L’héritage de l’esclavage: éléments pour une autre approche de la condition de la femme

Texte extrait du livre Femmes, Race et Classe de Angela Davis initialement publié en 1961 et republié aux éditions Zulma en 2022.

Dans ce court extrait, l’autrice met en avant la condition particulière de la femme noire sous l’esclavage et ses possibles conséquences jusqu’à aujourd’hui, sur le rapport au travail domestique et professionel ou encore sur la possibilité de fonder un foyer.

« La mobilisation et l’engagement des femmes pour l’abolition de l’esclavage, la fin de la ségrégation ou les droits civiques – et la part qu’y ont prise les femmes noires – ont été déterminants. Au coeur de cette histoire transparaissent des contradictions encore à l’oeuvre aujourd’hui. Du XIXe siècle à nos jours aux États-Unis, Angela Davis décortique les intérêts confl ictuels et convergents des grands mouvements de libération et d’émancipation. Elle montre comment le patriarcat, le racisme et le capitalisme ont divisé des causes qui auraient pu être communes. » (4eme de couverture)

 

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ll s’est souvent trouvé des gens pour affirmer avec les propriétaires d’esclaves que la famille noire présentait unestructure matrilocale. L’état civil des plantations omettait le nom du père et n’enregistrait que celui de la mère, et danstout le Sud, la législation adopta le principe du « Partus sequitur ventrem » (l’enfant suit la mère). Telle était la volonté des propriétaires, pères de nombreux esclaves. Mais ces lois régissaient-elles également les rapports entre les esclaves ? La plupart des historiens et des sociologues admettent que le refus du maître à reconnaître sa progéniture a provoqué la création d’un ordre matriarcal par les esclaves eux-mêmes.

Une célèbre étude gouvernementale, connue sous le nom de «rapport Moynihan », fut consacrée à la «famille noire» en 1965. Elle affirmait que cette prétendue structure matriarcale justifiait les récents problèmes économiques et sociaux des Noirs.

« En substance, déclarait Daniel Moynihan, on a imposé à la communauté noire une structure matriarcale quila met en marge de la société américaine, qui freine sérieusement l’évolution du groupe et écrase l’homme noir. Cette situation rejaillit sur la plupart des femmes noires. »

D’après cette thèse, l’oppression puiserait sa source au-delà de la discrimination raciale et de ses conséquences (chômage, mauvaises conditions de logement, inefficacité de l’éducation et insuffisance de l’aide médicale). Elle dériveraitd’un  » problème pathologique  » lié à l’absence de suprématie masculine ! La conclusion controversée du rapport Moynihan constituait un appel à l’autorité patriarcale (c’est-à-dire à la suprématie masculine !) dans la famille noire et toute la communauté. Un des défenseurs « libéraux » de Moynihan, le sociologue Lee Rainwater, prit position contre les solutions préconisées dans ce rapport  Rainwater proposa des emplois, le relèvement des salaires et d’autres réformes économiques; il alla même jusqu’à encourager les revendications sociales et les manifestations de soutien aux droits civiques. Pourtant,comme la plupart des sociologues blancs – imités en cela par quelques Noirs-, il reprit à son compte la théorie de l’esclavage destructeur de la famille noire. En conclusion, celle-ci se serait « construite autour de la mère» en privilégiant la relation mère-enfant et aurait «distendu ses liens avec I’homme ».

Aujourd’hui, dit-il, «les hommes n’ont pas souvent de vrai foyer, ils rompent facilement leurs attaches familiales ou sexuelles. Ils vivent dans des habitations délabrées ou dans des meublés; ils passent leur temps dans les bureaux de bienfaisance et refusent d’entrer véritablement dans les seuls “foyers » qu’ils possèdent: celui de leur mère ou de leur amie. »

Ni Moynihan ni Rainwater n’ont inventé la théorie de la décadence interne de la famille esclave. On la doit à E. Franklin Frazier, célèbre sociologue noir des annees 1930 dans The Negro Family, ouvrage publié en 1939. Frazier décrit de manière spectaculaire l’effroyable traumatisme de l’esclavage pour le peuple noir; mais il sous-estime sa résistance en face des inconvénients de ses conséquences sociales. Il se leurre également sur l’esprit d’indépendance et d’autonomie que les femmes noires ont nécessairement acquis. Ainsi, il déplore que « les nécessités économiques et la tradition n’aient jamais conditionné la femme noire à accepter l’autorité masculine ».

