Texte extrait du livre Les damnés de la terre de Frantz Fanon, initialement paru en 1961 et republié en 2002 aux éditions la Découverte.
Frantz Fanon se rend en Algérie à partir de 1954 où il soutient la résistance nationaliste en tant que psychiatre. Il écrit donc Les damnés de la terre en pleine guerre d’Algérie pour dénoncer et rendre visible les effets psychologiques du processus de colonisation sur le colonisé et le colon lui-même.
Dans le premier chapitre intitulé « De la violence » dont est extrait ce texte, Fanon décrit comment le niveau de violence dans les colonies est fixé par le colon. Selon lui, le colonisé, aussi bien que le colon, sait que le langage de la violence est le seul qui puisse faire bouger les choses : « Aux colonies, les hécatombes […] indiquent qu’entre oppresseurs et opprimés tout se résout par la force » (p. 71). Il ne faudrait pas y voir une glorification de la violence pour autant car Fanon prend soin de rappeler combien la lutte pour la survie est destructrice pour la conscience du colonisé tout au long de son livre (c’est d’ailleurs l’objet du chapitre 5 « Guerre coloniale et trouble mentaux »). Ce texte est une description de la manière dont les relations entre le colon et le colonisé sont structurées par la violence inscrite dans le processus (dé)colonial.
Version page par page :
Frantz Fanon – De la violence (page par page)
Version livret :
Frantz Fanon – De la violence (livret)
Version à lire en ligne :
Mais revenons au combat singulier du colonisé et du colon. Il s’agit, on le voit, de la lutte armée franche. Les exemples historiques sont : l’Indochine, l’Indonésie, et, bien sûr, l’Afrique du Nord. Mais ce qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est qu’elle aurait pu éclater n’importe où, en Guinée comme en Somalie, et encore aujourd’hui elle peut éclater partout où le colonialisme entend encore durer, en Angola par exemple. L’existence de la lutte armée indique que le peuple décide de ne faire confiance qu’aux moyens violents. Lui à qui on n’a jamais cessé de dire qu’il ne comprenait que le langage de la force, décide de s’exprimer par la force. En fait, depuis toujours, le colon lui a signifié le chemin qui devait être le sien, s’il voulait se libérer. L’argument que choisit le colonisé lui a été indiqué par le colon et, par un ironique retour des choses, c’est le colonisé qui, maintenant, affirme que le colonialiste ne comprend que la force. Le régime colonial tire sa légitimité de la force et à aucun moment n’essaie de ruser avec cette nature des choses. Chaque statue, celle de Faidherbe ou de Lyautey, de Bugeaud ou du sergent Blandan, tous ces conquistadors juchés sur le sol colonial n’arrêtent pas de signifier une seule et même chose : « Nous sommes ici par la force des baïonnettes… » On complète aisément. Pendant la phase insurrectionnelle, chaque colon raisonne à partir d’une arithmétique précise. Cette logique n’étonne pas les autres colons mais il est important de dire qu’elle n’étonne pas non plus les colonisés. Et d’abord, l’affirmation de principe : « C’est eux ou nous » ne constitue pas un paradoxe, puisque le colonialisme, avons-nous vu, est justement l’organisation d’un monde manichéiste, d’un monde compartimenté. Et quand, préconisant des moyens précis, le colon demande à chaque représentant de la minorité qui opprime de descendre 30 ou 100 ou 200 indigènes, il s’aperçoit que personne n’est indigné et qu’à l’extrême tout le problème et de savoir si on peut faire ça d’un seul coup ou par étapes.
Ce raisonnement qui prévoit très arithmétiquement la disparition du peuple colonisé ne bouleverse pas le colonisé d’indignation morale. Il a toujours su que ses rencontres avec le colon se dérouleraient dans un champ clos. Aussi le colonisé ne perd-il pas son temps en lamentations et ne cherche-t-il presque jamais à ce qu’on lui rende justice dans le cadre colonial. En fait, si l’argumentation du colon trouve le colonisé inébranlable, c’est que ce dernier a pratiquement posé le problème de sa libération en des termes identiques : « Constituons-nous en groupes de deux cents ou de cinq cents et que chaque groupe s’occupe d’un colon. » C’est dans cette disposition d’esprit réciproque que chacun des protagonistes commence la lutte.
