A propos de l’incommensurabilité

Texte extrait de, La décolonisation n’est pas une métaphore, de Eve Tuck et K. Wayne Yang, aux Editions Rot Bo Krik

Incommensurabilité: caractère de ce qui est si grand qu’il ne peut être mesuré.

4ème de couverture : 

Cet essai entend rappeler que la décolonisation, c’est la restitution aux autochtones de leurs vies et de leurs terres. Elle n’est pas la métaphore d’autre chose, quand bien même cette autre chose tendrait à améliorer nos sociétés. Les luttes pour la justice sociale, l’élaboration de méthodologies critiques ou le décentrement des perspectives coloniales, si importants soient-ils, ne convergent pas nécessairement avec le processus de décolonisation. Métaphoriser la décolonisation, c’est donner accès à toute une gamme d’esquives, ou « manœuvres de disculpation », qui permet souvent de se réconcilier avec la situation coloniale.

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Extrait à lire en ligne :

L’incommensurabilité, c’est la reconnaissance que la décolonisation nécessite de changer l’ordre du monde. Cela ne veut pas dire que les peuples autochtones ou noirs ou de couleur devront prendre des positions de domination par rapport aux colons blancs ; le but n’est pas d’échanger les rôles dans la triade coloniale et de repartir pour un tour de manège. Le but est de briser l’implacable structuration de la triade et de trouver le point de rupture et non de compromis. Briser la triade coloniale cela veut dire, très explicitement, restituer leurs terres aux tribus et nations autochtones souveraines, abolir l’esclavage sous ses formes contemporaines et démanteler la métropole impériale. La décolonisation « ici » est intimement liée à l’anti-impérialisme ailleurs. Cependant, les luttes décoloniales ici et là-bas ne sont ni parallèles, ni également en partage, ni n’apportent de conclusion nette aux préoccupations de toutes les personnes concernées – et surtout pas à celles des colons. La décolonisation n’est pas une équivoque des autres luttes anticoloniales. Elle est incommensurable. Tant de choses sont incommensurables, tant de chevauchements ne peuvent être figurés, ne peuvent être résolus. Tout autour du monde, le peuplement de colonialisme alimente l’impérialisme. Le pétrole est le moteur et le motif de guerre, comme le fut le sel, comme le sera l’eau. La souveraineté coloniale sur ces lopins de terre, d’air, d’eau est cela même qui rend ces impérialismes possibles. Leslie Marmon Silko nous rappelle que ce pollen jaune dans l’eau de la réserve de Laguna Pueblo au Nouveau- Mexique, c’est le même uranium qui, en deux éclairs, a anéanti plus de 200 000 étrangers. Ce même pollen jaune qui empoisonne la terre dont il provient. Utilisé dans une guerre qui emporta toute une génération de jeunes hommes. Silko fait parler son personnage Bétonie :

Il y a trente mille ans, ils n’étaient pas des étrangers. Vous avez vu ce que le mal a fait. Vous avez vu la sorcellerie croître jusqu’à prendre la taille même du monde. 

A Tucson, en Arizona, là où Silko vit, ses livres sont désormais interdits dans les écoles. Seuls peuvent être enseignés les ouvrages affirmant l’innocence et l’ingénuité des colons, et leur droit à l’Amérique.

Dans « No », sa réponse à l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis en 2003, la poétesse muskoke/ creek Joy Harjo écrit :

C’est moi que vous avez vue trembler de bravoure, un fusil estampillé par le gouvernement sur le dos. Je suis désolée de ne pas avoir pu vous saluer, comme vous le méritiez, mon parent.

Les Natifs américains ne s’enrôlent-ils pas plus que les autres dans l’armée ? demande le jeune homme du Vietnam. « Pays indien (Indian Country) est le terme qu’utilise et qu’utilisait l’armée américaine pour désigner un territoire ennemi » au Vietnam, en Afghanistan ou en Irak. Le premier président noir américain a déclaré sans sourciller: « Il y a eu un moment, autant que les gens soient partis, autant que nous ayons fait remonter tout le monde dans l’hélicoptère pour les faire rentrer à la base, où ils ont dit que Geronimo avait été tué, et Geronimo était le nom de code de Ben Laden. » Elmer Pratt, leader du Black Panther Party, emprisonné à tort pendant vingt-sept ans, vétéran du Vietnam, était lui aussi surnommé «Geronimo», Geronimo fut le surnom donné par les colons au guerrier apache Bedonkohe qui combattit l’expansion sur les terres tribales apaches des Mexicains puis des Américains. Le Colt 45 a certes été perfectionné pour tuer les autochtones durant la libération de ce qui devint les Philippines, mais il fut d’abord inventé pour les « guerres indiennes » en Amérique du Nord, tout comme le canon Hotchkiss – une mitrailleuse lourde. Les technologies de la guerre permanente menée par les colons servent ensuite pour les guerres étrangères, et cela comprend aussi les pensionnats, les écoles coloniales et les écoles en milieu urbain encadrées par des militaires.

