens qui peuvent aussi élire des représentants au Parlement européen. Bien que les lois européennes ne s’appliquent pas aux COM, elles restent applicables aux personnes, aux citoyens français résidant dans les COM. La Nouvelle-Calédonie a, quant à elle, un statut particulier défini par l’ensemble du titre 13 de la Constitution, car elle est engagée dans un processus d’indépendance. Un troisième référendum prévu par l’accord de Nouméa (1998) se tiendra le 12 décembre 2021.
Les Outre-mer français constituent encore aujourd’hui des territoires marginalisés socialement et politiquement. À l’éloignement géographique des centres de l’Hexagone (près de 8 000 kilomètres pour les Antilles et la Guyane, plus de 15 000 kilomètres pour la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie) s’ajoutent des conditions sociales et des infrastructures bien en deçà des moyennes de l’Hexagone avec notamment des taux de chômage deux à trois fois plus élevés, des difficultés d’accès à l’eau et des services de santé débordés. La loi relative à « l’égalité réelle outre-mer » adoptée en 2017 part du constat que la promesse d’égalité énoncée lors de la départementalisation de 1946 n’a pas été « réellement » tenue.
L’écologie depuis les outre-mer : quelques pistes
Nous souhaitons mettre à l’ordre du jour un chantier d’enquêtes sur les écologies politiques des Outre-mer. Par-delà l’élargissement des différentes conceptualisations politiques de l’écologie proposées en France hexagonale aux régions d’outre-mer, il s’agit d’un déplacement, celui d’étudier les manières dont sont formulés les enjeux écologiques depuis les Outre-mer, leurs histoires environnementales et leurs réalités socio-économiques et politiques. Il ne s’agit pas ici uniquement de penser le territoire national français depuis les Outre-mer. Il s’agit bel et bien de penser l’écologie à l’horizon du monde, du vivant, de la Terre entière et de ses différents habitants humains ou non humains à partir des Outre-mer. Tel est le déplacement que nous souhaitons proposer, illustré graphiquement par la carte de l’Observatoire Terre-Monde réalisée par Aude Chesnay. À travers la pluralité et diversité de territoires, nous identifions trois des traits structurants des enjeux auxquels les écologies politiques sont confrontées aujourd’hui : le Plantationocène, la non-souveraineté et les expositions aux catastrophes environnementales et aux changements globaux.
Du Plantationocène : une longue histoire d’exploitation coloniale et capitaliste
L’un des traits structurants des Outre-mer est la longue histoire d’exploitation coloniale et capitaliste des écosystèmes et des humains et non-humains dont les buts principaux furent d’approvisionner la métropole coloniale en denrées prisées et d’enrichir certaines entreprises. Nous parlons de traits structurants, car ces exploitations et dominations des peuples autochtones ont littéralement structuré tant la construction des paysages des Outre-mer que les relations sociales et politiques et les différents régimes juridiques (indigénat, Code noir, etc.). De la déforestation et l’exploitation des terres pour des plantations de canne à sucre et de café aux Antilles et à La Réunion à l’extraction des minerais en Guyane et en Nouvelle-Calédonie, de la traite négrière transatlantique et de l’esclavage colonial à l’engagisme et au travail forcé en passant par les déplacements forcés de populations, ces territoires portent encore les traces de ces exploitations et dominations. C’est bien sur le fond de cet habiter colonial, cette manière coloniale d’habiter la Terre et de se rapporter au vivant, qu’un ensemble de problèmes écologiques contemporains se poursuivent. Si les plantations des xviie et xviiie siècles des Antilles ne sont plus les mêmes, la plantation comme modèle agricole principal se maintient à travers la production de la banane et de la canne à sucre. L’exploitation du nickel initiée durant la colonisation façonne encore l’économie de la NouvelleCalédonie. Quelle écologie proposer aujourd’hui en Polynésie dans le sillage de l’imposition coloniale de quarante années d’essais nucléaires (atmosphériques et souterrains) à Mururoa et Fangatofa qui ont contaminé une partie de la population et détruit des écosystèmes entiers ? Penser l’écologie depuis les Outre-mer implique donc une pensée de la vie, du monde et de la Terre dans les ruines de ces dominations coloniales et capitalistes subies par des peuples entiers et qui se poursuivent encore sous d’autres formes.