Pour le colonisé, cette violence représente la praxis absolue. Aussi le militant est-il celui qui travaille. Les questions posées au militant par l’organisation portent la marque de cette vision des choses : « Où as-tu travaillé ? Avec qui ? Qu’as-tu fait ? » Le groupe exige que chaque individu réalise un acte irréversible. En Algérie, par exemple, où la presque totalité des hommes qui ont appelé le peuple à la lutte nationale étaient condamnés à mort ou recherchés Par la police française, la confiance était proportionnelle au caractère désespéré de chaque cas. Un nouveau militant était sûr quand il ne pouvait plus rentrer dans le système colonial. Ce mécanisme aurait, paraît-il, existé au Kenya chez les Mau-Mau qui exigeaient que chaque membre du [83] groupe frappât la victime. Chacun était donc personnellement responsable de la mort de cette victime. Travailler, c’est travailler à la mort du colon. La violence assumée permet à la fois aux égarés et aux proscrits du groupe de revenir, de retrouver leur place, de réintégrer. La violence est ainsi comprise comme la médiation royale. L’homme colonisé se libère dans et par la violence. Cette praxis illumine l’agent parce qu’elle lui indique les moyens et la fin. La poésie de Césaire prend dans la perspective précise de la violence une signification prophétique. Il est bon de rappeler l’une des pages les plus décisives de sa tragédie où le Rebelle (tiens !) s’explique :
LE REBELLE (dur)
Mon nom : offensé ; mon prénom : humilié ; mon état : révolté ; mon âge : l’âge de la pierre.
LA MÈRE
Ma race : la race humaine. Ma religion : la fraternité…
LE REBELLE
Ma race ; la race tombée. Ma religion… mais ce n’est pas vous qui la préparerez avec votre désarmement… c’est moi avec ma révolte et mes pauvres poings serrés et ma tête hirsute.
(Très calme.)
Je me souviens d’un jour de novembre ; il n’avait pas six mois et le maître est entré dans la case fuligineuse comme une lune rousse, et il tâtait ses petits membres musclés, c’était un très bon maître, il promenait d’une caresse ses doigts gros sur son petit visage plein de fossettes. Ses yeux bleus riaient et sa bouche le taquinait de choses sucrées : ce sera une bonne pièce, dit-il en me regardant, et il disait d’autres choses aimables, le maître, qu’il fallait s’y prendre très tôt, que ce n’était pas trop de vingt ans pour faire un bon chrétien et un bon esclave, bon sujet et bien dévoué, un bon garde-chiourme de commandeur, oeil vif et le bras ferme. Et cet homme spéculait sur le berceau de mon fils un berceau de garde-chiourme. Nous rampâmes coutelas au poing…
LA MÈRE
Hélas tu mourras.
LE REBELLE
Tué… je l’ai tué de mes propres mains… Oui : de mort féconde et plantureuse… c’était la nuit. Nous rampâmes parmi les cannes à sucre. Les coutelas riaient aux étoiles, mais on se moquait des étoiles. Les cannes à sucre nous balafraient le visage de ruisseaux de lames vertes.
LA MÈRE
J’avais rêvé d’un fils pour fermer les yeux de sa mère.
LE REBELLE
J’ai choisi d’ouvrir sur un autre soleil les yeux de mon fils.
LA MÈRE
…O mon fils… de mort mauvaise et pernicieuse.
LE REBELLE
Mère, de mort vivace et somptueuse.
LA MÈRE
pour avoir trop haï
LE REBELLE
pour avoir trop aimé.
LA MÈRE
Épargne-moi, j’étouffe de tes liens. Je saigne de tes blessures.
LE REBELLE
Et le monde ne m’épargne pas… Il n’y a pas dans le monde un pauvre type lynché, un pauvre homme torturé, en qui je ne sois assassiné et humilié.
LA MÈRE
Dieu du ciel, délivre-le.
LE REBELLE
Mon cœur tu ne me délivreras pas de mes souvenirs… C’était un soir de novembre…
Et subitement des clameurs éclairèrent le silence,
Nous avions bondi, nous, les esclaves ; nous, le fumier : nous, les bêtes au sabot de patience.
Nous courions comme des forcenés ; les coups de feu éclatèrent… Nous frappions. La sueur et le sang nous faisaient une fraîcheur. Nous frappions parmi les cris et les cris devinrent plus stridents et une grande clameur s’éleva vers l’est, c’étaient les communs qui brûlaient et la flamme flaqua douce sur nos joues.
Alors ce fut l’assaut donné à la maison du maître.
On tirait des fenêtres.
Nous forçâmes les portes.