La controverse suscitée par le rapport Moynihan et les doutes émis par son auteur sur la thèse de Frazier ont conduit Herbert Gutman à entreprendre certaines recherches sur la famille esclave. Environ dix ans plus tard, en 1976, il publiaun ouvrage remarquable, The Black Family in Slavery and Freedom. L’enquête de Gutman révèle l’existence d’une famille prospère et florissante par des documents authentiques. Il ne découvrit pas L’horrible cellule matriarcale, mais une famille unie, avec une femme, un mari, des enfants et souvent d’autres membres, ainsi qu’un parent adoptif.

S’opposant aux conclusions économétriques hasardeuses de Fogel et Engerman, convaincus que l’esclavage n’avait pratiquement pas affecté les familles, Gutman affirme qu’un grand nombre d’entre elles ont été démantelées. Ce démembrement, causé par la vente indifférenciée du mari, de la femme ou des enfants, porte la terrifiante marque de I’esclavage nord-américain. Par ailleurs, Gutman souligne que les liens d’amour et d’amitié, les affinités culturelles qui régissent les rapports familiaux et surtout le désir irrépressible de cohésion, ont permis à la famille de survivre à cette violence dévastatrices.

S’appuyant sur des lettres, des documents (comme les états civils des naissances, retrouvés dans les plantations avec mention du nom des parents) Gutman démontre que les esclaves se conformaient fidèlement aux lois de la famille et que ces mêmes lois différaient de celles des familles blanches. Les mariages tabou, l’attribution des noms et les meurs sexuelles – qui concernaient incidemment les relations extraconjugales – séparaient les esclaves de leurs maîtres.En essayant quotidiennement de sauvegarder l’autonomie de leur vie familiale, les esclaves faisaient preuve de dons extraordinaires et parvenaient à humaniser un environnement étudié pour les transformer en sous-hommes.

« Tous les jours, les choix des esclaves (engagement marital à long terme, acceptation ou refus du nom paternel pour un enfant, mariage avec une femme dont les enfants ne portaient pas le nom paternel, attribution à un nouveau-né du nom du père, d’une tante, d’un oncle ou d’un grand-parent, divorce en cas de mariage manqué) respectaient les apparences tout en niant la pratique de l’idéologie dominante qui faisait de I’esclave un éternel « enfant » ou un « sauvage » réprimé [..]. Les structures et les liens familiaux, la nature des communautés élargies qui se développaient depuis ces liens originels montraient aux enfants que leurs parents n’étaient pas considérés comme des êtres humains. »

Malheureusement, Gutman n’a pas essayé d’analyser le rôle des femmes dans la famille esclave. En démontrant qu’il existait une vie familiale complexe où chacun avait sa place, Gutman a sapé l’un des principaux fondements de la théorie matriarcale. Mais il n’a pas réfuté nommément l’autre these qui affirme l’existence d’une famille bicéphale et la domination de la femme noire sur son mari. Par ailleurs, comme le confirment ses propres recherches, la vie sociale des esclaves était calquée sur la famille. Le rôle des femmes à l’intérieur de la famille déterminait largement leur statut social dans la communauté.

La plupart des universitaires prétendent que la vie familiale des esclaves mettait la femme en position de supériorité, même lorsque le père était présent. Pour Stanley Elkins, le rôle de la mère « était beaucoup plus important que celui du père. Elle contrôlait la vie familiale, l’entretien de la maison. la préparation des repas et l’éducation des enfants, que les maîtres laissaient à la charge de la famille esclave ». L’emploi systématique du terme «boy » pour désigner I’esclave, exprimait, selon Elkins, I’incapacité du maître à assumer ses responsabilités paternelles. Kenneth Stamp pousse encore ce raisonnement :

« Dans sa structure type, la famille esclave était matriarcale, car le rôle de la mère était beaucoup plus important que celui du père. Dans sa sphère d’influence, toute famille supposait des responsabilités qui étaient traditionnellement l’apanage des femmes: le ménage, les repas, la couture et l’éducation des enfants. Le mari était tout au plus l’auxiliaire de sa femme, son compagnon et son partenaire sexuel. On le considérait souvent comme le bien de son épouse (le Tom de Mary), au même titre que la case où vivait la famille ».

Il est vrai que la vie domestique prenait une place trop grande dans la vie sociale des esclaves, car c’était la seule dimension humaine qui leur fût accordée. Ainsi, contrairement aux femmes blanches, les femmes noires n’étaient pas infériorisées par les tâches domestiques. Sans doute cela tient-il aussi au fait qu’elles travaillaient autant que leur mari. On ne pouvait les considérer comme de simples « ménagères ». En déduire qu’elles dominaient leur mari est pourtant une déformation de la réalité.