C’est la raison pour laquelle certains concepts tels que celui d’Anthropocène apparaissent complètement inopérants depuis les Outre-mer, particulièrement au regard de la responsabilité historique des destructions des écosystèmes. Contrairement à Paul Crutzen qui voit dans ce concept l’avènement d’une « espèce humaine » tout entière responsable des changements globaux, depuis les Outre-mer, cet « Anthropos » est bel et bien incarné par les acteurs des colonisations européennes. Il s’agit alors de décentrer le regard occidental de l’écologie mainstream et de reproblématiser la question des responsabilités. C’est bien au profit d’une minorité dominante que se sont structurés les systèmes d’exploitation des ressources naturelles dont nous héritons. Des terminologies alternatives ont été proposées pour requalifier les responsabilités engagées dans ce concept d’Anthropocène, comme les termes de Capitalocène, de Plantationocène, voire de Négrocène. Nous retenons comme creuset le concept de Plantationocène, qui qualifie l’ensemble des systèmes d’exploitation des ressources naturelles et humaines instaurés pendant la colonisation au profit d’une minorité puissante et aux dépens de la majorité de leurs habitants, humains et non humains, et de leur biosphère. Qu’il s’agisse des plantations de canne à sucre à La Réunion, des bananeraies aux Antilles ou des mines de nickel en Nouvelle-Calédonie, le modèle de la plantation extractiviste a guidé la constitution des paysages humains et non humains des Outre-mer.
Les écologies politiques des Outre-mer prennent aussi naissance au sein de sociétés postcoloniales et post-esclavagistes. Les termes « postcolonial », « subalterne » ou encore « décolonial » sont des concepts développés depuis plusieurs décennies ayant pour point commun d’interroger la façon dont les histoires coloniales du monde continuent d’influer sur les relations entre anciens colons et colonisés à travers les représentations, les rapports de pouvoir et les manières d’habiter la Terre bien au-delà des décolonisations du xxe siècle. Ici, nous ne faisons que rappeler ce fait : les Outre-mer d’aujourd’hui sont aux prises avec leur héritage colonial. Outre les traces de ces histoires violentes qui ont configuré les paysages et les métabolismes des économies de ces territoires – d’où le Plantationocène –, penser l’écologie au sortir de la colonisation et de l’esclavage signifie une confrontation inévitable avec ces legs de la colonisation et de l’esclavage, véritables traumas structurels dans les manières dont les autochtones tels que les Amérindiens ou les Bushinengués de Guyane et les Kanaks de Nouvelle-Calédonie, les Mahorais de Mayotte, les Maoris de Polynésie, les transbordés esclavisés de la Martinique, la Guadeloupe et La Réunion font société et se rapportent à leurs terres. Des vols coloniaux de terres au déni de justice relative aux crimes coloniaux, en passant par l’expérience d’une « citoyenneté entièrement à part », les écologies politiques ultramarines ne peuvent faire l’économie d’un ébranlement des fondations coloniales de leurs sociétés et plus largement du monde. Comment donc les porteurs de revendications écologistes des Outre-mer – associations locales ou internationales, agences de l’État, élus – négocient-ils les enjeux écologiques locaux et globaux avec ce passé qui ne passe pas ? Par ses refus académiques et politiciens de considérer ces questions postcoloniales ou décoloniales, la France hexagonale fait figure d’exception au sein des anciens empire coloniaux. Pourtant, par leur simple présence, les Outremer rappellent la nécessité de décentrer la construction des savoirs, y compris sur l’écologie, en écoutant celles et ceux qui ont survécu aux colonisations.