Ces zones sont appelées pays indien à juste titre. L’idéologie du colonialisme de peuplement états-unien informa directement le colonialisme de peuplement australien. Les townships dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, les zones de tir (kill-zones) dans ce qui devint la colonie philippine, alors Etat-Nation, comme le morcèlement en damier avec checkpoints des terres palestiniennes, tout cela fut modelé sur la saisie des terres américaines et le confinement de corps « indiens » dans des réserves. La science raciale développée aux Etats-Unis (une science raciale coloniale de peuplement) servit de source au projet de pureté raciale de Hitler ( « Ce livre est ma bible » , disait-il de l’ouvrage The Passing of the Great Race de Madison Grant.) Une admiration parfois mutuelle, tant les médecins et administrateurs des programmes de stérilisations forcées d’une population principalement féminine, noire ou native, handicapée et ou pauvre, louaient l’eugénisme nazi – une loi de stérilisation (Sterilization Act) qui accompagna la loi sur l’intégrité raciale (Racial Integration Act) et « l’exception Pocahontas ».  Les stérilisations forcées ne devinrent illégales en Californie qu’en 1964. Les technologies de management du colonialisme de peuplement nord-américain ont fourni des outils aux colonialismes internes ailleurs.

De même pour les philosophies d’accaparement des terres (land-
grabbing) par l’Etat et les entreprises. La prévalence des perspectives d’un  « monde plat » indique combien la technologie a permis de diminuer l’importance des lieux et des frontières. Si les frontières des Etats-Unis sont plus prétendument devenues flexibles, simultanément la frontière physique est plus absolue et plus gardée. La frontière n’est plus une simple ligne suturant deux Etats-nations : les États-Unis contrôlent désormais leurs frontières à l’intérieur de leur territoire tout en exerçant leur souveraineté dans le monde entier. Le colonialisme de peuplement, tout comme la souveraineté, s’est ainsi étendu sous des formes partielles.

À la Nouvelle Orléans, le quartier de Lower Ninth Ward se trouve à la confluence des canaux du fleuve et des eaux du golfe du Mexique, et à l’intersection entre l’accaparement des terres et la servitude humaine. L’effondrement des digues a marqué la détérioration sélective des natifs-esclaves, une fois de plus à des fins de réinvasion, de réinstallation et de réimplantation. Le désastre naturalisé d’inondations dues à l’ouragan Katrina a fourni la couverture parfaite pour la spéculation foncière et l’amputation des personnes excédentaires. Ce qui ne peut être résorbé ne peut être incorporé (parce que les colons ne céderont pas LEURS ?? pour promouvoir l’abolition) et se traduit par des empilements de corps les uns sur les autres dans des logements sociaux et des prisons, dans des cellules, à l’écart du marché du travail mais donnant du travail à d’autres (personnels pénitentiaires) et rapportant de l’argent aux Etats – de véritables fermes humaines. Pour cela, il faut fabriquer du crime à des taux plus élevés que n’importe où ailleurs dans le monde. Dans L’Etat de Louisiane, une personne sur six est incarcérée, se qui constitue la quantité de personnes en cage la plus élevée par habitant, et fait de cet Etat la capitale carcérale des Etats-Unis et donc la capitale mondiale de l’incarcération.