Dans l’essai que j’ai écrit en 1971  avec le peu de moyens dont je disposais dans ma cellule, j’ai défini ainsi la fonction domestique de l’esclave:

« Obsédée par I’idée de subvenir aux besoins des hommes et des enfants de son entourage [..], elle accomplissait le seul travail communautaire que l’oppresseur ne pouvait directement s’approprier. Elle ne trouvait aucune compensation à son travail dans les champs : il n’etait pas utile aux esclaves. Seul le travail domestique avait un sens pour le groupe […] C’est précisément en accomplissant ces corvées qui sont depuis longtemps l’expression de l’infériorité féminine dans la société que la femme noire enchainée a progressé vers une certaine autonomie réservée à son usage et à celui des hommes. Alors qu’elle était particulièrement opprimée en tant que femme, elle devint le centre de la communauté esclave. Elle jouait donc un rôle essentiel dans la survie du groupe. »

Depuis, j’ai compris que le caractère particulier du travail domestique et sa position centrale pour les hommes et les femmes asservis dépassaient le cadre des activités exclusivement féminines. Les hommes avaient d’importantes responsabilités domestiques et n’étaient donc pas, comme le veut Kenneth Stampp, de simples auxiliaires. Tandis que les femmes faisaient la cuisine ou cousaient par exemple, les hommes cultivaient le jardin (ignames, mais, ou autres légumes) et chassaient (le gibier, les lapins et les opossum complétaient agréablement un régime peu varié). Ce partage des travaux domestiques ne semble pas pas hiérarchisé: les tâches accomplies par les hommes n’étaient ni supérieures, ni inférieures à celles des femmes. Elles étaient toutes nécessaires. Selon toute vraisemblance, cette division du travail n’était pas très rigoureuse car il arrivait aux hommes de travailler dans la case, lorsque les femmes s’occupaient du jardin et se joignaient parfois aux chasseurs.

L’égalité des sexes était un élément essentiel de la vie domestique chez les esclaves. Le travail qui profitait aux serviteurs et non à la gloire du maître s’accomplissait de manière indifférenciée. Dans les limites de la famille et de la vie communautaire, les Noirs réussirent une chose prodigieuse. Ils transformèrent l’égalité «négative », née d’une égalité dans l’oppression, en égalitarisme positif dans leurs rapports sociaux.Quoique l’argument majeur d’Eugène Genovese dans Roll, Jordan, Roll soit contestable (selon lui, les Noirs acceptaient le paternalisme lié à l’esclavage), il présente une analyse succincte mais pénétrante de leur vie familiale.

« L’histoire des femmes mariées mérite qu’on s’y arrête. Il serait faux d’affirmer que l’homme n’était qu’un invité dans la maison. Un examen de la situation réelle des maris et des pères révèle la complexité étonnante de leurs rapportsavec les femmes; l’attitude de ces dernières devant le travail ménager (la cuisine en particulier) et devant leur propre féminité contredit la croyance populaire. En effet, il est généralement admis que les femmes causent inconsciemment la ruine de leur mari en régnant sur leur maison, en protégeant leurs enfants et en s’arrogeant des responsabilités masculines. »

Bien qu’on puisse le soupçonner de phallocratie quand il affirme que la condition masculine et féminine repose surun concept immuable, il reconnaît clairement que «ce qui est généralement défini comme un pouvoir féminin débilitant ressemble davantage à une égalité sexuelle inconnue des Blancs et peut-être même des Noirs de la génération d’après-guerre».Le point le plus intéressant que Genovese ait soulevé sans le developper montre comment les femmes ont souventdéfendu leur mari contre un système qui tentait de les avilir. Nombre d’entre elles, peut-être la majorité, dit-il, ont compris qu’en rabaissant les hommes, on les humiliait aussi. De plus, « elles voulaient que leurs fils deviennent des hommes et savaient parfaitement qu’il leur fallait l’exemple d’un homme fort pour réussir ».

Leurs garçons avaient besoin de modèles masculins forts, et leurs filles de modèles féminins forts.

Si les femmes noires portaient le terrible poids de l’égalité dans l’oppression, si elles jouissaient de l’égalité chez elles, elles la revendiquaient aussi en défiant I’institution inhumaine de l’esclavage. Elles résistaient aux agressions sexuelles des Blancs, défendaient leur famille et participaient aux grèves et aux révoltes. Comme le souligne Herbert Aptheker dans un ouvrage d’avant-garde, American Negro Slave Revolts, elles empoisonnaient leur maître, commettaient des actes de sabotage et, comme leur mari, rejoignaient des communautés marronnes pour s’enfuir vers le Nord et la liberté. Elles ont raconté à quelles brimades Ies soumettaient les gardiens ; on peut donc savoir que celle qui acceptait passivement son sort d’esclave était l’exception et non la règle.