La chambre du maître était grande ouverte. La chambre du maître était brillamment éclairée, et le maître était là très calme… et les nôtres s’arrêtèrent… c’était le maître… J’entrai. C’est toi, me dit-il, très calme… C’était moi, c’était bien moi, lui disais-je, le bon esclave, le fidèle esclave, l’esclave esclave, et soudain ses yeux furent deux ravets apeurés les jours de pluie… je frappai, le sang gicla : c’est le seul baptême dont je me souvienne aujourd’hui[1].
–
On comprend que dans cette atmosphère la quotidienneté devienne tout simplement impossible. On ne peut plus être fellah, souteneur ou alcoolique comme avant. La violence du régime colonial et la contre-violence du colonisé s’équilibrent et se répondent dans une homogénéité réciproque extraordinaire. Ce règne de la violence sera d’autant plus terrible que le peuplement métropolitain sera important. Le développement de la violence au sein du peuple colonisé sera proportionnel à la violence exercée par le régime colonial contesté. Les gouvernements métropolitains sont dans la première phase de cette période insurrectionnelle, esclaves des colons. Ces colons menacent à la fois les colonisés et leurs gouvernements. Ils utiliseront contre les uns et les autres les mêmes méthodes. L’assassinat du maire d’Évian, dans son mécanisme et ses motivations, s’identifie à l’assassinat d’Ali Boumendjel. Pour les colons, l’alternative n’est pas entre une Algérie algérienne et une Algérie française mais entre une Algérie indépendante et une Algérie coloniale. Tout le reste est littérature ou tentative de trahison. La logique du colon est implacable et l’on n’est désarçonné par la contre-logique déchiffrée dans la conduite du colonisé que dans la mesure où l’on n’a pas préalablement mis au jour les mécanismes de pensée du colon. Dès lors que le colonisé choisit la contreviolence, les représailles policières appellent mécaniquement les représailles des forces nationales. Il n’y a pas cependant équivalence des résultats, car les mitraillages par avion ou les canonnades de la flotte dépassent en horreur et en importance les réponses du colonisé. Ce va-et-vient de la terreur démystifie définitivement les plus aliénés des colonisés. Ils constatent en effet sur le terrain que tous les discours sur l’égalité de la personne humaine entassés les uns sur les autres ne masquent pas cette banalité qui veut que les sept Français tués ou blessés au col de Sakamody soulèvent l’indignation des consciences civilisées tandis que « comptent pour du beurre » la mise à sac des douars Guergour, de la dechra Djerah, le massacre des populations qui avaient précisément motivé l’embuscade. Terreur, contre-terreur, violence, contre-violence… Voilà ce qu’enregistrent dans l’amertume les observateurs quand ils décrivent le cercle de la haine, si manifeste et si tenace en Algérie.
Dans les luttes armées, il y a ce qu’on pourrait appeler le point de non-retour. C’est presque toujours la répression énorme englobant tous les secteurs du peuple colonisé qui le réalise. Ce point fut atteint en Algérie en 1955 avec les 12 000 victimes de Philippeville et en 1956 avec l’installation par Lacoste des milices urbaines et rurales. Alors il devint clair pour tout le monde et même pour les colons que « ça ne pouvait plus recommencer » comme avant. Toutefois, le peuple colonisé ne tient pas de comptabilité. Il enregistre les vides énormes faits dans ses rangs comme une sorte de mal nécessaire. Puisque aussi bien il a décidé de répondre par la violence, il en admet toutes les conséquences. Seulement il exige qu’on ne lui demande pas non plus de tenir de comptabilité pour les autres. À la formule « Tous les indigènes sont pareils », le colonisé répond : « Tous les colons sont pareils. » Le colonisé, quand on le torture, qu’on lui tue sa femme ou qu’on la viole, ne va se plaindre à personne. Le gouvernement qui opprime pourra bien nommer chaque jour des commissions d’enquête et d’information. Aux yeux du colonisé, ces commissions n’existent pas. Et, de fait, bientôt sept ans de crimes en Algérie et pas un Français qui ait été traduit devant une cour de justice française pour le meurtre d’un Algérien. En Indochine, à Madagascar, aux colonies, l’indigène a toujours su qu’il n’y avait rien à attendre de l’autre bord. Le travail du colon est de rendre impossibles jusqu’aux rêves de liberté du colonisé. Le travail du colonisé est d’imaginer toutes les combinaisons éventuelles pour anéantir le colon. Sur le plan du raisonnement, le manichéisme du colon produit un manichéisme du colonisé. À la théorie de « l’indigène mal absolu » répond la théorie du « colon mal absolu. »
[1] Aimé Césaire, Les Armes miraculeuses (Et les chiens se taisaient), Gallimard, p. 133 à 137.