Écologie et non-souveraineté
Les écologies politiques des Outre-mer se déploient au sein de territoires non souverains et administrés, à divers degrés par un gouvernement et un État perçus comme lointain. Cette non-souveraineté structure les approches politiques des enjeux écologiques par au moins deux aspects. D’un côté, la non-souveraineté dans le cadre de sociétés postcoloniales et post-esclavagistes s’accompagne d’un ensemble de rapports ambivalents entre les administrés et l’État. Persistent des méfiances vis-à-vis d’agents et de services de l’État, le doute d’une attitude coloniale où chaque faute devient la vérification d’une décolonisation qui n’aurait pas été réellement accomplie. Aux Antilles, à La Réunion ou encore à Mayotte, ces méfiances se superposent aussi à une ligne de couleur où les représentants de l’État, singulièrement les préfets, sont presque systématiquement blancs face à des populations majoritairement non blanches. D’un autre côté, la non-souveraineté repose à de nouveaux frais la question du rapport entre écologie et politique. La souveraineté politique garantirait-elle une mise en place plus effective et plus proche des acteurs locaux d’une préservation efficace des écosystèmes, une politique agricole à rebours des monocultures capitalistes d’exportation et en faveur du bien-être animal ? Ou au contraire, les maintiens ou intégrations de ces anciennes colonies au sein de l’ensemble républicain de leur ancienne métropole impériale ont-ils permis la mise en place de meilleurs politiques écologistes ?
Au vu de ces cinquante dernières années, deux remarques s’imposent. D’une part, l’assimilation des anciens territoires dans la République française n’a pas été un rempart suffisant contre la mise en place de systèmes capitalistes et extractivistes miniers comme en Guyane et en NouvelleCalédonie, contre une agriculture intensive adossée à une non-souveraineté alimentaire structurelle et une pollution chimique des écosystèmes comme en Guadeloupe, en Martinique et à La Réunion, ou contre la transformation de ces terres, ces mers, leurs écosystèmes et leurs habitants en sujets d’expérimentation comme dans le cas des essais nucléaires de Polynésie. D’autre part, ces ravages écologiques se sont déroulés et se déroulent encore dans le cadre d’un déni structurel de démocratie environnementale où les habitants se retrouvent, bon gré mal gré, exclus des décisions qui ont trait aux manières d’habiter leur terre. Les Antillais n’ont pas choisi d’utiliser du chlordécone et de se trouver aujourd’hui, pour plus de 90 % de la population, avec une molécule cancérigène et perturbatrice endocrinienne dans leur corps. Ici, la défense de l’environnement et de la santé publique passe par des revendications de justice et démocratie environnementales qui prennent des allures de politiques décoloniales. Qui décide de l’environnement, de la terre et de la mer dans les Outremer ? Qui peut participer à ces décisions ? Comme ailleurs en France, on constate une justice à deux poids deux mesures. Comment faire sens de ce qu’une contamination durable, généralisée et délétère depuis plus de cinquante ans n’ait suscité aucune condamnation (personne morale ou physique), mais que dès lors que de jeunes militants dénoncent cet état, ils et elles sont condamnés à de la prison ferme ? Telles sont quelques-unes des questions dont les écologies politiques des Outre-mer n’ont pas le luxe de pouvoir oublier.