Les deltas du Mississippi et de la Yazoo furent autrefois des terres si fertiles que l’on put les pressurer pour produire une quantité extraordinairement excédentaire  de coton, engendrant un esclavage de plantation d’une échelle exceptionnelle. Les planteurs vivaient dans des maisons semblables aux pyramides et l’esclavage y prit une forme extrême, même pour le sud des Etats-Unis, qui commença par l’asservissement des Chitimacha, des Chacta (Choctaw), des Natchez, des Chaoüacha, des Westo, des Yamasee, des Yuchi et des Tawasa, remplacés ensuite par des Ouest-Africains réduits en esclavage. Que l’on fit tous littéralement travailler à mort. L’endroit le plus sudiste de la terre était un lieu de terreur absolue pour les Noirs, même au regard du régime de l’esclavage (le pire lieu où l’on pouvait être vendu aussi, le lieu du non-retour, le lieu de la mort prématurée). Noirs et Natifs furent tout autant incités à attaquer et à asservir les tribus autochtones, pour monnayer leur propre liberté ou pour différer leur propre asservissement par les colons britanniques, français puis américains. L’abolition a ses incommensurabilités.

La ségrégation dans le delta est désormais pire que dans les années 1950, pendant l’ère Jim Crow. Un nombre croissant de villages ou townships sont paupérisés en conséquence de la mécanisation de l’agriculture et du pacte colonial fondamental qui maintient les Noirs sans terre. Quand la main-d’œuvre noire est désœuvrée, c’est la personne noire sous-jacente qui est excédentaire.

Angola Farm est peut-être le plus célèbre des deux pénitenciers d’Etat sur les rives du Mississippi. Cinq cents kilomètres en amont, dans le Delta supérieur, se trouve Parchmnent Farm. Dans les deux cas, celui de Parchment (pénitencier d’Etat du Mississippi) et celui d’Angola (pénitencier d’Etat de Louisiane), il s’agit d’anciennes plantations esclavagistes transformées en fermes de location de prisonniers (convict-leasing farms) dans l’immédiate après-guerre de Sécession, par la grâce de spéculateurs fonciers de génie reconvertis en directeurs de prison. Après la victoire des Nordistes qui abolit l’esclavage, l’ancien major confédéré Samuel Lawrence James obtint la concession du pénitencier d’Etat de Louisiane en 1869, puis acheta Angola Farm en 1880 pour y faire travailler ses esclaves.

Des cages sur roues. Pour faire travailler la terre à des personnes sans terre dont le crime était la mobilité sur une terre qu’elles ne possédaient pas. Le plus grand trafiquant d’êtres humains au monde n’est pas quelque triade secrète thaïlandaise, la mafia russe ou encore les passeurs chinois, non, c’est bien, au sein des Etats -Unis, L’Etat carcéral. On a parlé à juste titre de néo-esclavage à propos de cet Etat carcéral américain, précisément parce qu’il y est légal. Il ne s’agit pas simplement d’un produit du racisme exceptionnel des Etats-Unis ; son racisme est une fonction du mandat colonial qui fait de la terre et des personnes des propriétés.

Dans le Sud de l’avant-guerre de Sécession, les Codes noirs avaient rendu illégal le vagabondage – en d’autres termes le fait de ne pas avoir de terre -, en faisant de la possession d’un corps, pourtant dépossédé, un crime (la même logique ayant permis la capture l’emprisonnement et la mise au travail forcée de n’importe quel « Indien » de Californie par n’importe qui jusqu’en 1987, à partir d’une idéologie établissant que les « Indiens » étaient à la fois sans terre et comme une terre). Dennis Childs écrit que ce sont le navire esclavagiste et la plantation, et non le panoptique de Bentham tel que présenté par Foucault, qui servirent de référence spatiale, raciale et économique pour les modèles ultérieurs de travail forcé et d’entreposage d’êtres humains – pour le complexe industriel carcéral d’origine de l’Amérique.  En contexte de peuplement
colonial, géopolitique et biopolitique sont complètement entrelacées.

Si de plus en plus de prisons sont cotées en bourse, les Farms n’en sont pas pour autant des entreprises fondamentalement capitalistes ; en leur cœur, elles sont des institutions sous contrat colonial, comme les missions espagnoles, les pensionnats « indiens » et le système scolaire des ghettos. La mise en cage des corps noirs est financée par I’Etat, des terres sont concédées puis travaillées par la main-d’œuvre incarcérée pour générer des profits supplémentaires pour les propriétaires de prison. Néanmoins, dans le cadre du colonialisme de peuplement, l’objet principal de l’esclavage n’est pas le travail forcé, mais bien plutôt la gestion des populations excédentaires présentes sur les terres.

Aujourd’hui, 85% des personnes incarcérées à Angola y meurent.