Vulnérabilité accrue aux pollutions et aux changements climatiques
Les Outre-mer, ce sont également des écosystèmes exceptionnels et divers qui accueillent 80 % de la biodiversité française, parmi lesquels l’un des quinze derniers grands massifs de forêt primaire équatoriale en Guyane, la seconde plus grande barrière récifale au monde en Nouvelle-Calédonie, 20 % des atolls de la planète en Polynésie française, mais également la mangrove en Martinique, le lagon de Mayotte, les cirques et les hauts de l’île de La Réunion. La troisième caractéristique des écologies politiques des Outre-mer tient à leur vulnérabilité aux différentes dégradations de l’environnement et perturbations climatiques. Cette vulnérabilité n’est pas naturelle, contrairement aux images catastrophistes montrées chaque année à la télévision, mais bien le résultat d’une longue construction sociale et politique. Deux ensembles de facteurs sont à l’œuvre. D’un côté, cette vulnérabilité découle de leurs situations sociales inquiétantes avec par exemple des taux de chômage deux à trois fois supérieurs à l’Hexagone (25 % en Guadeloupe, 35 % à Mayotte), des taux de pauvreté importants (39 % à La Réunion et 77 % à Mayotte en 2018 ), un coût du panier alimentaire étant entre 37 % et 46 % plus cher dans les DROM que dans l’Hexagone, mais aussi une absence notoire de souveraineté alimentaire due à une dépendance excessive à l’importation. La Martinique et la Guadeloupe sont capables d’exporter chaque année des centaines de milliers de tonnes de bananes vers la France hexagonale et l’Europe, mais peinent à nourrir les habitants des Outre-mer. Dans une étude récente, le Global Footprint Network estime que l’empreinte écologique de La Réunion excède sa biocapacité de 2580 %, la classant à la triste place de troisième territoire déficitaire au monde en termes de biocapacité. D’un autre côté, situés principalement dans les latitudes tropicales, plusieurs de ces territoires sont exposés de manière directe aux changements climatiques à travers les phénomènes d’élévation du niveau de la mer, de blanchissement du corail et d’intensification d’événements climatiques extrêmes comme les cyclones. Leurs positions relativement aux failles tectoniques ajoutent aussi le risque accru des tremblements de terre et d’éruption volcanique. Les maladies à transmission vectorielle telles que le chikungunya, le zika ou la dengue qui entraînent des épidémies régulières constituent par ailleurs une difficulté sociale et médicale supplémentaire. En 2021, La Réunion se retrouve confrontée à la fois à une épidémie de dengue et à la pandémie mondiale de la Covid-19. Déjà exposée à la pollution de l’air par les sables du Sahara, la Martinique fut également affectée par les cendres de l’éruption du volcan de Saint-Vincent – elle-même étant une île volcanique. De même, Mayotte fait face à un enfoncement d’une partie de l’île du fait de la naissance d’un volcan au large de l’île. La conjonction de ces deux facteurs se manifeste chaque année à la saison cyclonique aux Antilles. Des sociétés qui font reposer leur modèle d’économie agricole sur la résistance d’une herbe géante – le bananier n’est pas un arbre – à des vents annuels de plus de 200 kilomètres à l’heure. L’entêtement à préserver un habiter colonial, une production agricole faisant partie intégrante de la non-souveraineté alimentaire des Antillais, fait face à des cyclones dont l’intensité augmente en raison du changement climatique. Et chaque année, l’appel régulier au secours des fonds publics ne fait que renforcer l’idée perfide que sans « la France », il ne serait pas possible d’exister et de prendre part au monde, c’est-à-dire l’idée qu’il n’est pas possible de faire autrement.
Pourtant, c’est précisément cet autre monde possible que n’ont cessé de rappeler des milliers de militants écologistes des Outre-mer, d’associations, de paysans et d’agriculteurs faisant de l’agriculture biologique, de la permaculture ou de l’agroécologie depuis plus de cinquante ans, se confrontant tant à la spoliation de leur milieu de vie, aux persistances des attitudes coloniales qu’au déni de démocratie. C’est aussi le travail des artistes, écrivains, universitaires et leaders politiques qui ont contribué à panser les dignités blessées, à alerter sur les écosystèmes en péril et à dessiner l’horizon d’un monde possible depuis ces espaces, encore présentés comme les autres d’un centre éloigné. Ce sont également ces jeunes générations à l’image de la mobilisation des militants anti-chlordécone en Martinique qui osent défier la répression policière et raciste, comme le fait le jeune Keziah Nussier, pour rappeler à tous que cet état de fait est anormal et injuste. Ce premier pas est un hommage aux victimes de la contamination de l’environnement par les pesticides, de la pollution des mines, de la radioactivité des essais nucléaires tout autant que des injustices sociales. Il est aussi et surtout une célébration du courage de ces pionniers que nous tentons à notre tour de partager.